Nous autres on avait l’occasion d’aller souvent à la campagne. L’oncle Édouard, le frère à maman, il ne demandait pas mieux que de nous faire plaisir. Il proposait des excursions. Papa les acceptait jamais. Il trouvait toujours des prétextes pour se défiler. Il voulait rien devoir à personne, c’était son principe.
Il était moderne l’oncle Édouard, il réussissait très bien dans la mécanique. D’abord, il était habile et faisait ce qu’il voulait de ses dix doigts. C’était pas un dépensier, il nous aurait pas entraînés, mais quand même la moindre sortie ça revient forcément assez cher… « Cent sous, comme disait maman, ça fond dès qu’on est dehors ! »
La triste histoire des Caravals avait quand même ému le Passage, si profondément qu’il a fallu prendre des mesures. Soudain, on a découvert que tout le monde était « pâlot ». On se refilait des conseils entre boutiques et magasins. On ne pensait plus que par microbes et aux désastres de l’infection. Les mômes ils l’ont sentie passer la sollicitude des familles. Il a fallu qu’ils se la tapent l’Huile de Foie de Morue, renforcée, à redoublement, par bonbonnes et par citernes. Franchement ça faisait pas grand-chose… Ça leur donnait des renvois. Ils en devenaient encore plus verts, déjà qu’ils tenaient pas en l’air, l’huile leur coupait toute la faim.
Il faut avouer que le Passage, c’est pas croyable comme croupissure. C’est fait pour qu’on crève, lentement mais à coup sûr, entre l’urine des petits clebs, la crotte, les glaviots, le gaz qui fuit. C’est plus infect qu’un dedans de prison. Sous le vitrail, en bas, le soleil arrive si moche qu’on l’éclipse avec une bougie. Tout le monde s’est mis à suffoquer. Le Passage devenait conscient de son ignoble asphyxie !… On ne parlait plus que de campagne, de monts, de vallées et merveilles…
Édouard s’est encore offert pour nous sortir un dimanche, nous promener jusqu’à Fontainebleau. Papa s’est laissé convaincre, enfin. Il a préparé nos habits et les provisions.
Le premier tricycle d’Édouard c’était un monocylindre, trapu comme un obusier avec un demi-fiacre par-devant.
On s’est levé ce dimanche-là encore bien plus tôt que d’habitude. On m’a torché le cul à fond. On a attendu une heure, au rendez-vous de la rue Gaillon que l’engin arrive. Le départ pour la randonnée c’était pas une petite affaire. Ils s’étaient mis au moins six pour le pousser depuis le Pont Bineau. On a rempli les réservoirs. Le gicleur a bavé partout. Le volant avait des renvois… Y a eu des explosions horribles. On a remis ça à la volée, à la courroie… On s’attelait dessus à trois ou six… Enfin une grande détonation !… Le moteur se met à tourner. Il a pris feu encore deux fois… On l’a rapidement éteint. Mon oncle a dit : « Montez Mesdames ! Je crois à présent qu’il est chaud ! On va pouvoir se mettre en route !… » Le courage c’était de rester dessus. La foule se pressait alentour. On s’est coincés Caroline, ma mère et moi-même, si bien ficelés sur la banquette, empaquetés de telle façon, si fort souqués dans les nippes et par les agrès que seule ma langue a dépassé. Avant de partir je prenais quand même une bonne petite beigne, pour pas que je me croye tout permis.
