Le siècle dernier je peux en parler, je l’ai vu finir… Il est parti sur la route après Orly… Choisy-le-Roi… C’était du côté d’Armide où elle demeurait aux Rungis, la tante, l’aïeule de la famille…
Elle parlait de quantité de choses dont personne se souvenait plus. On choisissait à l’automne un dimanche pour aller la voir, avant les mois les plus durs. On reviendrait plus qu’au printemps s’étonner qu’elle vive encore…
Les souvenirs anciens c’est tenace… mais c’est cassant, c’est fragile… Je suis sûr toujours qu’on prenait le « tram » devant le Châtelet, la voiture à chevaux… On grimpait avec nos cousins sur les bancs de l’impériale. Mon père restait à la maison. Les cousins ils plaisantaient, ils disaient qu’on la retrouverait plus la tante Armide, aux Rungis. Qu’en ayant pas de bonne, et seule dans un pavillon elle se ferait sûrement assassiner qu’à cause des inondations on serait peut-être avertis trop tard…
Comme ça on cahotait tout le long jusqu’à Choisy à travers des berges. Ça durait des heures. Ça me faisait prendre l’air. On devait revenir par le train.
Arrivés au terminus fallait faire alors vinaigre ! Enjamber les gros pavés, ma mère me tirait par le bras pour que je la suive à la cadence… On rencontrait d’autres parents qui allaient voir aussi la vieille. Elle avait du mal ma mère avec son chignon, sa voilette, son canotier, ses épingles… Quand sa voilette était mouillée elle la mâchait d’énervement. Les avenues avant chez la tante c’était plein de marrons. Je pouvais pas m’en ramasser, on n’avait pas une minute… Plus loin que la route, c’est les arbres, les champs, le remblai, des mottes et puis la campagne… plus loin encore c’est les pays inconnus… la Chine… Et puis rien du tout.
On avait si hâte d’arriver que je faisais dans ma culotte… d’ailleurs j’ai eu de la merde au cul jusqu’au régiment, tellement j’ai été pressé tout le long de ma jeunesse. On parvenait tout trempés aux premières maisons. C’était un village amusant, je m’en rends bien compte aujourd’hui ; avec des petits coins tranquilles, des ruelles, de la mousse, des détours, tout le fromage du pittoresque. C’était fini la rigolade en arrivant devant sa grille. Ça grinçait. La tante elle avait soldé la « toilette » au Carreau du Temple pendant près de cinquante ans… Son pavillon aux Rungis c’était toutes ses économies.
Elle demeurait au fond d’une pièce, devant la cheminée, elle restait dans son fauteuil. Elle attendait qu’on vienne la voir. Elle fermait aussi ses persiennes à cause de sa vue.
Son pavillon tenait du genre suisse, c’était le rêve à l’époque. Devant, des poissons mijotaient dans un bassin puant. On marchait encore un petit bout, on arrivait à son perron. On s’enfonçait dans les ombres. On touchait quelque chose de mou. « Approche, n’aie pas peur mon petit Ferdinand !… » Elle m’invitait aux caresses. J’y coupais donc pas. C’était froid et rêche et puis tiède, au coin de la bouche, avec un goût effroyable. On allumait une bougie. Les parents formaient leur cercle de papoteurs. De me voir embrasser l’aïeule ça les excitait. J’étais pourtant bien écœuré par ce seul baiser… Et puis d’avoir marché trop vite. Mais quand elle se mettait à causer ils étaient tous forcés de se taire. Ils ne savaient pas quoi lui répondre. Elle ne conversait la tante qu’à l’imparfait du subjonctif. C’étaient des modes périmées. Ça coupait la chique à tout le monde. Il était temps qu’elle décampe.
Dans la cheminée derrière elle, jamais on avait fait de feu ! « Il aurait fallu que j’eusse un peu plus de tirage… » En réalité c’était raison d’économie.
Avant qu’on se quitte Armide offrait des gâteaux. Des biscuits bien secs, d’un réceptacle bien couvert, qu’on ouvrait que deux fois par an. Tout le monde les refusait bien sûr… Ils étaient plus des enfants… C’était pour moi les petits-beurre !… Dans l’émoi de me les taper, de plaisir, fallait que je sautille… Ma mère me pinçait pour ça… J’échappais vite au jardin, espiègle toujours, recracher tout dans les poissons…
Dans le noir, derrière la tante, derrière son fauteuil, y avait tout ce qui est fini, y avait mon grand-père Léopold qui n’est jamais revenu des Indes, y avait la Vierge Marie, y avait M. le Bergerac, Félix Faure et Lustucru et l’imparfait du subjonctif. Voilà.
