On est bien restés une semaine comme ça en pleine frénésie. Papa était si furieux, il se congestionnait tellement fort qu’on a redouté une « attaque ». L’oncle Édouard est revenu exprès de Romainville pour le raisonner. L’oncle Arthur avait pas assez d’influence, il était pas assez sérieux. Rodolphe lui, il était loin, il parcourait la province avec le cirque Capitol.
Les voisins et les parents, tout le monde au Passage a été d’avis qu’on devrait me purger et mon père aussi en même temps, que ça nous ferait du bien tous les deux. En cherchant les raisons des choses, ils ont fini par conclure, que sûrement c’étaient les vers qui m’avaient rendu si méchant… On m’a donné une substance… J’ai vu tout jaune et puis marron. Je me suis senti plutôt calmé. Mon père, par la réaction, il est resté au moins trois semaines absolument muet. Il me jetait seulement des coups d’œil, de loin, de temps à autre… des prolongés, suspicieux… Je restais son tourment, sa croix. On s’est tous repurgés encore, chacun son médicament. Lui l’eau de Janos, moi le ricin, elle la rhubarbe. Après ça ils ont résolu qu’on ferait plus jamais les marchés, que le trimard ça serait ma perte. Je rendais les choses impossibles, avec mes instincts criminels.
Ma mère m’a reconduit à l’école avec mille recommandations. Elle était dans tous ses états en arrivant rue des Jeûneurs. Les gens l’avaient déjà prévenue, qu’on me garderait pas huit jours. Je me suis pourtant tenu peinard, on m’a pas chassé. J’apprenais rien, c’est un fait. Ça me désespérait l’école, l’instituteur en barbiche, il en finissait jamais de nous brouter ses problèmes. Il me foutait la poisse rien qu’à le regarder. Moi d’abord d’avoir tâté, avec Popaul, la vadrouille, ça me débectait complètement de rester ensuite comme ça assis pendant des heures et des payes à écouter des inventions.
Dans la cour, les mômes, ils essayaient de se dérouiller, mais c’était piteux comme effort, le mur devant montait si haut qu’il écrasait tout, l’envie de rigoler leur passait. Ils rentraient chercher des bons points… Merde !
Dans la cour, y avait rien qu’un arbre, et sur la branche, il est venu qu’un seul oiseau. Ils l’ont descendu, les moutards, à coups de pierres et d’arbalète. Le chat l’a bouffé pendant toute une récréation. Moi j’obtenais des notes moyennes. J’avais peur d’être forcé de revenir. J’étais même considéré pour ma bonne tenue. On avait tous la merde au cul. C’est moi qui leur ai appris à se garder l’urine dans des petites bouteilles.
À la boutique, les jérémiades se renouvelaient de plus en plus. Ma mère ressassait son chagrin. Elle cherchait toutes les occasions pour se souvenir de sa maman, les moindres détails… S’il entrait une seule personne pour proposer un petit bibelot au moment de la fermeture, elle fondait tout de suite en larmes… « Si ma mère était encore là ! Elle se foutait à glapir, elle qui savait si bien acheter !… » Des réflexions désastreuses…
Nous avions une vieille copine, elle a bien su en profiter des mélancolies à maman… Elle s’appelait Mme Divonne, elle était presque aussi ancienne que la tante Armide. Après la guerre de 70, elle avait fait une fortune avec son mari, dans le commerce des gants « d’agneau », Passage des Panoramas. C’était une boutique célèbre, ils en avaient une autre encore, Passage du Saumon. À un moment, ils employaient dix-huit commis. « Ça s’arrêtait pas d’entrer et de sortir. » Grand-mère le racontait toujours. Le mari, de remuer tant de pognon ça l’avait grisé. Il avait d’un coup tout perdu et davantage, dans le Canal de Panama. Les hommes ça n’a pas de ressort, au lieu de remonter le courant, il s’est barré au loin avec une donzelle. Ils avaient tout lavé à perte. À présent c’était la débine. Elle vivait Mme Divonne, de droite à gauche. Son refuge c’était sa musique. Il lui restait des petits moyens, mais alors des si minuscules, qu’elle avait à peine pour bouffer et encore pas tous les jours. Elle profitait des connaissances. Elle s’était mariée par amour avec l’homme des gants. Elle était pas née dans le commerce, son père était Préfet d’Empire. Elle jouait du piano à ravir. Elle quittait pas ses mitaines à cause de ses mains délicates et des moufles épaisses en hiver, mais à résille, et ornées de roses pompon. Elle était coquette pour toujours.
