S’il existe un truc au monde, dont on ne doit jamais s’occuper qu’avec une extrême méfiance, c’est bien du mouvement perpétuel !… On est sûr d’y laisser des plumes…

Les inventeurs, dans leur ensemble, ça peut se répartir par marotte… Y en a des espèces entières qui sont presque inoffensives… Les passionnés des « Effluves », les « telluriques » par exemple, les « centripètes »… C’est des garçons fort maniables, ils vous déjeuneraient dans la main… dans le creux… Les petits trouvailleurs ménagers c’est pas une race très dure non plus… Et puis tous les « râpe-gruyère »… Les « marmites sino-finlandaises », les cuillers à « double manche »… enfin tout ce qui sert en cuisine… C’est des types qui aiment bien la tambouille… C’est des bons vivants… Les perfectionneurs du « métro » ?… Ah ! il faut déjà faire gaffe ! Mais les tout à fait sinoques, les véritables déchaînés, les travailleurs au vitriol, viennent presque eux tous du « Perpétuel »… Ceux-là, ils sont résolus à n’importe quoi, pour vous prouver la découverte !… Ils vous retourneraient la peau du bide, si vous émettiez un petit doute… c’est pas des gens pour taquiner…

J’ai connu comme ça, chez Courtial, un garçon de bains-douches, qu’était fanatique… Il parlait que de son « pendule » et jamais encore qu’à voix basse… avec le meurtre dans les yeux… On avait aussi la visite d’un substitut de procureur en province… Il venait exprès du Sud-Ouest pour nous apporter son cylindre… un tube énorme en ébonite, qu’avait une soupape centrifuge, et un démarreur électrique… Dans la rue c’était facile à le repérer, même de très loin, il marchait jamais que de biais, comme un véritable crabe, le long des boutiques… Il neutralisait ainsi les attirances de Mercure et puis les effluves du Soleil, les « ioniques » qui traversent les nuages… Il quittait jamais non plus son énorme foulard autour des épaules, ni jour, ni nuit, en amiante tressé fil et soie… Ça c’était son détecteur d’ondes… S’il entrait dans l’ « interférence »… Immédiatement, il frissonnait… des bulles lui sortaient des narines…

Courtial il les connaissait tous et depuis une paye !… Il savait à quoi s’en tenir… Il en tutoyait un grand nombre. On s’en dépêtrait pas trop mal… Mais un jour l’idée lui est venue de monter avec eux le « Concours » !… C’était vraiment alors folie ! Tout de suite j’ai poussé le cri d’alarme !… Je l’ai hurlé immédiatement… Tout ! mais pas ça !… Aucun moyen de le retenir !… Il avait très besoin de pognon et puis de liquide immédiat… C’était tout à fait réel qu’on éprouvait un mal affreux à finir nos mois… qu’on devait déjà au moins six numéros du Génitron, à Taponier, l’imprimeur… On avait donc bien des excuses… Les ascensions, d’autre part, ne rendaient plus comme avant… Déjà les aéroplanes nous faisaient un tort terrible… Déjà en 1910, les péquenots ils s’agitaient… Ils voulaient voir des avions… Nous pourtant, on correspondait éperdument… pour ainsi dire sans relâche… On se défendait pied à pied… On relançait tous les bouseux… Et les archevêques… Et les Préfectures… Et les dames des Postes… et les pharmaciens… les Expositions horticoles… Rien qu’au printemps 1909, nous avons fait imprimer plus de dix mille circulaires… On se défendait donc à outrance… Mais aussi, faut dire que Courtial il rejouait aux courses. Il était retourné aux « Émeutes »… Il avait dû régler Naguère… Enfin toujours, ils se recausaient… je les avais bien vus… Il avait gagné comme ça, mon dabe, en une seule séance, à Enghien, d’un coup six cents francs sur « Carotte » et puis encore sur « Célimène » deux cent cinquante à Chantilly… Ça l’avait grisé… Il allait risquer davantage…

Le lendemain matin, il m’arrive comme ça tout chaud dans la boutique… Il m’attaque d’autor…

« Ah ! dis donc Ferdinand ! La veine ! La voilà ! C’est la veine !… Voici !… Tu m’entends, dix ans, dix années !… que je trinque presque sans arrêt !… Ça suffit !… J’ai la main !… Je la laisse plus tomber !… Regarde !… » Il me montre le Croquignol un nouveau canard des courses qu’il avait déjà tout biffé… en bleu, rouge, vert, jaune ! Je lui réponds moi aussitôt…

« Attention, M. des Pereires ! Nous sommes déjà le 24 du mois… Nous avons quatorze francs en caisse !… Taponier est bien gentil… assez patient, il faut le dire, mais enfin quand même, il veut plus livrer notre cancan !… J’aime autant vous prévenir tout de suite ! Ça fait trois mois qu’il m’engueule chaque fois que j’arrive rue Rambuteau… C’est plus moi qu’irai le relancer ! même avec la voiture à bras !

