Un malheur arrive jamais seul !… Nous eûmes de nouveaux déboires avec le Zélé toujours de plus en plus fendu, ravaudé, perclus de raccrocs… tellement perméable et foireux qu’il s’effondrait dans ses cordes !…

L’automne arrivait, ça commençait à souffler ! Il flanchait dans la rafale, il s’affaissait, le malheureux, au départ même, au lieu de s’élancer dans les airs… Il nous ruinait en hydrogène, en gaz méthanique… À force de pomper tout de même, il prenait un petit élan… Avec deux ou trois soubresauts il franchissait assez bien les premiers arbustes… s’il arrachait une balustrade, il fonçait alors dans le verger… Il repartait encore une secousse… Il ricochait contre l’église… Il emportait la girouette… Il refoulait vers la campagne… Les bourrasques le ramenaient en vache… en plein dans les peupliers… Des Pereires attendait plus… Il lâchait tous les pigeons… Il envoyait un grand coup de bugle… Il me déchirait toute la sphère… Le peu de gaz s’évaporait… J’ai dû comme ça le ramasser en situation périlleuse aux quatre coins de la Seine-et-Oise, dans la Champagne et même dans l’Yonne ! Il a raclé avec son cul toutes les betteraves du Nord-Est. La belle nacelle en rotin, elle avait plus de forme à force… Sur le plateau d’Orgemont, il est resté deux bonnes heures entièrement enfoui, coincé dans le milieu de la mare, un purin énorme ! Mouvant, floconnant, prodigieux !… Tous les croquants des abords ils se poêlaient à se casser les côtes… Quand on a replié le Zélé, il sentait si fortement les matières et le jus de la fosse, et Courtial d’ailleurs aussi, entièrement capitonné, fangeux, enrobé, soudé dans la pâte à merde ! qu’on a jamais voulu de nous dans le compartiment… On a voyagé dans le fourgon avec l’ustensile, les agrès, la came.

En rentrant au Palais-Royal, c’était pas fini !… Notre aérostat joli, il empestait encore si fort, comme ça même au tréfonds de la cave, qu’il a fallu que nous brûlions et pendant presque tout l’été au moins dix casseroles de benjoin, de santal et d’eucalyptus… des rames de papier d’Arménie !… On nous aurait expulsés ! Y avait déjà des pétitions…

Tout ça encore c’était remédiable… Ça faisait partie des aléas, des avatars du métier… Mais le pire, le coup fatal il nous fut certainement porté par la concurrence des avions… On peut pas dire le contraire… Ils nous soulevaient tous nos clients… Même nos plus fidèles comités… ceux qu’avaient entièrement confiance, qui nous prenaient presque à coup sûr… Péronne, Brives-la-Vilaine, par exemple ! Carentan-sur-Loing… Mézeux… Des assemblées de tout repos, entièrement dévouées à Courtial… qui le connaissaient depuis trente-cinq ans… Des endroits où depuis toujours on ne jurait que par lui… Tout ce monde-là se trouvait soudain des bizarres prétextes pour nous remettre à plus tard !… des subterfuges ! des foirures ! C’était la fonte ! La débandade !… C’est surtout à partir de mai et de juin-juillet 1911 que les choses se gâtèrent vraiment… Le dénommé Candemare Julien, pour ne citer que celui-ci, avec sa seule Libellule il nous pauma plus de vingt clients !…

Nous avions pourtant consenti à des rabais à peine croyables… Nous allions de plus en plus loin… Nous emportions notre hydrogène… la pompe… le condensimètre… Nous sommes allés à Nuits-sur-Somme pour cent vingt-cinq francs ! gaz compris ! Et transport en sus !… C’était plus tenable à vrai dire ! Les bourgs les plus suppureux… Les sous-préfectures les plus rances ne juraient plus que par cellule et biplan !… Wilbur Wright et les « métinges » !…

