8 Sur la voie du capitalisme



Les détenus exagéraient la notion de liberté réelle, ce qui est tellement naturel, tellement inhérent à tout détenu.

Fiodor DOSTOÏEVSKI.


Historien et contemporain du temps des contre-réformes, Anatole Leroy-Beaulieu compare deux événements concomitants : la libération des Noirs aux États-Unis et celle des paysans en Russie. « En Amérique, écrit-il, la libération des esclaves, achetée au prix d’une guerre meurtrière et conduite par la violence, sans arbitre ni pouvoir médiateur, a temporairement jeté l’ancien maître blanc aux pieds de l’affranchi noir, et établi au bord du golfe du Mexique, un état de choses presque aussi attristant, aussi périlleux, que l’esclavage même. » En Russie, au contraire, constate l’historien, « l’émancipation n’a amené aucune lutte de classes et il n’en pouvait sortir de luttes de races ; elle n’a engendré ni animosité ni rivalité, la paix sociale n’a pas été troublée, et cependant des deux pays, le plus satisfait, le plus content de son œuvre n’est peut-être pas l’empire du Nord ». Anatole Leroy-Beaulieu donne à l’insatisfaction générale qui règne dans « l’empire du Nord » presque la même explication que Dostoïevski, mais en mettant l’accent sur le caractère russe. Tout vient, pour lui, de « l’excès même des espérances qui, chez le Russe plus qu’en tout autre peuple, dépassent la réalité », de « l’ardeur des désirs, toujours trompés par la possession. Comme le serf ignorant, le politique et l’écrivain, le public et l’opinion avaient, eux aussi, nourri des illusions ».

La conclusion tirée par l’historien français s’applique à toute la période de l’après-réforme : « Les Russes cultivés avaient entrevu dans leurs songes un Éden terrestre presque aussi chimérique que l’Eldorado rêvé du moujik ; ils avaient vu une Russie libre, toute nouvelle, toute différente de la Russie du servage. Or, le changement n’a été ni aussi rapide, ni aussi profond qu’on l’avait présumé ; la métamorphose soudaine n’a pas eu lieu1. »

Ces observations reflètent parfaitement les tendances de la société russe dans les années 1880. Elle a vécu les années 1860, époque de rêves engendrés par les réformes, puis les années 1870, temps de terreur, à la fois effrayant et séduisant par la possibilité de changements radicaux. Les années 1880 s’ouvrent, elles, par des contre-réformes qui semblent justifier le mécontentement suscité par les grandes réformes d’Alexandre II : il apparaît en effet que tout dépend du bon vouloir ou du caprice de l’empereur. Hier les réformes, aujourd’hui les contre-réformes – tout est mouvant, instable, inauthentique.

Les contemporains, puis les historiens, parlent en chœur des années 1880 comme d’un temps « mort ». Alexandre Blok écrit : « En ces années lointaines, mortes, sommeil et ténèbres régnaient dans les cœurs : Pobiedonostsev sur la Russie étendait ses ailes de chouette2. »

La censure, la politique de répression, les contre-réformes n’expliquent pas totalement la vision négative des années 1880, d’autant qu’en dépit des obstacles créés par le gouvernement, les résultats des réformes se font sentir. Les activités du Zemstvo se développent, les tribunaux avec jury deviennent familiers, les avocats acquièrent une autorité, le réseau des écoles et bibliothèques populaires s’agrandit. Voyageant dans le nord de la Russie, l’Anglais D. Mackenzie Wallace découvre, à sa propre stupéfaction, l’Histoire de la civilisation en Angleterre de Buckle dans la maison d’un paysan. George Kennan décrit en détail les bibliothèques des exilés, qui, à côté des ouvrages russes, recèlent des œuvres d’auteurs français, anglais, américains, souvent traduites en russe (avec les coupures effectuées par la censure)3 .

Les années 1880 se caractérisent par la perte de toute grande idée, d’un but suprême à atteindre. Le populisme est épuisé. Le peuple, sur lequel l’intelligentsia révolutionnaire concentrait son action, refuse de la suivre. Il reste indifférent à ses appels du temps de l’« aller au peuple », condamne avec horreur l’assassinat de l’empereur qui, dans l’esprit des terroristes, devait donner le signal de la révolution. Effrayés par les événements du 1er mars 1881, les conservateurs rallient le camp du gouvernement, à la recherche d’une protection contre « les forces populaires élémentaires » qui continuent de faire peur, en dépit de leur loyauté confirmée de la façon la plus éclatante au temps où l’on traquait le tsar.

