Un terrible râle de chaudière m’a réveillé en sursaut !… Un bateau longeait la rive… Il forçait contre courant… Les « Salvations » de tout à l’heure ils étaient barrés… Les nègres sautaient sur l’estrade… Ils cabriolaient en jaquette… Ils rebondissaient sur la chaussée… Les pans mauves frétillaient derrière, dans la boue et l’acétylène. Les « Ministrels » c’était inscrit sur leur tambour… Ils arrêtaient pas… Roulements… Dégagements… Pirouettes !… Une grande énorme sirène a déchiré tous les échos… Alors la foule s’est figée… On s’est rapprochés du bord, pour voir la manœuvre d’abordage… Je me suis calé dans l’escalier, juste tout près des vagues…

La marmaille des petits canots s’émoustillait dans les remous à la recherche du filin… La chaloupe, la grosse avec au milieu sa bouillotte, l’énorme tout en cuivre, elle roulait comme une toupie… Elle apportait les papiers. Il résistait dur au courant le « cargo » des Indes… Il tenait toujours la rivière dans le milieu du noir… Il voulait pas rapprocher… Avec son œil vert et son rouge… Enfin, il s’est buté quand même, le gros sournois, contre un énorme fagot qui retombait du quai… Et ça craquait comme un tas d’os… Il avait le nez dans le courant, il mugissait dans l’eau dure… Il ravinait dans sa bouée… C’était un monstre, à l’attache… Il a hurlé un petit coup… Il était battu, il est resté là tout seul dans les lourds remous luisants… On est retournés vers le manège, celui des orgues et des montagnes… La fête était pas terminée… Je me sentais mieux du roupillon… D’abord ça devenait une magie… Ça faisait tout un autre monde… Un inouï !… comme une image pas sérieuse… Ça me semblait tout d’un coup qu’on ne me rattraperait plus jamais… que j’étais devenu un souvenir, un méconnaissable, que j’avais plus rien à craindre, que personne me retrouverait jamais… J’ai payé pour les chevaux de bois, j’ai présenté ma petite monnaie. J’en ai fait trois tours complets avec des mômes qu’étaient bringues et des militaires… Elles étaient appétissantes, elles avaient des fioles de poupées, des mirettes comme des bonbons bleus… Je m’étais étourdi… J’ai voulu tournoyer encore… J’avais peur de montrer mon flouze… Je suis allé un peu dans le noir… J’ai déchiré ma doublure, je voulais sortir mon fafiot, la « Livre » entière. Et puis l’odeur d’une friture m’a dirigé vers l’endroit tout près d’une écluse… C’était les beignets… je sentais bien ça de loin, sur une carriole à petites roues.

La môme qui trifouillait la sauce, je peux pas dire qu’elle était jolie… Il lui manquait deux dents de devant… Elle arrêtait pas de rigoler… Elle avait un chapeau à franges qui croulait sous le poids des fleurs… C’était un jardin suspendu… et des voiles, des longues mousselines qui retombaient dans sa marmite, elle les enlevait aimablement… Elle paraissait extrêmement jeune pour s’affubler d’un truc pareil même à l’heure où nous nous trouvions… dans les conditions bizarres… il m’étonnait son bibi… Je pouvais pas m’en détacher. Elle me souriait toujours… Elle avait pas vingt piges la môme et des petits nénés insolents… et la taille de guêpe… et un pétard comme je les aime, tendu, musclé, bien fendu… J’ai fait le tour pour me rendre compte. Elle était toujours absorbée au-dessus des graillons… Elle était ni fière ni sauvage… Je lui ai montré ma monnaie… Elle m’a servi des fritures assez pour gaver une famille. Elle m’a pris qu’une petite pièce… Nous étions en sympathie… Elle voit bien avec ma valise que je descends tout juste du train… Elle tente de me faire comprendre des choses… Elle doit m’expliquer… Elle me parle très lentement… Elle détaille les mots… Alors là, je me sens tout rétif !… Je me rétracte… Il me passe des venins… Je fais affreux dès qu’on me cause !… J’en veux plus moi des parlotes !… Ça va ! J’ai mon compte !… Je sais où ça mène ! je suis plus bon ! Elle redouble de courtoisie, d’aménité, d’entreprise… Son trou de sourire il me dégoûte d’abord !… Je lui montre que je vais faire un tour du côté des bars… M’amuser !… Je lui laisse ma valise en échange, ma couverture… Je les pose à côté de son pliant… Je lui fais signe qu’elle me les conserve… Et je repique dans la vadrouille…

