Dans la réserve, le petit André, il profitait d’un certain calme. Lavelongue montait presque jamais. Pourvu qu’il peigne ses numéros on l’emmerdait pas beaucoup.
André, il aimait les fleurs, souvent c’est le cas pour les infirmes, il s’en rapportait de la campagne, il les faisait tenir dans des bouteilles… Il en garnissait toutes les solives de la cambuse… Un matin, il a ramené même un énorme paquet d’aubépines. Les autres, ils l’ont vu arriver… Ils ont trouvé que ça se pouvait pas. Ils ont tellement fait de réflexions autour de Lavelongue, qu’il est monté là-haut lui-même pour se rendre bien compte… André il s’est fait agonir, jeter tout le paquet dans la cour…
En bas dans les grands rayons, c’était que des bourriques, surtout les « expéditeurs » ; j’ai jamais connu des fumiers plus ragotards, plus sournois… Ils avaient rien à penser qu’à faire des paquets.
Y en avait un calicot, le grand Magadur, des « Envois-Paris » qu’était la pire des bourriques. C’est lui qui a monté André, qui m’a scié dans son estime… Ils faisaient souvent route ensemble depuis la Porte des Lilas… Il lui a fait tout un tabac, pour le détourner contre mezig… C’était facile, il était très influençable. Dans son coin, tout seul, des heures entières dans la réserve, il se rongeait facilement. Il suffisait qu’on le baratine, qu’on le mette un peu sur la défense. Il s’arrêtait plus… N’importe quel bobard ça prenait… J’arrive moi, je le trouve bouleversé…
« C’est vrai Ferdinand ? qu’il me demande. C’est vrai ? que tu veux prendre ma place ?… »
À l’agression, je comprenais plus… J’en étais tout cave… Ça me démontait comme surprise… Il a continué…
« Ah ! Je t’en prie va ! Te donne pas de mal ! Tout le monde le sait au magasin ! Y a que moi seul qui me doutais pas !… Je suis le con voilà tout !… »
Lui qu’était de couleur plutôt blême il a tourné jaune ; lui qu’était déjà affreux avec ses dents brèches, sa morve, il était plus du tout regardable dès qu’il se mettait en émoi. Sa gourme aussi plein la tête, ses cheveux en friche, son odeur. On pouvait plus rien lui causer… Il me faisait trop honte…
Plutôt qu’il me soupçonne de vouloir lui faucher son boulot… j’aurais préféré cent fois qu’on me foute à la porte tout de suite… Mais où aller après ça ? C’était des grandes résolutions… Bien au-dessus de tous mes moyens… Fallait au contraire que je m’accroche, que je m’évertue, que je m’innocente… J’ai essayé de le détromper. Il me croyait plus. L’autre charogne, le Magadur, il l’avait complètement tanné.
À partir de ce moment-là, il se méfiait à bloc de mes moindres intentions. Il me montrait plus jamais sa bite. Il craignait que j’aille répéter. Il allait seul aux chiots exprès pour fumer plus tranquillement. Il en parlait plus du Palais-Royal…
Entre deux virées au septième à me farcir tous les cargos, je me ratatinais sous le lambris, j’enlevais mes grolles, mon costard, j’attendais que ça passe…
André, il faisait semblant de pas me voir, il s’apportait exprès là-haut Les Belles Aventures Illustrées. Il les lisait pour lui seul. Il les étalait sur les planches… Si je lui causais, même au plus fort de ma voix… il faisait semblant de pas m’entendre. Il frottait ses chiffres à la brosse. Tout ce que je pouvais dire ou faire ça lui semblait louche. Dans son estime j’étais un traître. Si jamais il perdait sa place, il me l’avait souvent raconté, sa tante lui foutrait une telle danse, qu’il s’en irait à l’hôpital… Voilà ! C’était convenu depuis toujours… Tout de même moi je pouvais plus y tenir qu’il me considère comme une salope.
