L’oncle Édouard, dans la mécanique, il réussissait de mieux en mieux. Il vendait surtout en province pour l’automobile, des lanternes et des accessoires. Malheureusement j’étais trop jeune pour voyager avec lui. Il fallait encore que j’attende… Il fallait aussi qu’on me surveille avec ce qui venait d’arriver…

L’oncle Édouard à mon sujet, il était pas si pessimiste, il considérait pas les choses à un tel point irrémédiables ! Il disait que si je valais rien dans un boulot sédentaire peut-être qu’en compensation je ferais un employé de première bourre, un as comme représentant.

C’était une chose à essayer… Une question de tenue, surtout d’excellents vêtements… Pour être encore plus dans la note, on m’a vieilli de deux ans, j’ai eu un col extra-rigide, en celluloïd, j’avais bousillé tous les autres. On m’a mis aussi des guêtres, bien grises, dessus mes godasses, pour me faire les pieds moins vastes, me réduire un peu les pinglots, moins encombrer les paillassons. Mon père, tout ça le laissait sceptique, il croyait plus à mon avenir. Les voisins eux s’en occupaient, ils se surpassaient en conseils… Ils donnaient pas gros de ma carrière… Même le gardien du Passage, il m’était défavorable… Il rentrait dans toutes les boutiques, au moment de son allumage. Il colportait les ragots. Il répétait à tout le monde que je finirais hareng saur, un peu comme mon père d’après son avis, juste bon pour emmerder les gens… Heureusement, y avait Visios, le gabier, qu’était lui bien plus bienveillant, il comprenait mes efforts, il soutenait l’opinion contraire, que j’étais pas méchant garçon. Tout ça faisait causer beaucoup… mais j’étais toujours sur le sable… Il fallait qu’on me trouve un patron.

On s’est demandé à ce moment-là ce qu’on allait me faire représenter ?… Ma mère, son plus grand désir c’était que je devienne bijoutier… Ça lui semblait très flatteur. Commis soignés, bien vêtus, tirés même à quatre épingles… Et puis qui maniaient des trésors derrière des jolis comptoirs. Mais un bijoutier c’est terrible sur la question de la confiance. Ça tremble tout le temps pour ses joyaux ! Ça n’en dort plus qu’on le cambriole ! qu’on l’étrangle et qu’on l’incendie !… Ah !…

Une chose qu’était indispensable, la scrupuleuse probité ! De ce côté-là, nous n’avions rien du tout à craindre ! Avec des parents comme les miens si méticuleux, si maniaques pour faire honneur à leurs affaires, j’avais un sacré répondant !… Je pouvais aller me présenter devant n’importe quel patron !… Le plus hanté… le plus loucheur… avec moi, il était tranquille ! Jamais aussi loin qu’on se souvienne, dans toute la famille, on n’avait connu un voleur, pas un seul !

Puisque c’était entendu, on a posé nos jalons. Maman est partie à la pêche un peu chez ceux qu’on connaissait… Ils avaient besoin de personne… Malgré mes bonnes dispositions, il me fut vraiment difficile d’être embauché, même à l’essai.

On m’a équipé à nouveau, pour me rendre plus séduisant. Je devenais coûteux comme un infirme. J’avais usé tout mon complet… J’avais traversé mes tatanes… En plus des guêtres assorties j’ai eu la neuve paire de tatanes, des chaussures Broomfield, la marque anglaise, aux semelles entièrement débordantes, des vraies sous-marines renforcées. On a pris la double pointure, pour qu’elles me durent au moins deux ans… Je luttais fort résolument contre l’étroitesse et l’entorse. Je faisais scaphandre sur les Boulevards…

Une fois, comme ça rafistolé, on a mis le cap sur les adresses, avec ma mère dès le lendemain. L’oncle Édouard, il nous en passait, toutes celles qui lui venaient des amis, nous trouvions les autres dans le Bottin. Mme Divonne, c’est elle qui gardait la boutique jusqu’à midi tous les matins, pendant que nous on traçait dehors à la recherche d’une position. Il fallait pas flâner, je l’assure. Tout le Marais on l’a battu, porte après porte, et encore les transversales, rue Quincampoix, rue Galante, rue aux Ours, la Vieille-du-Temple… Tout ce parage-là, on peut le dire, on l’a dépiauté par étages…

Ma mère clopinait à la traîne… Ta ! ga ! dac ! Ta ! ga ! dac !… Elle me proposait aux familles, aux petits façonniers en cambuse, accroupis derrière leurs bocaux… Elle me proposait gentiment… Comme un ustensile en plus… Un petit tâcheron bien commode… pas exigeant… plein d’astuce, de zèle, d’énergie… Et puis surtout courant vite ! Bien avantageux en somme… Bien dressé déjà, tout obéissant !… À notre petit coup de sonnette, ils entrebâillaient la lourde… ils se méfiaient d’abord, cibiche en arrêt… ils me visaient dessus leurs lunettes… Ils me reluquaient un bon coup… Ils me trouvaient pas beau… Devant leurs blouses gonflées en plis, ma mère poussait la chansonnette :

