Peu à peu, à force de vivre avec Courtial dans la grande intimité, j’ai bien saisi sa nature… C’était pas extrêmement brillant tout à fait en dessous. Il était même assez carne, mesquin, envieux et sournois… Maintenant, demeurant équitable, il faut bien admettre que c’était un terrible afur le boulot qu’il s’envoyait ! de se démerder comme un perdu, à longueur d’année, c’est exact, contre la bande des grands maniaques, les abonnés du Génitron…
Il passait des heures horribles, absolument ravagées… dans un déluge de conneries… Il fallait qu’il tienne quand même, qu’il se défende, qu’il renvoie les coups, qu’il emporte toutes les résistances, qu’il leur laisse la bonne impression, qu’ils s’en aillent tous assez heureux avec l’envie de revenir…
D’abord il a renâclé, Courtial, pour me prendre à son service. Il y tenait pas… Il me trouvait un peu trop grand, un peu trop large, un peu costaud pour sa boutique. Déjà on pouvait plus remuer, tellement c’était un fouillis… Et cependant j’étais pas coûteux. On m’offrait au « pair », juste le logement, la nourriture… Mes parents étaient bien d’accord. Je n’avais pas besoin d’argent qu’ils répétaient à mon oncle… J’en ferais sûrement mauvais usage… Ce qu’était beaucoup plus essentiel, c’est que je retourne plus chez eux… C’était l’avis unanime de toute la famille, des voisins aussi et de toutes nos connaissances. Qu’on me donne à faire n’importe quoi ! qu’on m’occupe à n’importe quel prix ! n’importe où et n’importe comment ! Mais qu’on me laisse pas désœuvré ! et que je reste bien à distance. D’un jour à l’autre, de la façon que je débutais, je pouvais foutre le feu au « Passage » ! C’était le sentiment général…
Y aurait bien eu le régiment… Mon père il demandait pas mieux… Seulement j’avais toujours pas l’âge… Il me manquait au moins dix-huit mois… Du coup, l’occasion des Pereires et son vaillant Génitron ça tombait joliment à pic, c’était réellement une aubaine !…
Mais il a beaucoup hésité, tergiversé le Courtial… Il a demandé à sa femme ce qu’elle en pensait ! Elle a pas fait d’objection… Au fond, elle s’en fichait pas mal, elle venait jamais aux Galeries, elle restait à Montretout, dans son pavillon. Avant qu’il se décide, je suis retourné le voir tout seul au moins une dizaine de fois… Il parlait beaucoup d’abondance… toujours, et tout le temps… Moi, je savais très bien écouter… Mon père !… L’Angleterre !… J’avais écouté partout… Dès lors, j’avais l’habitude !… Ça ne me gênait pas du tout ! J’avais pas besoin de répondre. C’est comme ça que je l’ai séduit… En fermant ma gueule… Un soir, il m’a dit finalement :
« Voilà mon garçon ! Je vous ai fait attendre pas mal, mais maintenant j’ai bien réfléchi, vous allez rester chez moi ! Je crois que nous pouvons nous entendre… Seulement, il ne faut rien me demander… Ah ! non ! pas un sol ! Pas un pélot ! Ah ! pas moyen ! Ah ! cela non ! N’y comptez pas ! N’y comptez jamais ! J’ai déjà un mal incroyable dans l’état capricieux des choses à joindre les deux bouts ! à faire les frais du “ périodique ”, à tranquilliser l’imprimeur ! je suis harcelé ! perclus ! rendu ! Vous m’entendez bien ! On me quémande nuit et jour ! Et l’imprévu des clichés ? De nouvelles charges ? À présent ? N’y songeons pas !… Ce n’est point une industrie ! Un négoce ! Quelque fructueux monopole ! Ah ça mais non ! Nous n’avons qu’un frêle esquif au vent de l’esprit !… Et que de tempêtes, mon ami, que de tempêtes !… Vous embarquez ? Soit. Je vous accueille ! Je vous prends ! Soit ! Montez à bord ! Mais je vous le dis bien d’avance ! Pas un doublon dans les cales ! Rien dans les mains ! Peu dans les poches ! Point d’amertume ! Point de rancœur !… Vous préparerez le déjeuner ! Vous coucherez à l’entresol, j’y couchais moi-même autrefois… dans le bureau tunisien… Vous arrangerez votre sofa… L’on y demeure parfaitement… Vous y serez joliment tranquille ! Ah ! veinard !… Vous verrez un peu sur le soir ! quel séjour ! Quel calme ! Le Palais-Royal est à vous absolument tout entier à partir de neuf heures !… Vous serez heureux Ferdinand !… À présent, tenez ! moi-même ! qu’il pleuve, qu’il gronde, qu’il rafale ! Il faut que je m’envoie Montretout ! C’est une sujétion infecte ! Je suis attendu ! Ah ! je vous assure que c’est souvent abominable ! Je suis excédé au point de m’en projeter sous les roues quand je regarde la locomotive !… Ah ! Je me retiens ! C’est pour ma femme ! Un peu aussi pour mes essais ! Mon jardin radio-tellurique ! Enfin ! tout de même ! J’ai rien à dire ! Elle a beaucoup supporté ! Et elle est charmante quand même ! Vous la verrez un de ces jours Mme des Pereires ! Son jardin lui fait si plaisir !… C’est tout pour elle ! Elle a pas grand-chose dans la vie ! Ça et puis son pavillon ! Et puis un peu moi, tout de même ! Je m’oublie ! Ah ! c’est drôle ! Allons assez rigolé ! C’est conclu ! C’est bien ainsi Ferdinand ! Topez là ! En bon accord ? D’homme à homme ! Bien ! Dans la journée, vous ferez nos courses. Vous n’en manquerez pas ! Mais n’ayez crainte, Ferdinand, je veux aussi vous entreprendre, vous guider, vous armer, vous élever à la connaissance… Point de salaire ! Certes ! Soit ! Nominal c’est-à-dire ! Mais du spirituel ! Ah ! vous ne savez pas Ferdinand ce que vous allez gagner ? Non ! non ! non ! Vous me quitterez Ferdinand, un jour… forcément… » Sa voix devenait déjà triste. « Vous me quitterez… Vous serez riche ! Oui ! riche ! Je le dis !… »
Il m’en faisait ouvrir la gueule, je restais béant.