Je me faisais baiser par l’aïeule encore une fois sur le départ… Et puis c’était la sortie brusquée ; on repassait par le jardin en vitesse. Devant l’église on abandonnait des cousins, ceux qui remontaient sur Juvisy. Ils repoussaient tous des odeurs en m’embrassant, ça fait souffle rance entre les poils et les plastrons. Ma mère boitait davantage d’avoir été une heure assise, tout engourdie.
En repassant devant le cimetière de Thiais on faisait un bond à l’intérieur. On avait là deux morts encore à nous, au bout d’une allée. On regardait leurs tombes à peine. On refoutait le camp comme des voleurs. La nuit vient vite vers la Toussaint. On rattrapait Clotilde, Gustave et Gaston après la fourche Belle-Epine. Ma mère avec sa jambe en laine à la traîne, elle butait partout. Elle s’est fait même une vraie entorse en essayant de me porter juste devant le passage à niveau.
Dans la nuit on n’espérait plus qu’arriver au gros bocal du pharmacien. C’était la Grand-Rue, le signe qu’on était sauvés… Sur le fond cru du gaz, y avait les musiques des bistrots, leurs portes qui chavirent. On se sentait menacés. On repassait vite sur l’autre trottoir, ma mère avait peur des ivrognes.
La gare c’était dedans comme une boîte, la salle d’attente pleine de fumée avec une lampe d’huile en haut, branleuse au plafond. Ça tousse, ça graillonne autour du petit poêle, les voyageurs, tout empilés, ils grésillent dans leur chaleur. Voici le train qui vrombit, c’est un tonnerre, on dirait qu’il arrache tout. Les voyageurs se trémoussent, se décarcassent, chargent en ouragan les portières. On est les derniers nous deux. Je prends une gifle pour que je laisse la poignée tranquille.
À Ivry, il faut qu’on descende ; on profite qu’on est sortis pour passer chez l’ouvrière, Mme Héronde, la raccommodeuse de dentelles. Elle répare toutes les broderies du magasin, surtout les anciennes, si fragiles, si difficiles à teinter.
Elle demeurait au bout d’Ivry à peu près, rue des Palisses, une ébauche, au milieu des champs. C’était une cabane. On profitait de notre sortie pour aller la stimuler. Jamais elle était prête à l’heure. Les clientes étaient féroces et râleuses comme on oserait plus. Je l’ai vue chialer chaque soir ou presque, ma mère, à cause de son ouvrière et des dentelles qui revenaient pas. Si elle boudait notre cliente après son accroc de Valenciennes, elle revenait plus pendant un an.
La plaine au-delà d’Ivry, c’était encore plus dangereux que la route à la tante Armide. Y avait pas de comparaison. On croisait parfois des voyous. Ils apostrophaient ma mère. Si je me retournais je prenais une tarte. Quand la boue devenait si molle, si visqueuse qu’on perdait ses godasses dedans, alors c’est que nous étions plus loin. La bicoque de Mme Héronde dominait un terrain vague. Le clebs nous avait repérés. Il gueulait tout ce qu’il pouvait. On apercevait la fenêtre.
Chaque fois c’était la surprise pour notre ouvrière, elle restait saisie de nous voir. Ma mère la couvrait de reproches. Y avait déballage de griefs. Finalement, elles fondaient en larmes toutes les deux. J’avais moi plus qu’à attendre à regarder dehors… le plus loin possible… la plaine lourde d’ombre qu’allait jusqu’au bout finir dans les quais de la Seine, dans la ribambelle des lotis.
C’est à la lumière au pétrole qu’elle réparait, notre ouvrière. Elle s’enfumait, elle se crevait les yeux avec ça. Ma mère la relançait toujours, pour qu’elle se fasse enfin poser le gaz. « Vraiment c’est indispensable ! » qu’elle insistait en partant.
Pour rafistoler des « entre-deux » minuscules, des toiles d’araignées, sûrement c’est un fait qu’elle se détériorait les rétines. Ma mère c’était pas tant par intérêt qu’elle lui faisait des remarques, c’était aussi par amitié. Je l’ai jamais visitée que la nuit la cabane de Mme Héronde.