Tout affranchi, je reviens vers les boutiques… je traîne le long des victuailles… Mais j’ai bâfré, j’en peux plus… À présent c’est onze heures qui sonnent… Des rafales d’ivrognes arrivent… déferlent tout à travers l’esplanade… Ça vient, ça va, ça s’écrase contre la muraille des douanes, ça retombe, ça mugit, ça s’étend, ça s’éparpille… Ceux qui sont chlass en badine, raideur, cadence, boutonnés de travers, ils franchissent l’estaminet, ils piquent tout droit vers le comptoir… Ils restent là rien à dire, transis, soudés par le tintamarre mécanique, la « valse d’amour »… Moi, il me reste encore beaucoup de sous… J’ai rebu deux soupes à la bière, celle qui tire sur l’haricot…

Je suis ressorti avec un voyou et puis encore un autre roteur qu’avait un petit chat sous son bras. Il miaulait entre nous deux… Je pouvais plus beaucoup avancer… J’ai reculé dans le bar à côté… foncé dans la porte à battants… J’ai attendu sur le banc… le long du mur que ça revienne… avec tous les autres soiffards… Y avait des quantités de gonzesses en caracos, plumes et bérets, en canotiers à durs rebords… Tout ça parlait en animaux… avec des énormes aboiements et des renvois de travers… C’étaient des chiens, des tigres, des loups, des morpions… Ça gratte…

Dehors à travers le carreau, sur le trottoir, à présent, c’étaient des poissons qui passaient… On les voyait joliment bien… Ils allaient doucement… Ils ondulaient sur la vitrine… Ils venaient comme ça dans la lumière… Ils ouvraient la bouche, il en sortait de petits brouillards… c’étaient des maquereaux, des carpes… Ils avaient l’odeur aussi, ils sentaient la vase, le miel, la fumée qui pique… tout… Encore un petit coup à la bière… On pourra jamais se relever… Alors ça sera beaucoup mieux… Ils bavachent… Ils s’esbaudissent tous les fainéants… Toute la rangée se bigorne, se fout des claques à s’assommer les deux cuisses… Putains !…

Il s’arrête tout de même le piano, le tôlier nous fout tous dehors !… Je me retrouve encore dans la rue ! Je déboutonne tout mon col !… Je me sens vraiment mal foutu… Je me trimbale à travers les ombres. Je vois encore un petit peu les deux réverbères… pas beaucoup !… Je vois l’eau… Je revois des clapotis… Ah ! je vois aussi la descente. Je prends les marches une après l’autre… Je m’appuye, je suis très prudent… Je touche à la flotte… à genoux… je dégueule dessus… je fais des violents efforts… Je suis bien content… De plus haut, il m’arrive une rafale… une énorme… Tout un manger… Je vois le mec penché… Du refile… une bouffée glaireuse… Je veux me redresser ! Merde ! Je peux plus… Je m’assois encore… Je prends tout ! Tant pis !… Ça coule dans les yeux… Encore un hoquet… Ouah !… Je vois l’eau danser… en blanc… en noir… C’est vraiment froid. Je grelotte, j’en déchire mon froc… J’en peux plus de dégueuler… Je me raplatis dans un angle… C’est un beaupré du voilier qui me passe à travers… Il me frôle juste la tronche… Ils arrivent les gars ! C’est une véritable escadre !… Ah ! oui ! Ils sortent tout juste du brouillard… Ils poussent à la rame… Ils bordent à quai… Les voiles roulées à mi-mât… J’entends le troupeau qui radine… Ça piétine tout le long des embarquements, c’est la corvée qui arrive…

Je remonte pas du ras de la flotte… J’ai un peu moins froid… J’ai la tête en mou… Je suis tranquille… Bien régulier. Je fais de mal à personne… C’est des espèces de « tartanes »… Je m’y connais moi en navires… Il en arrive encore d’autres… Elles s’agglomèrent… Elles se tassent dans les vagues… Jusqu’à la lisse qu’elles plongent dans l’eau… Elles croulent sous les nourritures. Y a des légumes pour un monde… Y a des choux rouges, des oignons, des radis noirs, des navets en monticule, en cathédrales, ça flotte à contre-courant et remorque à la voile !… Ça se pavane dans les projecteurs… Ça jaillit d’un coup des ténèbres… Les manœuvres ont paré l’échelle… Ils avalent tous d’un coup leurs chiques. Ils accrochaient alors leurs « bloums » après leurs vestons d’alpaga… On aurait dit des comptables… Ils mettaient même des lustrines… C’était ainsi les dockers du temps d’autrefois… Ils échafaudaient des paniers, des piles étonnantes, des équilibres, le haut montait dans la nuit… Ils revenaient avec des tomates, ils se creusaient des profonds tunnels en plein dans le remblai… les choux-fleurs… Ils redisparaissaient dans les cales… Ils revenaient sous les lanternes… Ils repassaient pleins d’artichauts… Le rafiot il ne bandait plus, il croulait sous les passerelles… il en arrivait toujours d’autres, pour pomper les marchandises, des transbordeurs à la gomme.