« Dis donc, André, que je lui ai fait, à bout d’astuce. Tu devrais tout de même bien te rendre compte, que c’est pas moi qui veux te virer !… »
Il me répondait rien encore, il continuait de marmonner dans ses images… Il se lisait tout haut. Je me rapproche… Je regarde aussi ce que ça racontait… C’était l’histoire du Roi Krogold… Je la connaissais bien moi l’histoire… Depuis toujours… Depuis la Grand-mère Caroline… On apprenait là-dedans à lire… Il avait qu’un vieux numéro, un seul exemplaire…
« Dis donc André, que je lui propose. Moi tu sais je connais toute la suite ! Je la connais par cœur !… » Il répondait toujours rien. Mais quand même je l’influençais… Il était intéressé… Il l’avait pas l’autre numéro…
« Tu vois », que j’enchaîne… Je profite de la circonstance. « Toute la ville de Christianie s’est réfugiée dans l’église… Dans la cathédrale, sous les voûtes, grandes comme quatre fois Notre-Dame… Ils se mettent tous à genoux… là-dedans… Tu entends ?… Ils ont peur du Roi Krogold… Ils demandent pardon au Ciel d’avoir trempé dans la guerre !… D’avoir défendu Gwendor !… Le Prince félon !… Ils savent plus où se déposer… Ils tiennent à cent mille sous la voûte !… Personne oserait plus sortir !… Ils savent même plus leurs prières tellement qu’ils en sont épouvantés !… Ils bafouillent à bloc ! les vieux, les marchands, les jeunes, les mères, les curés, les foireux, les petits enfants, les belles gonzesses, les archevêques, les sergents de ville, ils en font tous dans leurs frocs… Ils se prosternent les uns dans les autres… C’est un amalgame terrible… Ça grogne, ça gémit… Ils osent même plus respirer tellement l’heure est grave… Ils supplient… Ils implorent… Qu’il brûle pas tout le Roi Krogold… Mais seulement un peu les faubourgs… Qu’il brûle pas tout pour les punir !… Les Halles, ils y tiennent ! les greniers, la balance, le presbytère, la Justice et la Cathédrale !… La Sainte Christianie… La plus magnifique de toutes ! Ils savaient plus personne où se mettre ! Tellement qu’ils sont ratatinés… Ils savent plus comment disparaître…
« On entend alors, d’en bas, de l’autre côté des murailles l’énorme rumeur qui monte… C’est l’avant-garde du Roi Krogold… la rafale des lourdes ferrures sur le Pont-Levis… Ah ! oui certainement ! Et la cavalerie d’escorte !… Le Roi Krogold est devant la porte… Il se dresse sur ses étriers… On entend cliqueter mille armures… Les chevaliers qui traversent tout le faubourg Stanislas… La ville immense semble déserte… Plus personne devant le Roi… À la suite voici la cohue des valets… La porte n’est jamais assez large… Le charroi s’étrangle à passer… On éventre de chaque côté les hautes murailles… Tout s’écroule !… Les fourgons, les légions, les barbares se ruent, les catapultes, les éléphants, la trompe en l’air, déferlent par la brèche… Dans la ville tout est muet, transi… Beffrois… Couvents… Demeures… Échoppes… Rien qui bouge…
« Le Roi Krogold s’est arrêté aux premières marches du parvis… Autour de lui, les 23 dogues jappent, bondissent, escaladent… Sa meute est célèbre dans les combats d’ours et d’aurochs… Ils ont dépecé, ces molosses, des forêts entières… de l’Elbe aux Carpates… Krogold, malgré le vacarme, entend la rumeur des cantiques… de cette foule tassée, cachée, traquée sous la voûte… Cette noire prière… Les énormes battants pivotent… Il voit Krogold alors, que ça grouille tout devant lui… Au fond de cette ombre… Tout un peuple réfugié ?… Il craint la traîtrise… Il ne veut pas s’engager… Les orgues grondent… Leur tonnerre déferle tout à travers les trois porches… La défiance !… Cette ville est félonne !… Le sera toujours !… Il lance au Prévôt l’ordre qu’on vide à l’instant même toutes les voûtes… Trois mille valets foncent, cabossent, tabassent… désossent… La mêlée cède, se reforme autour d’eux… s’écrase aux portes… s’agglomère dans les pourtours… Les spadassins sont absorbés… Autant de charges ne servent à rien… Le Roi toujours en selle attend… Son percheron, l’énorme et poilu piaffe… Le Roi dévore une grosse barbaque, un gigot ; il mord en plein dedans, à pleins crocs… Il déchiquette, il enrage… Là-dessous ça n’avance donc plus ?