L’intrusion active du capitalisme en Russie dans les années 1880 devient un moyen de souder la société russe. Les occidentalistes, qui savent quelles inégalités sociales engendre le capitalisme, s’élèvent contre ce nouveau danger ; les slavophiles les imitent, y voyant une menace contre l’« esprit russe », le sens de la collectivité.

La société cultivée, l’élite intellectuelle rejettent le capitalisme en tant que civilisation « détruisant les idéaux agraires » pour des raisons éthiques – car il « anéantit l’intégrité et l’harmonie de la personne humaine » – mais aussi esthétiques. Connu pour sa fameuse recette : « Il faut geler la Russie afin qu’elle ne pourrisse pas », Constantin Leontiev (1831-1891) s’y oppose également, souhaitant que le « train furieux et tonitruant de l’Occident nous contourne, dans sa course vers l’abîme de l’anarchie sociale ». L’immense écrivain satirique Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine en est un autre adversaire. Un historien de la littérature fait ce constat : « S’il fallait nommer le pire réactionnaire de tous les écrivains russes de la deuxième moitié du XIXe siècle, il serait sans doute impossible de disputer cette place à Constantin Nikolaïevitch Leontiev4 ». Saltykov-Chtchedrine, lui, auteur de l’Histoire d’un ville et de Ces Messieurs Golovlev, récits satiriques, et rédacteur des Annales de la Patrie, se trouve au pôle opposé de l’éventail politique. Entre les deux, s’étend l’ensemble de la société russe qui, unanime, condamne, sur le plan idéologique, l’engagement de la Russie sur la voie du capitalisme.

Les voix qui s’élèvent timidement pour prôner la nécessité des « petits pas » et donnent la préférence au « mouvement progressif » plutôt qu’au « bond révolutionnaire » sont étouffées par la pire des accusations qui soient : celle d’être « petit-bourgeois ». Auteur, avant la révolution, d’une Histoire de la pensée sociale russe, Ivanov-Razoumnik est catégorique : « Les années 1880 ont érigé en principe l’autoperfectionnement, la théorie des petits pas et de l’action progressive, elles les ont posés en pierre d’angle, sombrant par là même dans la pire nuit petite-bourgeoise5. »

La petite-bourgeoisie (les mechtchanié), rappelons-le, avait été créée en 1775 par Catherine II, parmi les citadins qui, n’ayant pas cinq cents roubles de capital, ne pouvaient être inscrits au nombre des marchands. Au milieu du XIXe siècle, la notion de « petit-bourgeois » prend une coloration idéologique. Elle se définit, selon l’Encyclopédie soviétique, par « un horizon limité, une étroitesse de vues, une aspiration bourgeoise au bien-être individuel, un détachement des intérêts communs de la collectivité ». Le mot acquiert cette signification dans les années 1880. Dès cette époque, comme, par la suite, durant la période soviétique, on condamne les petits-bourgeois parce qu’ils ne veulent pas « faire la révolution ».

L’irruption du capitalisme dans les campagnes est accueillie avec hostilité par l’écrasante majorité de la paysannerie. Les paysans les plus actifs, énergiques, téméraires et entreprenants, s’enrichissent vite au détriment des autres villageois, ils s’intègrent à la classe des marchands, deviennent des capitalistes, suscitant par là même l’envie et la haine. On les affuble de surnoms méprisants : Koloupaïev, Razouvaïev (« l’Écorcheur », le « Faiseur de Gueux »), le mot « ploutocrate » est prononcé en accentuant la première syllabe, traduisant l’idée communément admise selon laquelle la richesse ne peut être atteinte que par la fourberie (en russe : ploutovstvo).

Dans les années 1990, la Russie, après avoir vécu la période de construction du socialisme, revient à l’édification du capitalisme. L’attitude négative de l’opinion à cet égard rappelle beaucoup les années 1880.