Je m’étonne, j’ai les dents qui claquent… Je crève, oui littéralement. Je ne divague plus… J’ai un sursaut dans la mémoire… Où je l’ai mise ma couverture ? Je me souviens de la môme Graillon… Je passe d’une baraque à une autre… Enfin je la retrouve la mignonnette. Elle m’attendait justement. Elle avait déjà tout bouclé, toutes les marmites, sa grande fourchette, replié tout son bataclan… Elle avait plus qu’à s’en aller… Ça lui faisait plaisir que je revienne. Elle avait vendu toutes ses pâtes. Elle m’a même montré que c’était vide… les grosses frites… les pommes à l’huile… elle avait plus dans une assiette qu’un seul petit fromage de tête… Elle se l’est étalé sur du pain avec un couteau, une belle tranche, on se l’est divisée… J’avais faim encore un coup. Elle a remonté sa voilette pour mieux me dévisager. Elle me faisait des gestes de gronderie, que j’étais resté trop longtemps. Elle était déjà jalouse !… Elle a pas voulu que je l’aide pour tirer dans les brancards… C’était dans la ville son hangar où elle garait sa guimbarde. C’est moi qui portais le falot… J’avais pas tout vu de son chapeau… Il en restait à regarder, il lui en retombait jusqu’à la taille des colifichets garnitures. Une plume de paon, une immense, était nouée sous son menton par un foulard vraiment splendide, à ramages mauves et dorés.

Dans la remise on a entassé les casseroles… On a tout bouclé la lourde, on est repartis en baguenaude. Alors, elle s’est rapprochée… Elle voulait me causer sérieusement… Là encore j’ai pas cédé… J’ai fait l’oseille. Je lui ai montré mon adresse… le « Meanwell College ». Exprès, je me suis arrêté sous un bec de gaz… Elle savait justement pas lire… Elle arrêtait plus de chahuter… Elle me répétait seulement son nom, son nom à elle. Elle se le tapait sur la poitrine… Gwendoline ! Gwendoline !… J’entendais bien, je lui massais, moi, les nichons, mais je comprenais pas les paroles… Ça va les tendresses ! les aveux ! C’est comme les familles ! Ça se repère pas du premier coup, mais c’est pourri et compagnie, c’est fourmillant d’infection… C’est pas ce graillon-là toujours qui me ferait prononcer des paroles. Salut minette ! Va chier punaise ! Elle pouvait porter ma valise ! À ton bon cœur ma Nénette ! Te gêne pas pour ça ! Elle était bien plus costaud que moi !… Elle profitait des coins sombres pour m’accaparer en tendresses. Elle m’étreignait en lutteuse… Y avait pas à résister… Les rues étaient presque désertes… Elle voulait que je la malaxe… que je la pressure… que je lui passe aussi des ceintures… C’était un fort tempérament… une exigeante, une curieuse… On se cachait derrière des brouillards… Il fallait que je l’embrasse encore, elle m’aurait pas rendu mes trucs… J’avais l’air con à me tortiller… On était sous un réverbère, il lui vient tous les culots, elle me sort la queue en plein vent… Je bandais déjà plus… Elle me fait encore raidir… je reluis… Elle redevient comme une vraie folle… Elle sautillait dans le brouillard. Elle relevait son cotillon, elle faisait la danse du sauvage… J’étais forcé de rigoler… C’était pas une heure ! Elle voulait tout ! Merde ! Elle me courait après… Elle devenait méchante ! Elle me rattrape… Elle cherche à me croquer ! des suçons farouches ! C’est une môme qui aimait l’étranger…