« Vous n’auriez pas des fois besoin d’un tout jeune représentant ? Monsieur… C’est moi, la maman. J’ai tenu à l’accompagner… Il ne demande qu’à bien faire… C’est un jeune homme très convenable. D’ailleurs, rien n’est plus facile, vous pouvez prendre vos renseignements… Nous sommes établis depuis douze années, Passage des Bérésinas… Un enfant élevé dans le commerce !… Son père travaille dans un bureau à la Coccinelle-Incendie… Sans doute que vous connaissez ?… Nous ne sommes pas riches ni l’un ni l’autre, mais nous n’avons pas un sou de dettes… Nous faisons honneur à nos affaires… Son père dans les assurances… »

Par matinée, en général, on s’en tapait une quinzaine, de tous les goûts et couleurs… Des sertisseurs, des lapidaires, des petits chaînistes, des timbaliers et même des fiotes qu’ont disparu comme des orfèvres dans le vermeil et des ciseleurs sur agates.

Ils recommençaient à nous bigler… Ils posaient leurs loupes pour mieux voir… Si on n’était pas des bandits… des escarpes en rupture de tôle !… Rassurés ils devenaient aimables et même complaisants !… Seulement ils voulaient de personne… Pas pour le moment ! Ils avaient pas de frais généraux… Ils visitaient en ville eux-mêmes… Ils se défendaient en famille, tous ensemble, dans leurs réduits minuscules… Sur les sept étages de la cour c’était comme creusé leurs crèches, ça faisait autant de petites cavernes, des alvéoles d’ateliers dans les belles maisons d’autrefois… C’était fini les apparences. Ils s’entassaient tous là-dedans. L’épouse, les loupiots, la grand-mère, tout le monde s’y collait au business… À peine en plus un apprenti, au moment des fêtes de Noël…

Quand ma mère, à bout de persuasion, pour malgré tout les séduire, leur offrait de me prendre à l’œil… ça leur foutait un sursaut. Ils se ratatinaient brutalement. Ils reflanquaient la lourde sur nous ! Ils s’en méfiaient des sacrifices ! C’était un indice des plus louches. Et tout était à recommencer ! Ma mère tablait sur la confiance, ça semblait pas donner beaucoup. Me proposer tout simplement comme apprenti en sertissure ou pour « la fraise » des petits métaux ?… Déjà il était bien trop tard… Je serais jamais habile de mes doigts… Je pouvais plus faire qu’un baveux, un représentant du dehors, un simple « jeune homme »… je ratais l’avenir dans tous les sens…

Quand on rentrait à la maison, mon père il demandait des nouvelles… À force qu’on remporte que des pipes, il en serait devenu dingo. Il se débattait toute la soirée, parmi des mirages atroces… Il tenait de quoi, dans le cassis, meubler vingt asiles…

Maman, à force d’escalades, elle en avait les jambes tordues… Ça lui faisait si drôle qu’elle pouvait plus s’arrêter… Elle faisait des terribles grimaces tout autour de notre table… Ça lui tiraillait les cuisses… C’est les crampes qui la torturaient…

Quand même le lendemain de bonne heure, on fonçait vite sur d’autres adresses… rue Réaumur, rue Greneta… La Bastille et les Jeûneurs… les Vosges surtout… Après plusieurs mois comme ça de quémandages et d’escaliers, d’approches et d’essoufflements, de peau de zébi, maman, elle se demandait tout de même, si ça se voyait pas sur mon nez, que j’étais qu’un petit réfractaire, un garnement propre à rien ?… Mon père, il avait même plus de doutes… Depuis longtemps il était sûr… Il renforçait sa conviction chaque soir quand on rentrait bredouilles… Ahuris, pantelants, croulants, trempés d’avoir bagotté vite, mouillés par-dessus, dessous de sueur et de pluie…

« C’est plus difficile de le caser, que de liquider toute la boutique !… et pourtant, ça tu le sais, Clémence, c’est un tintouin bien infernal ! »

Il était pas instruit pour rien, il savait comparer, conclure.

Déjà mon costard précédent, il godillait de partout, aux genoux j’avais d’énormes poches, les escaliers c’est la mort. Heureusement que, pour les chapeaux, j’empruntais un vieux à mon père. On avait la même pointure. Comme il n’était pas très frais, je le gardais tout le temps à la main. Je l’ai usé par la bordure… C’est effrayant, en ce temps-là, ce qu’on était polis…

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