Le gouvernement d’Alexandre III a un programme de développement économique du pays. Il se donne pour tâche centrale de remettre de l’ordre dans les finances qui doivent garantir la protection et le contrôle de l’État. Les départements des chemins de fer, du commerce et de l’industrie sont soumis au ministre des Finances. Ce dernier détient ainsi toute l’économie du pays. Trois ministres vont diriger les finances sous le règne d’Alexandre III. Personnalités très différentes, d’opinions diverses, ils vont cependant tous mener la même politique.

En 1881, l’empereur nomme aux Finances un éminent économiste, Nikolaï Boungué, membre de l’Académie des sciences de Pétersbourg, recteur de l’université Saint-Vladimir de Kiev. Tandis que le gouvernement de Dmitri Tolstoï prépare et applique un programme de contre-réformes, le ministre des Finances entreprend des réformes. Il accorde une attention toute particulière à la fiscalité. L’oukaze de 1863, qui supprimait la capitation, n’était pas uniquement d’ordre financier : les paysans obtenaient la possibilité de détenir un passeport, d’échapper au système de « caution solidaire » régnant dans le mir. Nikolaï Boungué se fixe pour objectif un système d’imposition égalitaire. Il entreprend de l’instituer en fixant un impôt sur le capital en argent, en augmentant les taxes sur la terre et par d’autres mesures. Des organismes locaux à vocation financière – inspections des impôts – sont spécialement créés.

Pour faciliter les crédits, le ministre des Finances crée, nous l’avons dit, une Banque paysanne (1883) qui doit aider les paysans à racheter des terres, et une Banque de la Noblesse (1885) qui accorde des prêts très avantageux aux aristocrates.

La deuxième grande orientation de l’action de Nikolaï Boungué se traduit par des mesures visant à protéger l’industrie, en augmentant les tarifs douaniers. Les taxes douanières doivent, non seulement aider l’industrie russe, mais aussi être une source de revenus.

Enfin, Nikolaï Boungué entame une nouvelle politique d’État dans le domaine des chemins de fer. Dans les années 1860-1870, leur construction est anarchique, effectuée par d’innombrables entrepreneurs qui se font souvent mutuellement obstacle. En 1882, le ministère des Finances achète sur le compte du Trésor une première ligne de chemin de fer. L’État se met ensuite à racheter les lignes non rentables et à en construire de nouvelles.

Ivan Vychnegradski (1831-1895) prend la tête du ministère des Finances en 1882 et occupe ce poste jusqu’en 1889. Mathématicien connu, professeur à l’Institut polytechnique, Vychnegradski est en même temps le fondateur d’une série de sociétés par actions. Poursuivant la politique protectionniste de son prédécesseur – en soutenant l’industrie et en augmentant les tarifs douaniers –, le nouveau ministre des Finances s’attache essentiellement à remédier au déficit du budget et à consolider le rouble, en se fixant pour objectif de stabiliser le cours du rouble-papier – celui-ci équivalant aux deux tiers du rouble-or – et d’instaurer la parité de la monnaie.

Le renforcement des exportations de la denrée russe par excellence, le blé, permet à Ivan Vychnegradski d’obtenir une balance commerciale nettement excédentaire et d’augmenter fortement les réserves d’or, en achetant de ce précieux métal à l’étranger. La récolte catastrophique de 1891 porte un coup sérieux au système du ministre des Finances. Les paysans se trouvent dans l’incapacité de payer leurs impôts et le gouvernement se voit contraint de recourir à des mesures très dures pour recouvrer les arriérés, ce qui suscite le mécontentement croissant des campagnes. C’est le revers de la politique initiée par Vychnegradski. Ses aspects positifs sont l’absence de déficit et un rouble fort. Le ministre des Finances réussit à se faire consentir d’importants crédits à l’étranger. Pour la première fois, la Russie se tourne vers un nouveau marché financier : le marché français. C’est le signal d’un changement de la politique extérieure russe.