L’esplanade était dégarnie, les saltimbanques à l’autre bout, ils repliaient leurs tentes… Les petites charrettes des frimants, les bonbons, les confitures… traversaient tout l’espace vide en bringuebalant dans les trous, les fondrières… Ils avaient du mal à pousser… On arrive devant une estrade, c’était la dernière moukère, une grand-mère qui décrochait ses tentures… Elle était nippée en houri… Elle soufflait toutes ses camoufles… Elle roulait ses tapis d’Orient… C’était fermé par des pancartes… avec des lignes de la main… Elle bâillait énormément, à se décrocher la mâchoire… Ouah ! Ouah ! qu’elle grognait à travers la nuit. On se rapproche nous deux, ma gironde. On l’interrompt dans son ménage. Elles se reconnaissent les grognasses… Elles se causent… Elles devaient être des copines… Elles bafouillaient des trucs ensemble. Je les intéressais toutes les deux… La fatma, elle me fait signe de venir, de monter dans son gourbi. Je peux pas refuser, l’autre garde mes trucs… Elle me prend la main, la moukère, elle me la retourne, elle me regarde dedans, les paumes… De tout près, avec la lampe. Elle va me faire les lignes… Je gaffe ! Elles sont curieuses de mon avenir !… Ça veut tout savoir les grognasses ! Dès qu’on refuse de leur causer !… Je m’en fous, j’étais bien confortable, sur une pile de coussins… Il faisait bien moins froid que dehors… J’étais en train de me délasser… Elles continuaient leurs manigances… Elles s’intéressaient à mon cas… Elle s’animait l’Orientale… elle me fignolait l’horoscope… La mienne elle fronçait les sourcils. Je devais avoir un destin triste… Je me laissais faire, manipuler… C’était pas désagréable. D’abord, j’avais d’autres soucis ! Je regardais un peu tout autour, comment c’était fait leur tente… bariolée avec des étoiles, et au plafond des comètes et des lunes brodées… C’était trop tard pour se passionner, merde ! Je comprenais rien dans leurs ragots… Il était au moins deux heures !… Elles arrêtaient pas, elles traînaient toujours… Elles discutaient à présent à propos des petits sillons… C’était des natures scrupuleuses… Moi, j’avais toujours les mains sales, ça devait être déjà plus facile. Et aussi les ongles… Je me serais toujours bien endormi… Enfin, elles ont terminé… Elles étaient d’accord. Ma môme a payé la vioque avec son pognon à elle, deux pièces, j’ai regardé… Elle s’est fait aussi les cartes… Et puis c’était fini l’avenir… On est repassés sous les rideaux. La moukère est regrimpée sur son comptoir, elle s’est remise à ses tentures.

Ma conquête, la Gwendoline, à partir de ce moment-là, elle m’a regardé autrement… J’étais plus la même personne… Je sentais qu’elle avait des présages, elle me trouvait transfiguré… Elle me caressait plus la même chose… Il devait être poisseux mon destin… Aussi bien aux brèmes qu’aux sillons, il était sûrement à la caille !…

Je me sentais un tel sommeil, que je serais bien retombé sur place, mais il faisait encore trop frisquet. Il a fallu qu’on déambule à travers le débarcadère… Vraiment y avait plus personne, juste un petit chien qui a suivi pendant un petit moment. Il s’en allait vers les hangars. On est passés dans un abri, tout au ras de l’eau, on entendait, on voyait la marée contre la muraille… comme des langues, ça venait claquer… et puis des coups de rames… et l’essoufflement des gars qui reprenaient le large.

Mon graillon, elle m’entraînait, elle voulait, je crois, que j’aille chez elle… J’aurais bien couché sur les sacs, y en avait des tas énormes qui montaient jusqu’aux solives… Ça protège du vent… Elle me faisait des signes, qu’elle avait une vraie carrée avec un vrai lit… Ça me disait pas davantage… C’était des intimités… Même là, au fond de la fatigue, elle me foutait encore la cerise. J’ai fait signe que non… J’avais l’adresse que je voulais rejoindre… au Meanwell College… J’aimais mieux repasser par l’école que de me taper la Gwendoline. C’est pas qu’elle était trop tarte, dans son genre elle avait son charme, elle avait comme une élégance… Elle avait de la fesse, et des musculeux guizots, et des rondins bien mignons… Une sale gueule, mais il faisait noir. On aurait fait nos dégueulasses, on se serait sûrement bien amusés… Mais une fois qu’on aurait dormi !… Mais c’était encore trop de fatigue !… Et puis c’était pas possible !… Ça me remontait le fond du fiel ! Ça me coupait le nœud d’y penser… À toute la perfidie des choses ! Du moment qu’on se laisse envelopper !… La saloperie ! la bourrique ! Et à ma mère ? Ah ! la pauvre femme ! Et à Gorloge ! à la Méhon ! aux citations ! au robinet de la cuisine ! à Lavelongue ! au petit André ! au complet bazar des ordures ! Oui ! Merde !… J’en avais tout un colis ! qui pue ! Un énorme ! un tout fumant sur le cassis !… Pardon ! Pas bonnard !