Le tricar, il se cabrait d’abord et puis il retombait sur lui-même… Il ruait encore deux, trois secousses… Des cracs affreux et des hoquets… La foule refluait d’épouvante. On croyait déjà tout fini… Mais le truc en saccades intenses gravissait la rue Réaumur… Mon père avait loué un vélo… Il profitait de la montée pour en mettre un coup par-derrière… Le moindre arrêt c’était la panne définitive… Il fallait qu’il nous pousse à fond… Au Square du Temple on faisait la pause. On repartait à toute violence. Mon oncle déversait la graisse, en pleine marche, à plein goulot, à travers les bielles, la chaîne et le bastringue. Fallait que ça jute comme un paquebot. Dans le coupé avant c’est la crise… Ma mère a déjà mal au bide. Si elle se relâche, si on s’arrête, ça peut être la fin du moteur… Qu’il s’étrangle et nous sommes foutus !… Ma mère se maintient héroïque. Mon oncle juché sur son enfer, en scaphandrier poilu, environné de mille flammèches, nous adjure au-dessus du guidon de nous cramponner au bazar !… Mon père nous suit à la trace. Il pédale à notre secours. Il ramasse tous les morceaux au fur et à mesure qu’ils se débinent, des bouts de commande et des boulons, des petites goupilles et des grosses pièces. On l’entend jurer, sacrer plus fort que tout son pétard.
Ça dépend des pavés le désastre… Ceux de Clignancourt nous firent sauter les trois chaînes… Ceux de la barrière de Vanves c’était la mort des ressorts avant… On a perdu toutes les lanternes et la trompe à gueule de serpent dans les petits cassis, au-dessus des travaux de La Villette… Vers Picpus et la Grand-Route, on a perdu tellement de choses, que mon père en oubliait…
Je l’entends encore jurer derrière, « que ça devenait la fin du monde ! Qu’on serait surpris par la nuit ! »
Tom précédait notre aventure, le trou de son cul c’était le repère. Il avait le temps de pisser partout. L’oncle Édouard, pas seulement il était adroit, il avait une science infinie de tous les raccommodages. Vers la fin de nos excursions, c’est lui qui retenait tout dans ses mains, la mécanique c’était ses doigts, il jonglait entre les cahots avec les ruptures et les tringles, il jouait des fuites comme du piston. C’était merveilleux de le voir en acrobatie. Seulement un moment donné quand même tout foirait à travers de la route… Alors on prenait de la bande, la direction filochait, on allait à dame au fossé. Ça crevait, giclait, renâclait un grand coup dans le fond de la mouscaille.
Mon père ralliait en hurlements… Le zinc râlait une dernière fois BUUAH !… Et puis c’était terminé ! Il s’affalait le dégueulasse !
On empestait la campagne avec un cambouis écœurant. On se dépêtrait du catafalque… On repoussait le tout jusqu’à Asnières. C’est là qu’il avait son garage. Mon père en action puissante, il saillait fort des mollets, en bas de laine à côtes… Les dames des bords se rinçaient l’œil. C’était la fierté à maman… Il fallait refroidir le moteur, on avait pour ça un petit seau en toile extensible. On allait puiser aux fontaines. Notre tricar ça tenait de l’usine sur une voiture des quatre-saisons. En poussant on se mettait en loques, tellement y avait des crochets et des fourbis tout pointus qui dépassaient tout autour…
À la barrière, mon oncle et papa entraient au bistrot se jeter une canette les premiers. Moi et les dames effondrés, râlants sur un banc d’en face, attendions notre limonade. Tout le monde était excédé. C’est moi qui prenais finalement. L’orage était sur la famille. Auguste tenait à faire sa crise. Il cherchait un petit prétexte. Il était soufflé, il reniflait comme un bull-dog. Y avait que moi qui pouvais servir. Les autres l’auraient envoyé moudre… Il se tapait un fort Pernod. Il avait pas l’habitude, c’était une extravagance… À propos que j’avais lacéré mon froc, il me passait la grande correction. Mon oncle intercédait un peu, ça l’enfuriait davantage.
C’est en rentrant de la campagne, que j’ai reçu les pires torgnioles. Aux barrières, y a toujours du monde. Je beuglais exprès pour l’emmerder, tant que je pouvais. J’ameutais, je me roulais sous les guéridons. Je lui faisais des hontes abominables. Il rougissait de haut en bas. Il abhorrait qu’on le remarque. J’aurais voulu qu’il en crève. On repartait comme des péteux, courbés sur l’instrument farouche.
Y avait toujours tellement des disputes à nos retours des excursions qu’à force mon oncle a renoncé.
« Le petit, qu’on a dit alors, l’air lui fait sûrement du bien !… mais l’automobile, ça l’énerve !… »