… Le Roi se redresse encore un coup sur ses étriers… Il est le plus costaud de la horde… Il siffle… Il appelle… Il rassemble la meute tout autour… Il brandit sa grosse bidoche par-dessus sa couronne… Il la balance à pleine volée… au loin dans le noir… Elle retombe au milieu de l’église… En plein dans les accroupis… Toute la meute rebondit hurlante, jaillissante partout… Les dogues à tort à travers déchirent… égorgent… arrachent… C’est une panique atroce. Les beuglements redoublent… Toute la houle en transe déferle, vers les porches… C’est l’écrabouillade… le torrent, l’avalanche jusqu’aux ponts-levis… Contre les murailles, ça va s’écraser… Entre les piques et les chariots… À présent devant le Roi la perspective est dégagée… Toute la cathédrale est à lui… Il pousse son cheval… Il entre… Il ordonne un grand silence… À la meute… aux gens… à l’orgue… à l’armée… Il avance encore deux longueurs… Il a passé les trois portiques… Il dégaine lentement… Son immense épée… Il fait avec un grand signe de croix… Et puis il l’envoie au loin… tout à fait loin à la volée… Jusqu’au beau milieu de l’autel !… La guerre est finie !… Son frère, l’évêque, se rapproche… Il se met à genoux… Il va chanter son “ credo ”. »
Voilà, on a beau dire, beau prétendre, ça fait quand même son effet. Petit André, il aurait bien demandé au fond que je raconte la suite… que j’ajoute encore des détails… Il aimait bien les belles histoires… Mais il redoutait que je l’influence… Il trifouillait dans le fond de sa boîte… Il chahutait ses petits zincs… ses bichons… Il voulait pas que je l’ensorcelle… Qu’on redevienne amis comme avant…
Le même tantôt, je remonte encore avec une autre cargaison… Il me recausait toujours pas… J’étais bien fatigué, je m’installe. Je voulais absolument qu’il me parle. Je fais : « Tiens, André, je connais encore tout l’autre chapitre quand ils partent tous les marchands et qu’ils s’en vont en Palestine… Avec Thibaud pour la Croisade… Qu’ils laissent pour garder le château… le troubadour, avec Wanda la princesse… Tu ne sais rien toi, de ces choses-là ? C’est superbe à écouter ! la vengeance de Wanda surtout, la manière qu’elle lave son injure dans le sang… qu’elle va humilier son père. »
Le petit André il écartait les esgourdes. Il voulait pas m’interrompre, mais je l’ai entendu le frôlement le long du couloir… Je voulais garder le charme des choses. D’un coup je vois au petit carreau la tronche à Lavelongue !… Je bondis… Il avait dû monter à la seconde pour me prendre… On l’a sûrement rencardé… Je sursaute… Je renfile mes pompes… Il me fait seulement un petit signe…
« Très bien ! très bien Ferdinand ! Nous réglerons tout ça plus tard ! Ne bougez plus mon garçon !… »
Ça n’a pas traîné. Le lendemain j’arrive à midi, ma mère me prévient…
« Ferdinand, qu’elle commence tout de suite… Déjà tout à fait résignée, absolument convaincue… M. Lavelongue sort d’ici !… en personne !… lui-même ! Tu sais ce qu’il m’a dit ?… Il ne veut plus de toi au magasin ! Voilà ! C’est du propre ! Il était déjà mécontent, mais à présent c’est un comble ! Tu restes, me dit-il, des heures caché au grenier !… Au lieu d’avancer ton travail !… Et tu débauches le petit André !… Il t’a surpris ! Ne nie pas !… En train de raconter des histoires ! des dégoûtantes même !… Tu ne peux pas dire le contraire ! Avec un enfant du peuple ! Un enfant abandonné ! M. Lavelongue nous connaît depuis dix ans, heureusement mon Dieu ! Il sait que nous n’y sommes pour rien ! Il sait comment nous trimons ! Tous les deux ton père et moi pour te donner le nécessaire !… Il sait bien ce que nous valons ! Il nous estime ! Il a pour nous des égards. Il m’a demandé de te reprendre… Par considération pour nous, il ne te renverra pas… Il nous épargnera cet affront !… Ah ! quand je vais lui dire à ton père !… Il en fera une maladie !… »
