La façon qu’il s’est arrangé l’oncle Édouard pour que mon père insiste plus… Qu’il me foute entièrement la paix… Je l’ai jamais sue exactement… Je crois qu’il a dû lui faire comprendre que son truc disciplinaire, de m’envoyer à la Roquette, c’était pas encore si peinard… Que j’y resterais peut-être pas toujours !… Que je m’échapperais peut-être tout de suite… exprès pour venir le buter… et puis qu’alors cette fois-là je le ratatinerais pour le compte… Enfin il s’est débrouillé !… Il m’a pas fait de confidences… Je lui en demandais pas non plus.
Chez l’oncle, son logement, c’était gentiment situé, c’était riant, agréable… Ça dominait sur les jardins rue de Vaugirard, rue Maublanc… Y en avait des ribambelles de petits bosquets, de potagers, devant et derrière… Ça grimpait les chèvrefeuilles tout autour des fenêtres en façades… Chacun avait son petit carré entre les maisons, radis, salades et mêmes tomates… et de la vigne ! Ça me rappelait tout ça ma laitue… Elle m’avait pas porté bonheur ! Je me sentais faible extrêmement comme si je relevais d’une maladie. Mais dans un sens je me trouvais mieux. Je me sentais plus du tout traqué au domicile de l’oncle Édouard ! Je recommençais à respirer !…
Dans sa chambre à lui, il y avait comme embellissement, des séries entières de cartes, épinglées en éventails, en fresques, en guirlandes… Les « Rois du volant »… Les « Rois de la pédale » et les « Héros de l’aviation »… Il se les payait toutes au fur et à mesure… Son projet final c’était que ça forme une tapisserie, que ça recouvre entièrement les murs… Ça serait plus bien long à présent… Paulhan et sa petite calotte en fourrure… Rougier, le grand tarin tordu… Petit-Breton, mollet d’acier, maillot de zèbre !… Farman, la barbe… Santos-Dumont, fœtus intrépide !… Le vicomte Lambert, spécialiste de la tour Eiffel… Latham, le grand désabusé !… La « Panthère noire » Mac Namara… Sam Langford le tout en cuisses !… Une centaine d’autres gloires encore… aussi de la boxe forcément !…
On avait pas la mauvaise vie… On s’arrangeait pas mal du tout… Mon oncle, en rentrant de son business et des mille démarches pour sa pompe il me parlait des « évents » sportifs… Il supputait tous les risques… Il connaissait toutes les faiblesses, les tics, les astuces des champions… On déjeunait, on dînait sur la toile cirée, on faisait la tambouille ensemble… On discutait le coup en détail, les chances de tous les favoris…
Le dimanche, on était gonflés… Sur les dix heures du matin, dans la grande Galerie des Machines c’était fantastique comme coup d’œil… On arrivait bien en avance… On se piquait là-haut dans le virage… On s’embêtait pas une seconde… Il bagottait sec l’oncle Édouard, d’un bout de la semaine à l’autre… C’était un écureuil aussi… C’était pas encore au point absolument comme il voulait son histoire de pompe… Il avait même beaucoup d’ennuis à cause des brevets… Il comprenait pas très bien les difficultés… Ça venait surtout de l’Amérique… Mais de bonne ou de mauvaise humeur il me faisait jamais des discours… Jamais il parlait de sentiments… C’est ce que j’estimais bien chez lui… En attendant, il m’hébergeait. Je demeurais dans sa seconde pièce. Mon sort était en suspens. Mon père voulait plus me revoir… Il continuait ses bafouillages… Ce qu’il aurait voulu par exemple c’est que je parte au régiment… Mais j’avais pas encore l’âge… Je comprenais tout ça par bribes… L’oncle, il aimait pas qu’on en cause… Il aimait mieux parler des sports, de sa pompe, de boxe, d’ustensiles… de n’importe quoi… Les sujets brûlants ça lui faisait mal… et à moi aussi…
Tout de même à propos de ma mère, il devenait un peu plus bavard… Il me ramenait comme ça des nouvelles… Elle pouvait plus marcher du tout… Je tenais pas beaucoup à la revoir… À quoi ça aurait servi ?… Elle disait toujours les mêmes choses… Enfin le temps a passé… Une semaine, puis deux, puis trois… Ça pouvait pas s’éterniser… Je pouvais pas prendre des racines… Il était gentil, mon oncle, mais précisément… Et puis alors comment vivre ? Rester toujours à sa charge ?… C’était pas sérieux… J’ai fait une petite allusion… « On verra plus tard ! », qu’il a répondu… C’était pas du tout pressé… Qu’il s’en occupait…
Il m’a appris à me raser… Il avait un système spécial, subtil et moderne et remontable dans tous les sens et même à l’envers… Seulement alors si délicat, que c’était un blot d’ingénieur quand il fallait changer la lame… Ce petit rasoir si sensible c’était un autre nid à brevets, une vingtaine en tout, m’a-t-il expliqué.