« Vous me comprenez, tout n’est pas dans un porte-monnaie !… Ferdinand ! Non ! Il n’y a rien dans un porte-monnaie ! Rien !… »
C’était bien aussi mon avis…
« Et puis d’abord, songeons-y ! Que je vous fasse d’abord un titre ! Une raison d’être ! C’est capital dans nos affaires ! Une présentation légitime l… Je vais vous mettre sur les papiers, sur tous les papiers ! “ Secrétaire du Matériel. ” Hein ? Ça me paraît des plus convenables… Ça vous va ? Pas prétentieux ?… Pas vague ?… Ça va ? »
Ça m’allait absolument… Tout m’allait… Mais le condé du matériel c’était pas honoraire du tout… Ça existait comme boulot !… Il m’a affranchi d’emblée… C’est bien moi qui devais me taper toute la bagotte des livraisons avec la voiture à bras… Tout les va-et-vient de l’imprimeur… Et puis c’était moi encore le responsable pour les accrocs du grand sphérique… c’est moi qui devais lui retrouver tous ses instruments à la traîne, baromètres, haubans, toutes les petites broutilles, toute la quincaille… C’est moi qui raccommodais les gnons et la grande enveloppe… C’est moi qui rafistolais avec un filin et la colle. C’est moi qui refaisais tous les nœuds avec les câbles, les cordelettes… les agrès qui pétaient en route… Le Zélé c’était un sphérique infiniment vénérable qui tenait une sacrée bouteille, même comme ça au fond de la cave saupoudré dans la naphtaline… des asticots par myriades venaient se régaler dans ses plis… Heureusement encore que les rats ils se dégoûtaient du caoutchouc… y avait que des toutes petites souris qui croûtaient la trame. Je lui ai cherché du Zélé tous ses accrocs, ses moindres lacunes, je le réparais en « fonds de culotte » « surjeté », « rebordé », « plissé », ça dépendait des fissures… Il foirait d’un peu partout, je le ravaudais des heures entières, ça finissait par me passionner…
Dans le cagibi du gymnase, y avait tout de même un peu plus de place… Et puis il fallait pas qu’ils me voyent… les visiteurs de la boutique…
Un jour ou l’autre, c’était compris dans notre accord solennel, je devais aussi monter dans le truc, à l’altitude de trois cents mètres… Un dimanche quelconque… Je serais le « second » aux ascensions… Je changerais alors de titre… Il me disait ça, je suppose, pour que je reprise avec plus de soin… Il était extrêmement rusé dessous ses sourcils l’escogriffe !… Il me biglait de son petit œil vicelard… Je le voyais venir, moi aussi… Il était bourreur comme pas deux !… Il me faisait « monter » à l’avance !… Enfin on bouffait assez bien dans l’arrière-boutique… J’étais pas très malheureux… Il fallait bien qu’il me possède ! Il aurait pas été patron !
Pendant comme ça que je trafiquais dans le fond de mes coutures, il venait me rencarder généralement sur les quatre heures.
« Ferdinand ! Je ferme le magasin… Si on vient… Si ils me demandent… tu répondras que je suis parti depuis cinq minutes, d’ailleurs je me dépêche ! Je serai revenu bientôt ! »
J’ai su, à force, où il allait. Il cavalait aux « Émeutes », le petit bar du Passage Villedo, au coin de la rue Radziwill pour les « résultats des courses »… C’était l’heure précise… Il m’en disait rien de très net… Mais je savais quand même… S’il avait gagné il sifflait un air de « Matchiche »… C’était pas souvent… S’il avait perdu… il bouffait sa chique, il crachait partout… Il vérifiait sur Le Turf. Il le laissait traîner dans les coins, son canard des pronostics. Il cochait ses « dadas » au bleu… C’est ça le premier vice que j’y ai découvert.