Alors lui il est arrivé, il rentrait tout juste du bureau. Quand il a ouvert la porte, elle s’est remise au récit… En entendant les circonstances, il se retenait à la table. Il en croyait pas ses oreilles… Il me regardait du haut en bas, il en haussait les épaules… Elles retombaient d’accablement… Devant un tel monstre plus rien n’était compréhensible ! Il rugissait pas… Il cognait même plus… Il se demandait comment subir ?… Il abandonnait la partie. Il se balançait sur sa chaise… « Hum !… Hum !… Hum !… » qu’il faisait seulement aller et retour… Il a dit à la fin quand même… :
« Alors tu es encore plus dénaturé, plus sournois, plus abject que j’imaginais, Ferdinand ? »
Après il a regardé ma mère, il la prenait à témoin qu’il y avait plus rien à tenter… Que j’étais irrémédiable…
Moi-même je restais atterré, je me cherchais dans les tréfonds, de quels vices immenses, de quelles inouïes dépravations je pouvais être à la fin coupable ?… Je ne trouvais pas très bien… J’étais indécis… J’en trouvais des multitudes, j’étais sûr de rien…
Mon père, il a levé la séance, il est remonté dans la chambre, il voulait penser tout seul… J’ai dormi dans un cauchemar… Je voyais tout le temps, le petit André, en train de raconter des horreurs à M. Berlope…
Le lendemain tantôt, on a été avec maman chercher mon certificat… M. Lavelongue nous l’a remis en personne… En plus il a voulu me causer…
« Ferdinand ! qu’il a fait comme ça : Eu égard à vos bons parents, je ne vous renverrai pas… Ce sont eux qui vous reprennent !… De leur plein gré ! Vous comprenez la différence ?… J’éprouve de la peine, croyez-le, à vous voir partir de chez nous. Seulement voilà ! vous avez par votre inconduite semé beaucoup d’indiscipline à travers tous les rayons !… Moi, n’est-ce pas, je suis responsable !… Je sévis ! c’est juste !… Mais que cet échec vous fasse sérieusement réfléchir ! Le peu que vous avez appris vous servira sûrement ailleurs ! Aucune expérience n’est perdue ! Vous allez connaître d’autres patrons, peut-être moins indulgents encore !… C’est une leçon qu’il vous fallait… Eh bien ! vous l’avez Ferdinand ! Et qu’elle vous profite !… À votre âge tout se rattrape !… » Il me serrait la main avec beaucoup de conviction. Ma mère était émue comme il est pas possible de dire… Elle se tamponnait les yeux.
« Fais des excuses, Ferdinand ! qu’elle m’a ordonné, comme on se levait pour partir… Il est jeune, Monsieur, il est jeune !… Remercie M. Lavelongue de t’avoir donné malgré tout un excellent certificat… Tu ne le mérites pas, tu sais !
— Mais ce n’est rien, ma chère Madame, absolument rien, je vous assure. C’est bien là moindre des choses ! Ferdinand n’est pas le premier jeune homme qui part un peu du mauvais pied ! Hé ! là ! là ! non. Dans dix ans d’ici, tenez, c’est lui-même, j’en suis certain, qui viendra me dire… là… À moi ! tout en personne :
« “ M. Lavelongue, vous avez bien fait ! Vous êtes un brave homme ! Grâce à vous j’ai compris ! ”… Mais aujourd’hui, il m’en veut !… Mais c’est bien normal !… » Ma mère protestait… Il me tapotait sur l’épaule. Il nous montrait la sortie.
Dès le lendemain, pour la réserve, ils ont fait venir un autre roupiot… Je l’ai su… Il a pas duré trois mois… Il se ramassait dans toutes les rampes… Il était crevé au boulot.
Mais moi ça m’avançait pas d’être coupable ou innocent… Je devenais un vrai problème pour toute la famille. L’oncle Édouard il s’est mis en chasse d’une autre place pour moi, dans la Commission, que je refasse encore mes débuts. Ça lui était plus si commode… Il fallait que je change de « partie »…
J’avais déjà un passé… Il valait mieux qu’on en cause pas. C’est d’ailleurs ce qu’on a décidé.