« On nous le posera en septembre ! » qu’elle affirmait à chaque coup. C’était des mensonges, c’était pour pas qu’on insiste… Ma mère malgré ses défauts l’estimait beaucoup.
Sa terreur, maman, c’étaient les voleuses. Mme Héronde était honnête, elle, comme pas une. Jamais elle faisait tort d’un centime. Et pourtant dans sa mouscaille ce qu’on lui a confié comme trésors ! Des Venises entiers en chasubles, comme y en a plus dans les musées ! Quand elle en parlait ma mère plus tard dans l’intimité, elle s’enthousiasmait encore. Il lui venait des larmes. « C’était une vraie fée, cette femme-là ! qu’elle reconnaissait, c’est triste qu’elle aye pas de parole ! Jamais elle m’a livré à l’heure !… » Elle est morte la fée avant qu’on y ait posé le gaz, de fatigue, enlevée par la grippe, et aussi sûrement du chagrin d’avoir un mari trop coureur… Elle est morte en couches… Je me souviens bien, de son enterrement. C’était au Petit Ivry. On était que nous trois, mes parents, le mari s’est même pas dérangé ! C’était un bel homme, il avait bu tous ses sous. Il restait des années entières au bar, au coin de la rue Gaillon. Pendant encore au moins dix ans on l’a vu là quand on passait. Et puis il a disparu.
Quand nous sortions de chez l’ouvrière, on avait pas fini nos courses. À Austerlitz, on repiquait encore un galop et puis un coup d’omnibus jusqu’à la Bastille. C’était du côté du Cirque d’Hiver qu’était l’atelier des Wurzem, ébénistes, des Alsaciens, toute une famille. Tous nos petits meubles, les haricots, les consoles, c’est lui qui les maquillait « genre ancien ». Depuis vingt ans, il ne faisait que ça pour Grand-mère et puis pour d’autres. La marqueterie ça ne tient jamais, c’est une discussion perpétuelle. Un artiste aussi Wurzem, un ouvrier sans pareil. Ils gîtaient tous dans les copeaux, sa femme, sa tante, un beau-frère, deux cousines et quatre enfants. Il était jamais prêt non plus. Son vice à lui c’était la pêche. Il passait souvent une semaine canal Saint-Martin, au lieu de pousser les commandes. Ma mère se fâchait tout rouge. Il répondait insolemment. Après il faisait des excuses. La famille éclatait en larmes, ça en faisait neuf pour pleurer, nous, deux seulement. Ils étaient des « paniers percés ». À force de pas payer leur terme, il a fallu qu’ils décampent, qu’ils se réfugient dans un maquis, rue Caulaincourt.
Leur cahute c’était à pic tout en bas d’une fondrière, on y arrivait par des planches. De loin, on poussait des gueulements, on se dirigeait vers leur lanterne. Ce qui me taquinait chez eux, c’était de foutre en l’air le pot de colle, toujours en branle sur le réchaud. Un jour je me suis décidé. Mon père en apprenant ça, il a prévenu tout de suite Maman, que je l’étranglerais un jour, que c’était bien dans mes tendances. Il voyait tout ça.
Chez les Wurzem, l’agréable c’est qu’ils avaient pas de rancune. Après les pires engueulades, dès qu’on les douillait un peu, ils se remettaient à chanter. Pour eux rien était tragique, des imprévoyants ces ouvriers ! Pas des consciencieux comme nous autres ! Ma mère profitait de ces incidents comme exemples pour me faire horreur. Moi je les trouvais bien gentils. Je roupillais dans leurs copeaux. Fallait encore qu’on me secoue pour pouloper jusqu’au Boulevard, bondir dans l’omnibus « Halle aux Vins ». L’intérieur, je trouvais ça splendide à cause du gros œil en cristal qui donne des figures de lumière à toute la rangée des banquettes. C’est magique.
Les bourrins galopent la rue des Martyrs, tout le monde s’écarte pour qu’on passe. Quand on arrive à la boutique on est très en retard quand même.
Grand-mère ramène dans son coin, mon père Auguste rabat sa casquette à fond. Il déambule comme un lion sur la passerelle d’un navire. Ma mère s’affale sur l’escabeau. Elle a tort, c’est pas la peine qu’elle s’explique. Tout ce qu’on avait fait en route ça ne plaît à personne, ni à Grand-mère ni à papa. On ferme enfin le magasin… On dit « au revoir » bien poliment. On part tous les trois se coucher. C’est encore une sacrée trotte jusque chez nous. C’est de l’autre côté du « Bon Marché ».