En 1885, Ivan Vychnegradski entreprend une réforme qui ne sera achevée qu’en 1902 : il introduit un monopole d’État sur la vodka. Le premier pas dans cette direction marque un changement des habitudes instaurées depuis des siècles. Pour commencer, le kabak (l’estaminet), qui ne vendait que de la vodka, est remplacé par le traktir ou la kortchma (l’auberge) où l’on peut accompagner la vodka de quelque nourriture. Ensuite, on autorise la vente de vodka au détail : jusqu’en 1895, on ne pourra l’acheter que par seaux, les bouteilles n’existant que pour les vins étrangers d’importation ; la Russie, alors, n’a pas une industrie du verre suffisamment développée. Le caractère radical des changements initiés explique que le passage à l’accise sur la vodka nécessite une longue période.

Sergueï Witte (1849-1915), qui succède à Vychnegradski, est, à la différence de ses prédécesseurs, un spécialiste des chemins de fer. Après des études à l’université d’Odessa, il commence sa carrière dans ce domaine. Alexandre III le remarque, alors que, responsable des chemins de fer du Sud-Ouest, il accompagne l’empereur durant ses voyages dans le sud. En 1888, Sergueï Witte attire l’attention du ministre des Voies de Communication, qui se trouve dans le train impérial, sur le fait que l’on transporte trop rapidement le souverain : un accident pourrait survenir. L’empereur, qui aime à se déplacer vite, se fâche : « J’ai voyagé sur d’autres lignes et personne n’a songé à limiter ma vitesse ; si l’on ne peut pas circuler chez vous, c’est tout bonnement parce que votre ligne est juive. » L’empereur, explique Witte, rappelait ainsi que le président de la société gérant cette voie était le juif Bloch6.

Witte reste néanmoins ferme sur ses positions. Sur une autre voie de chemin de fer, dont le responsable a moins d’audace, le train impérial déraille : seul un miracle sauve l’empereur et sa famille. Peu après l’accident, Sergueï Witte est nommé ministre des Voies de Communication et, quelques mois plus tard, ministre des Finances.

Reprenant, dans les grandes lignes, la politique financière de ses prédécesseurs, Witte abandonne toutefois les tendances économes de Vychnegradski, qu’il juge excessives. Non seulement, affirme le nouveau ministre, la politique financière ne doit pas perdre de vue les conséquences indésirables d’une modération trop grande dans la satisfaction des besoins croissants, mais il lui faut, au contraire, se donner pour tâche de concourir raisonnablement aux progrès économiques et au développement de la productivité du pays.

La politique de soutien au développement économique exige des moyens considérables. Witte note dans ses Mémoires qu’Alexandre III lui assigne d’emblée deux missions : achever la construction du transsibérien, en menant la voie jusqu’à Vladivostok ; instaurer un « monopole des boissons », autrement dit remettre aux mains de l’État tout le commerce de la vodka. L’empereur estime que cette second mesure réduira l’ivrognerie. Le monopole que Witte entreprend d’imposer sur l’alcool à toute la Russie, fournit une partie des moyens nécessaires à la construction intensive de voies ferrées.

Les prédécesseurs de Witte s’accordaient sur un point : les taxes douanières constituaient une importante source de revenus. À partir de 1891, Vychnegradski instituait un tarif douanier rigoureusement protectionniste. Le nouveau ministre des Finances déclenche une guerre des douanes contre l’Allemagne. Les relations entre la Russie et l’Allemagne sont alors à ce point excellentes que les deux pays n’ont pas même d’accords commerciaux. Mais quand les Allemands imposent des taxes douanières pour toutes les céréales et autres denrées agricoles, fixant simultanément deux tarifs – maximum/minimum –, les Russes se retrouvent dans une situation difficile. En l’absence d’accord de négoce, l’Allemagne leur applique en effet le tarif maximal. Contre l’avis de tous les autres ministres (hormis celui de la Guerre), Witte obtient d’Alexandre III l’autorisation d’appliquer un tarif douanier supérieur pour les produits allemands. Le calcul de Sergueï Witte est simple, comme il l’explique lui-même : une nation moins développée économiquement subit moins de pertes et de gêne dans une guerre des douanes, qu’une nation plus industrialisée, avec des relations économiques de haut niveau7. L’Allemagne accepte d’appliquer à la Russie un tarif extrêmement favorable : le premier accord de négoce est signé entre les deux pays, fixant toutes les relations économiques et commerciales.