La môme Bigoudi, mon graillon, la bien innocente, la soucieuse, j’y aurais refilé moi, une trempe, une avoine extra ! qu’elle aurait plus su lard de cochon ! Si je m’étais senti le costaud !… Pour lui apprendre comment c’était… Mais elle m’aurait dérouillé sûr ! Elle avait du répondant, un poitrail d’athlète, elle m’aurait retourné comme une crêpe si j’étais devenu très méchant !… Je pensais qu’à ça, dans les petites rues pendant qu’elle m’ouvrait la coquette… Elle avait la poigne d’ouvrière, la sans-façon, la rugueuse. J’ai été branlé par tout le monde. Bien…

Enfin, j’ai ressorti mon adresse. Il fallait qu’on la découvre quand même. Puisqu’elle savait pas du tout lire, on a cherché un policeman… On s’est trompés deux, trois fois. C’était seulement des fontaines qui faisaient drôle dans les carrefours, entre les brumes… Ce fut un monde pour le trouver… On a cherché d’un dock à l’autre. On a carambolé partout dans les futailles et les passerelles… On se marrait malgré l’épuisement… Elle me soutenait avec ma valise… Elle avait vraiment bonne humeur. Elle perdait tout son chignon… Je lui tirais même les tifs. Ça la faisait aussi rigoler. Le chien à la traîne est rappliqué avec nous… Enfin dans la fente d’un kiosque on a repéré une vraie lumière… Le cogne il était accroupi, il a sursauté de nous voir. Il avait au moins trois houppelandes l’une par-dessus l’autre. Il a raclé longtemps sa gorge… Il est sorti dans le brouillard, il se secouait, s’ébrouait, comme un canard. Il a allumé sa pipe… Il était bien complaisant. Il put la lire mon adresse. Il nous a montré tout là-haut, il a pointé avec le doigt, tout au bout de la nuit, où se trouvait « Meanwell College », au-dessus de la colline après tout un chapelet de lanternes qui gravissait en zigzag… Il est retourné dans sa cahute. Il s’est comprimé dans la porte avec toutes ses épaisseurs.

Du moment qu’on savait le chemin, on était plus si pressés… Y avait encore une escalade, une très longue rampe… C’était pas fini l’aventure !… On a grimpé tout doucement. Elle voulait pas que je m’éreinte… Elle était pleine de prévenances. Elle osait plus m’importuner… Elle m’embrassait seulement un peu, dès qu’on allait pour se reposer. Elle me faisait des gestes sous les réverbères que j’étais bien à son goût… Qu’elle m’avait tout à la bonne… À peu près au milieu de la pente, on s’est assis sur une roche, de là on voyait très loin à travers le fleuve passer des nuées de brouillard, elles se précipitaient dans le vide, elles effaçaient les petits navires sur le courant lisse. On voyait plus leurs falots… après c’était un clair de lune et puis des nuages reprenaient tout… La môme, elle me refaisait des gestes… Si je voulais pas encore bouffer ? Elle s’offrait d’aller m’en chercher, ça devait partir d’un bon cœur… Malgré que j’étais si abruti, je me demandais encore tout de même si j’aurais pas eu la détente pour la balancer dans le ravin d’un grand coup de pompe dans les miches ? Hein ?…

Dessous c’était la falaise… C’était à pic au-dessus de la flotte.

Voilà des voix qu’on entend, c’était des hommes, une ribambelle, je les reconnais avec leurs torches, c’est des « ministrels », des faux nègres, les barbouillés… Ils remontent du port eux aussi… Ils traînent dans le brouillard leur carriole. Ils ont bien du mal avec. C’est pesant tout leur bazar, tout démonté… Leurs instruments, les piquets ça bringuebale, ça sonne… Ils nous aperçoivent, ils causent à la môme Graillon… Ils font la pause, ils s’installent un peu, ils discutent, ils mettent tous leurs sous en pile au bout de banc. Ils y arrivent plus à les compter… Ils ont déjà bien trop de fatigue… Chacun son tour, ils vont se rincer la figure dans la cascade un peu plus loin. Ils en reviennent alors tout livides, dans le petit jour du matin… qu’on dirait qu’ils sont déjà morts… Ils relèvent un moment la tête, ils reflanchent, ils reviennent s’asseoir sur les graviers… Ils se refont des plaisanteries avec ma coquine… Enfin tout le monde se rassemble. On démarre ensemble… On pousse à la roue leur truc, on tire avec eux la guimbarde pour qu’ils arrivent quand même là-haut. Il me restait un bout à faire ! Ils ont pas voulu qu’on se quitte… C’était encore après les arbres le « Meanwell College » et puis encore un détour, et puis une pente et un jardin…