Elle est entrée dans la boutique, elle était pas venue depuis longtemps. La mort de Grand-mère ça l’avait beaucoup affectée. Elle en revenait pas ! « Si jeune ! » qu’elle répétait après chaque phrase. Elle en parlait délicatement de Caroline, de leur passé, de leurs maris, du « Saumon » et des Boulevards… Avec bien des nuances et des précautions exquises. Elle était vraiment bien élevée. Je m’en rendais bien compte… À mesure qu’elle racontait, tout devenait comme un rêve fragile. Elle ôtait pas sa voilette, ni son chapeau… à cause du teint qu’elle prétextait… Surtout à cause de sa perruque… Pour dîner, il nous restait jamais beaucoup… On l’a invitée quand même… Mais au moment de finir la soupe, elle la relevait sa voilette et son chapeau et tout le bazar… Elle lampait le fond de l’assiette… Elle trouvait ça bien plus commode… Sans doute à cause du râtelier. On l’entendait qui jouait avec… Elle se méfiait des cuillers. Les poireaux, elle adorait ça, mais il fallait qu’on les lui découpe, c’était un tintouin. Quand on avait fini de croûter, elle voulait pas encore partir. Elle devenait frivole. Elle se tournait vers le piano, un gage oublié d’une cliente. Il était jamais accordé, pourtant il marchait encore bien.
Mon père, comme tout l’agaçait, elle lui portait sur les nerfs, la vieille noix aussi avec ses mimiques. Et cependant, il s’amadouait quand elle se lançait dans certains airs comme le Lucie de Lammermoor et surtout le Clair de Lune.
Elle est revenue plus souvent. Elle attendait plus qu’on l’invite… Elle se rendait compte du désarroi. Pendant qu’on rangeait la boutique, elle grimpait là-haut en moins de deux, elle s’installait au tabouret, elle ébauchait deux ou trois valses et puis Lucie et puis Werther. Elle possédait un répertoire, tout le Chalet et Fortunio. On était bien forcé de monter. Elle se serait jamais interrompue si on s’était pas mis à table. « Coucou !… » qu’elle faisait en vous revoyant. Pendant le dîner, elle pleurait bien gentiment en même temps que ma mère. Ça lui coupait pas l’appétit. Les nouilles ne la gênaient pas. La façon qu’elle en redemandait m’a toujours épouvanté. Elle faisait ça encore ailleurs, le truc des souvenirs, avec bien d’autres commerçants, qu’étaient plus ou moins éplorés, par-ci, par-là, dans les boutiques. Elle avait plus ou moins connu les défunts des quatre quartiers, Mail et Gaillon. Ça finissait par la nourrir.
Elle connaissait les histoires de toutes les familles des Passages En plus quand il y avait un piano, elle avait pas son pareil… À plus de soixante-dix ans d’âge, elle pouvait encore chanter Faust, mais elle prenait des précautions. Elle se gavait de boules de gomme pour pas s’érailler la voix… Elle faisait les chœurs à elle toute seule, avec les deux mains en trompette. « Gloire Immortelle ! »… Elle arrivait à le trépigner en même temps qu’elle tapait les notes.
À la fin, on pouvait plus se retenir tellement qu’on se marrait. On en éclatait par le nez. La mère Divonne une fois en train elle s’arrêtait pas pour si peu. C’était une nature d’artiste. Maman avait honte, mais elle rigolait quand même… Ça lui faisait du bien…