La Russie d’Alexandre III appartient indubitablement au club très fermé des grandes puissances. Ses dimensions (elles s’agrandiront encore sous le règne de ce tsar épris de paix), sa population (de cent vingt-neuf millions de personnes selon le premier recensement général de 1897), en sont des preuves convaincantes. Dans la période qui suit les réformes, le pays se développe rapidement sur le plan industriel. Entre 1860 et 1913, l’augmentation de la production est de 5 % en moyenne, et dans les années 1890, elle atteint presque les 8 %. L’essor économique, fortement stimulé sous le règne d’Alexandre III, se poursuivra, à une cadence non moins rapide sous celui de son fils, Nicolas II. En 1914, la Russie sera la quatrième puissance industrielle, son commerce extérieur la placera au sixième rang mondial.

Les chiffres montrant le développement de l’économie russe à la fin du XIXe siècle sont impressionnants. Production de fonte : soixante-dix-neuf millions de tonnes en 1894, cent treize millions en 1898 ; extraction du pétrole à Bakou : deux cent quatre-vingt-dix-sept millions de pouds en 1894, sept cent millions de pouds en 1897 et la même quantité en 1901. La production de charbon passe de soixante-cinq millions de pouds à cent soixante-dix-sept millions entre 1892 et 1900, celle de l’acier de soixante et un millions de pouds à cent vingt-quatre millions. En 1886, on compte quatre cent soixante-deux sociétés par actions, représentant un capital de cinq cent quatre-vingt-quatorze millions de roubles ; en 1898, elles sont neuf cent quatre-vingt-dix, avec un capital d’un milliard six cent quatre-vingt-six millions de roubles.

Ce réjouissant tableau a son revers. Les chiffres globaux du développement ne montrent pas le retard accusé par la Russie, en comparaison des autres puissances. La Russie est un pays agricole. En 1897, 12,9 % seulement de la population vivent dans les villes, et les produits agricoles représentent 77,7 % des exportations. Les branches principales de l’industrie sont le textile et l’agro-alimentaire. La différence entre les données absolues et relatives apparaît avec les chemins de fer. Dans les années 1890, le réseau double, par rapport à la décennie précédente. C’est là un succès remarquable. Mais à la fin du XIXe siècle, la Russie d’Europe occupe la vingtième place mondiale (sur vingt-sept), pour le kilométrage de voies ferrées par million d’habitants.

L’économie russe a pour particularité que ses marges se développement plus rapidement : le sud – la Petite-Russie – devient un centre important de l’industrie houillère ; les voies ferrées y augmentent le rôle de ses terres fertiles dans les exportations de céréales. Dans le Caucase (Bakou), naît une industrie du pétrole. Le Turkestan fournit, à la fin du siècle, un tiers des matières premières pour l’industrie textile. Les chemins de fer, enfin, transforment la Sibérie en gros exportateur de beurre et d’autres produits laitiers.

Les régions centrales de l’empire demeurent en retrait. Apparaît alors le problème de « l’appauvrissement du centre », toujours pas résolu à la fin du XXe siècle.

Le développement, rapide mais inégal, de la Russie reflète les possibilités d’un pays qui, à peine quelques décennies plus tôt, s’est engagé sur la voie de la « modernisation » et a entrepris d’« instaurer le capitalisme ». Il reflète en particulier l’existence d’un programme réalisé par Nikolaï Boungué, Ivan Vychnegradski et – en toute conscience – par Sergueï Witte. Ce dernier sait pertinemment que, même jouissant de leur pleine souveraineté, les pays agricoles sont voués, sur le plan économique, à demeurer les colonies des pays industrialisés qui deviennent, en quelque sorte, leurs métropoles. « Créer notre propre industrie, affirme Witte, est une tâche fondamentale, économique et politique, c’est le fondement, la pierre angulaire de notre système de défense8. »

Sergueï Witte sert dans le gouvernement d’Alexandre III plus de deux ans, jusqu’à la mort de l’empereur, mais il sera encore, neuf ans durant, ministre des Finances de Nicolas II. Pendant toutes ces années, se heurtant à une résistance acharnée, il tente d’appliquer son programme. Un programme que l’on comparera à la politique d’industrialisation rapide menée dans la France de Napoléon III. La transformation de la Russie agraire en Russie industrielle, qui s’effectuera sous Staline, devra beaucoup aux idées du comte Witte.

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