C’est moi qui préparais la table, qu’allais chercher les provisions… Je suis resté comme ça dans l’attente et la fainéantise encore presque un mois et demi… à me prélasser comme une gonzesse… Jamais ça m’était arrivé… Je faisais aussi la vaisselle. Y avait pas d’excès au chiffon !… Après, je me promenais où je voulais… Exactement !… C’était une affaire !… J’avais pas un but commandé… Rien que des véritables balades… Il me le répétait tous les jours, avant de sortir, l’oncle Édouard. « Va te promener ! Va donc Ferdinand ! Comme ça droit devant toi… T’occupe pas du reste !… Va par où ça te fera plaisir !… Si t’as un endroit spécial, vas-y ! Vas-y donc ! Jusqu’au Luxembourg si tu veux !… Ah ! Si j’étais pas si pris… J’irais moi voir jouer à la Paume… J’aime ça moi la Paume… Profite donc un peu du soleil… Tu regardes rien, t’es comme ton père !… » Il demeurait encore un instant. Il bougeait plus, il réfléchissait… Il a rajouté… « Et puis tu reviendras tout doucement… Je rentrerai ce soir un peu plus tard… » Il me donnait en plus un petit flouze, des trente sous, deux francs… « Entre donc dans un cinéma… si tu passes par les boulevards… T’as l’air d’aimer ça les histoires… »
De le voir aussi généreux… et moi de lui rester sur le râble, ça commençait à me faire moche… Mais j’osais pas trop raisonner. J’avais trop peur qu’il se formalise… Depuis toute cette comédie je me gafais dur des conséquences… J’attendrais donc encore un peu que ça se rambine de soi-même… Pour ne pas occasionner des frais je lavais tout seul mes chaussettes pendant le temps qu’il était sorti… Chez lui c’était disposé, par les pièces en enfilade, mais les unes assez loin des autres. La troisième, près de l’escalier, elle était curieuse, ça faisait comme un petit salon… mais presque avec rien dedans… une table au milieu, deux chaises et un seul tableau sur le mur… Une reproduction, une immense, de L’Angélus de Millet… Jamais j’en ai vu d’aussi large !… Ça tenait tout le panneau entier… « C’est beau ça hein, Ferdinand ? » qu’il demandait l’oncle Édouard à chaque fois qu’on passait devant pour aller à la cuisine. Parfois on demeurait un instant pour le contempler en silence… On parlait pas devant L’Angélus… C’était pas les « Rois du volant » !… C’était pas pour les bavardages !
Je crois qu’au fond l’oncle, il devait se dire que ça me ferait joliment du bien d’admirer une œuvre pareille… Que pour une vacherie comme la mienne c’était comme un genre de traitement… Que peut-être ça m’adoucirait… Mais il a jamais insisté… Il se rendait tout à fait compte des choses délicates… Il en parlait pas, voilà tout… C’était pas seulement un homme pour la mécanique l’oncle Édouard… Faudrait pas confondre… Il était extrêmement sensible on peut pas dire le contraire… C’est même enfin à cause de ça que j’étais de plus en plus gêné… Ça me tracassait de plus en plus de rester là comme un plouc à goinfrer sa croûte… Un vrai sagouin culotté… Merde !… Ça suffisait…
Je lui ai demandé une fois de plus, je me suis risqué, si y aurait pas d’inconvénient à ce que je me remette en campagne… que je relise un peu les « annonces »… « Reste donc par ici ! qu’il m’a fait… T’es pas bien ? Tu souffres de quelque chose, mon zouave ? Va donc te promener ! Ça te vaudra mieux !… Te mêle de rien !… Tu vas te refoutre dans tes andouilles !… C’est moi qui vais te trouver le boulot ! Je m’en occupe suffisamment ! Laisse-moi faire tranquille ! Fourre pas ton blaze de ce côté-là ! T’as encore trop la pétasse ! Tu peux seulement que tout bousiller… T’es trop nerveux pour l’instant ! Et puis je me suis entendu avec ton père et ta mère… Va encore faire des balades… Ça durera sûrement pas toujours ! Va par les quais jusqu’à Suresnes ! Prends le bateau, tiens ! Change-toi d’air ! Y a rien de meilleur que ce bateau-là ! Descends à Meudon si tu veux ! Change-toi les idées !… Dans quelques jours je te dirai… Je vais avoir quelque chose de très bien !… Je le sens !… J’en suis sûr !… Mais il faut rien brutaliser !… Et j’espère que tu me feras honneur !…
— Oui mon oncle !… »