— Fous-moi la paix Ferdinand ! Fous-moi la paix… Tu m’obsèdes ! Tu me déprimes avec tes ragots… Tes sordidités… Je sens ! Je sens ! Demain, nous serons sortis d’affaire !… Je ne peux plus perdre une minute dans les ergotages ! Retourne dire à ce Taponier… De ma part tu m’entends bien ! De ma part cette fois… Ce salaud-là, quand j’y repense ! Il est gras à ma santé !… Ça fait vingt ans que je le nourris ! Il s’est constitué une fortune ! Gonflé ! Plusieurs ! Colossales ! avec mon journal !… Je veux faire encore quelque chose pour ce saligaud ! Dis-lui ! Tu m’entends ! Dis-lui ! Qu’il peut miser toute son usine, toute sa bricole, son attirail ! son ménage ! la dot de sa fille ! sa nouvelle automobile ! tout ! son assurance ! sa police ! qu’il ne laisse rien à la traîne ! la bicyclette de son fils ! Tout ! retiens bien ! Tout ! sur “ Bragamance ” gagnant… je dis “ gagnant ” ! pas “ placé ” ! dans la “ troisième ” ! Maisons, jeudi !… Voilà ! C’est comme ça mon enfant !… Je le vois le poteau ! et 1800 francs pour cent sous ! Tu m’entends exactement 1887… En fouille !… Retiens bien ! Avec ce qui me reste sur l’autre “ report ”… ça nous fera pour tous les deux ! 53 498 francs ! Voilà ! net !… Bragamance !… Maisons !… Bragamance !… Maisons !… »

Il a continué à causer… Il entendait pas mes réponses… Il est reparti par le couloir… C’était devenu un somnambule…

Le lendemain, je l’ai attendu tout l’après-midi… qu’il arrive… qu’il vienne un peu avec les cinquante-trois sacs… Il était passé cinq heures… Le voilà enfin qui s’amène… Je le vois qui traverse le jardin… Il regarde personne dans la boutique… Il vient vers moi directement… Il m’attrape par les épaules… Il me serre dans ses bras… Il bluffe plus… Il sanglote… « Ferdinand ! Ferdinand ! Je suis un infect misérable ! Un abominable gredin… Tu peux parler d’infamie !… J’ai tout perdu Ferdinand ! Tout notre mois, le mien ! le tien ! mes dettes ! les tiennes ! le gaz ! tout !… Je dois encore la mise à Naguère !… Au relieur, je lui dois dix-huit cents francs… À la concierge du théâtre, j’ai emprunté encore trente balles… Je dois encore en plus cent francs au garde-barrière de Montretout !… Je vais le rencontrer ce soir !… Tu vois dans quelle tourbe je m’enfonce !… Ah ! Ferdinand ! Tu as raison ! Je croule dans ma fange !… »

Il s’effondrait plus encore… Il se martyrisait… Il faisait… refaisait son total… Combien qu’il devait au fond ?… Y en avait toujours davantage… Il s’en trouvait tellement des dettes, que je crois qu’il en inventait… Il a cherché un crayon… Il allait tout recommencer… Je l’ai empêché résolument… Je lui ai fait alors comme ça :

« Voyons ! Voyons monsieur Courtial ! vous pouvez pas rester tranquille ? À quoi que ça ressemble ?… Si il revient des clients ! de quoi alors on aura l’air ? Il faut vous reposer plutôt !…

— Ferdinand ! comme tu as raison !… Tu parles plus sagement que ton maître ! Ce vieillard putride ! Un vent de folie Ferdinand ! Un vent de folie !… »

Il se tenait la bouille à deux mains…

« C’est incroyable ! C’est incroyable !… » Après un moment de prostration, il est allé ouvrir la trappe… Il a disparu tout seul… Je la connaissais sa corrida !… C’était toujours le même nibé !… Quand il refaisait une sale connerie… après l’étalage des salades, c’était le coup de la méditation… Mais pour la bectance mon ami ! Fallait quand même que je trouve du bulle !… On me faisait du « crédo » nulle part !… ni le boulanger… ni la fruitière… Il comptait bien là-dessus, la vache, que je m’étais fait une petite planque… Il s’était bien gouré quand même que je devais prendre mes précautions… Que moi j’étais pas dans la lune !… C’est moi, qui tournais prévoyant… C’était moi le fin comptable !… Avec la raclure des tiroirs, moi, j’ai tenu encore tout un mois… Et je nous ai fait bouffer pas mal… Et pas de la cropinette au sel !… de la vraie barbaque première !… de la frite à discrétion… et la confiture « pur sucre »… Voilà comme j’étais.

Il voulait pas taper sa femme… Elle savait rien à Montretout.

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