Mon père il était pas commode. Une fois sorti de son bureau, il mettait plus que des casquettes, des maritimes. Ç’avait été toujours son rêve d’être capitaine au long cours. Ça le rendait bien aigri comme rêve.
Notre logement, rue de Babylone, il donnait sur « les Missions ». Ils chantaient souvent les curés, même la nuit ils se relevaient pour recommencer leurs cantiques. Nous on pouvait pas les voir à cause du mur qui bouchait juste notre fenêtre. Ça faisait un peu d’obscurité.
À la Coccinelle-Incendie, mon père ne gagnait pas beaucoup.
Pour traverser les Tuileries il fallait souvent qu’il me porte. Les flics en ce temps-là, ils avaient tous des gros bides. Ils restaient planqués sous les lampes.
La Seine ça surprend les mômes, le vent qui fait trembler les reflets, le grand gouffre au fond, qui bouge et ronchonne. On tournait à la rue Vanneau et puis on arrivait chez nous. Pour allumer la suspension y avait encore une comédie. Ma mère savait pas. Mon père Auguste, il tripotait, sacrait, jurait, déglinguait chaque fois la douille et le manchon.
C’était un gros blond, mon père, furieux pour des riens, avec un nez comme un bébé tout rond, au-dessus de moustaches énormes. Il roulait des yeux féroces quand la colère lui montait. Il se souvenait que des contrariétés. Il en avait eu des centaines. Au bureau des Assurances, il gagnait cent dix francs par mois.
En fait d’aller dans la marine, il avait tiré au sort sept années dans l’artillerie. Il aurait voulu être fort, confortable et respecté. Au bureau de la Coccinelle ils le traitaient comme de la pane. L’amour-propre le torturait et puis la monotonie. Il n’avait pour lui qu’un bachot, ses moustaches et ses scrupules. Avec ma naissance en plus, on s’enfonçait dans la mistoufle.
On avait toujours pas bouffé. Ma mère trifouillait les casseroles. Elle était déjà en jupon à cause des taches de la tambouille. Elle pleurait qu’il appréciait pas son Auguste, ses bonnes intentions, les difficultés du commerce… Il ruminait lui son malheur sur un coin de la toile cirée… De temps en temps, il faisait mine qu’il se contenait plus… Elle essayait de le rassurer toujours et quand même. Mais c’est au moment précis qu’elle tirait sur la suspension, le beau globe jaune à crémaillère, qu’il entrait franchement en furie. « Clémence ! Voyons ! Nom de Dieu ! Tu vas nous foutre un incendie ! Je t’ai bien dit de la prendre à deux mains ! » Il poussait des affreuses clameurs, il s’en serait fait péter la langue tellement qu’il était indigné. Dans la grande transe, il se poussait au carmin, il se gonflait de partout, ses yeux roulaient comme d’un dragon. C’était atroce à regarder. On avait peur ma mère et moi. Et puis il cassait une assiette et puis on allait se coucher…
« Tourne-toi du côté du mur ! petit saligaud ! Te retourne pas ! » J’avais pas envie… Je savais… J’avais honte… C’était les jambes à maman, la petite et la grosse… Elle allait encore boiter d’une chambre à une autre… Il lui cherchait des raisons… Elle insistait pour terminer la vaisselle… Elle essayait un petit air pour dérider la séance…
Et le soleil par les trous
Du toit descendait chez nous…
Auguste, mon père, lisait La Patrie. Il s’asseyait près de mon lit-cage. Elle venait l’embrasser. La tempête l’abandonnait… Il se relevait jusqu’à la fenêtre. Il faisait semblant de chercher quelque chose dans le fond de la cour. Il pétait un solide coup. C’était la détente.
Elle pétait aussi un petit coup à la sympathie, et puis elle s’enfuyait mutine, au fond de la cuisine.
Après ils refermaient leur porte… celle de leur chambre… Je couchais dans la salle à manger. Le cantique des missionnaires passait par-dessus les murs… Et dans toute la rue de Babylone y avait plus qu’un cheval au pas… Bum ! Bum ! ce fiacre à la traîne…