Courtial avait bien compris que c’était la lutte à mort… Il a voulu réagir… Il a tenté l’impossible. Il a publié coup sur coup, en pas l’espace de deux mois, quatre manuels et douze articles dans les colonnes de son cancan, pour démontrer « mordicus » que les avions voleraient jamais !… Que c’était un faux progrès !… un engouement contre nature !… une perversion de la technique !… Que tout ça finirait bientôt dans une capilotade atroce ! Que lui, Courtial des Pereires, qu’avait trente-deux ans d’expérience, ne répondait plus de rien ! Sa photographie dans l’article !… Mais il était déjà en retard sur le courant des lecteurs !… Absolument dépassé ! Submergé par la vogue croissante ! En réponse à ses diatribes, à ses philippiques virulentes il ne reçut que des injures, des bordées farouches et des menaces comminatoires… Le public des inventeurs ne suivait plus des Pereires !… C’était l’exacte vérité… Il s’est entêté quand même… Il voulait pas en démordre !… Il a même repris l’offensive !… C’est ainsi qu’il a fondé la société « La Plume au Vent » à l’instant même le plus critique !… « Pour la défense du sphérique, du beaucoup plus léger que l’air ! » Exhibitions ! Démonstrations ! Conférences ! Fêtes ! Réjouissances ! Siège social au Génitron. Il est pas venu dix adhérents ! Ça sentait la terrible poisse ! Je suis retourné aux rafistolages… Dans l’ Archimède, le vieux captif, j’avais déjà tellement tapé que je ne trouvais plus un bout de convenable !… C’était plus que des morceaux pourris !… Et le Zélé valait guère mieux… Il était réduit à la corde ! On lui voyait la trame partout… Je suis payé pour le savoir !

Ce fut un dimanche à Pontoise notre dernière sortie sphérique. On s’était risqué quand même… Ils avaient dit ni oui ni non !… On l’avait extrêmement dopé le malheureux déconfit, ramassé les franges dans les coins, retourné dessus-dessous… On l’avait un peu étayé avec des plaques en cellophane… du caoutchouc, du fusible et des étoupes de calfats ! Mais malgré tout, devant la Mairie, ce fut sa condamnation, la crise terminale ! On a eu beau lui pomper presque en entier un gazomètre… Il perdait plus qu’il ne prenait… C’était un coup d’endosmose, Pereires a tout de suite expliqué… Et puis comme on insistait, il s’est complètement pourfendu… dans un bruit d’horrible colique !… L’odeur infecte se répand !… Les gens se sauvent devant les gaz… Ce fut une panique ! une angoisse !… En plus, voilà l’énorme enveloppe qui redégringole sur les gendarmes !… Ça les étouffe, ils restent coincés dans les volants… Ils gigotaient dessous les plis !… Ils ont bien failli suffoquer !… Ils étaient faits comme des rats !… Au bout de trois heures d’efforts, on a dégagé le plus jeune !…, les autres ils étaient évanouis… On était plus populaires ! On s’est fait injurier terrible !… Glavioter par les gamins !…

Quand même, on a replié le bastringue… on a trouvé des charitables… Heureusement que le jardin de la fête c’était tout près de la grande écluse !… On a parlé à une péniche… Ils ont bien voulu qu’on se case… Ils descendaient sur Paris… On a viré toute notre camelote au fin fond de la cale…

Le voyage s’est bien passé… On a mis à peu près trois jours… Un beau soir, on est parvenus au « Port à l’Anglais »… C’était la fin des ascensions !… On s’était pas mal amusé à bord du chaland… C’était des bonnes gens bien aimables… Des Flamands du Nord… On a bu tout le temps du café… tellement qu’on pouvait plus dormir… Ils jouaient bien de leur accordéon… Je vois encore le linge qui séchait sur toute la longueur du capot… Toutes les couleurs les plus vivaces… des framboise, des safran, des verts, des orange. Y en avait pour tous les goûts… J’ai appris à leurs petits gniards à faire des bateaux en papier… Ils en avaient jamais vu.

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