C’était bleu à présent les choses… En arrivant à la porte, nous étions tous assez copains. Le numéro bien exact, ce fut difficile à repérer. On a gratté des allumettes, à deux, trois endroits d’abord… enfin ça y fut !… La môme elle s’est mise à chialer. Il fallait bien qu’on se sépare !… Je lui ai fait des démonstrations, des signes, qu’elle reste pas là… qu’elle continue donc la route, qu’elle s’en aille avec les copains… Que j’irais sûrement la revoir… en bas… au port… plus tard… un jour… Je lui faisais des gestes affectueux… C’est vrai, que j’y tenais, en somme. Je lui ai donné ma couverture pour qu’elle aye confiance… que j’irais la reprendre… Elle comprenait difficilement… Je ne savais moi, comment faire… Elle m’embrassait tant et plus… Les « ministrels » ils se fendaient à voir nos mimiques… Ils imitaient les baisers…

Dans la petite rue bien resserrée, il passait un zéphyr glacial… Déjà qu’on était si flapis… Je tenais plus en l’air… Quand même c’était trop marrant nos tendresses… On se bidonnait tous pour finir, tellement tout ça devenait con… à une heure pareille !… Enfin elle s’est décidée… Comme elle voulait pas repartir seule, elle a suivi les baladins… Ils ont démarré tous en chœur derrière la bagnole, les instruments, la grosse caisse… tout ça en baguenaude… La môme elle me faisait encore des ultimes appels de loin avec sa lanterne… Enfin ils ont disparu… au détour de l’allée des arbres…

Alors, j’ai regardé la plaque, là devant moi, où je devais entrer !… C’était écrit bien exact « Meanwell College » et puis au-dessus des lettres bien plus rouges : Director J. P. Merrywin. C’était les indications, je m’étais pas gouré du tout. J’ai soulevé le petit marteau : Plac ! Plac ! Rien d’abord est survenu… alors j’ai sonné à l’autre porte. Personne n’a encore répondu… Un bon moment… Enfin, ils ont remué dans la tôle… J’ai vu une lumière qui passait dans l’escalier… Je voyais à travers les rideaux… Ça m’a fait une sale impression… Pour un peu je me barrais d’autor… J’aurais couru après la môme… J’aurais rattrapé les frimants… Je serais jamais revenu au College… Je faisais déjà un demi-tour… Tac ! je bute en plein dans un mec… un petit voûté en robe de chambre… Il se redresse. Il me dévisage… Il bafouille des explications… Ça devait être le propriétaire… Il était ému… Il portait des favoris… un rouquin… et puis des poils blancs… Un petit toupet sur les yeux. Il me répétait comme ça mon nom. Il était venu par le jardin… C’était la surprise ! C’était une drôle de manière… Il devait se méfier des voleurs… Il protégeait sa bougie… Il restait devant moi bredouillard. Il faisait pas chaud pour l’entretien. Il trouvait pas tous ses mots, le vent a soufflé sa calebombe :

« Ferdinand !… Je… vous… dis… bon… jour… Je… suis… content… que vous êtes ici… mais… vous avez… un grand retard… que vous est-il arrivé ?…

— J’en sais rien… que j’ai répondu. »

Il a pas insisté du tout… Alors il est passé devant. Il marchait à tout petits pas… Enfin, il a ouvert sa lourde… Il tremblotait dans la serrure. Il pouvait plus sortir la clef, tellement qu’il sucrait… Une fois comme ça dans l’entrée il m’a montré que je l’attende. De m’asseoir là sur le coffre… qu’il allait arranger là-haut. En plein milieu de l’escalier, il se ravise encore un coup, il se penche au-dessus de la rampe, il me pointait comme ça du doigt :

« Demain, Ferdinand ! Demain… Je ne vous parlerai plus qu’anglais ! Eh ? What ?… » Ça le faisait même rire d’avance…

« Attendez-moi un moment ! Wait ! Môment ! Ah ! vous voyez ! Déjà ! Ferdinand ! Déjà !… »

Il faisait le rigolo…

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