Il me connaît bien Gustin. Quand il est à jeun il est d’un excellent conseil. Il est expert en joli style. On peut se fier à ses avis. Il est pas jaloux pour un sou. Il demande plus grand-chose au monde. Il a un vieux chagrin d’amour. Il a pas envie de le quitter. Il en parle tout à fait rarement. C’était une femme pas sérieuse. Gustin c’est un cœur d’élite. Il changera pas avant de mourir.

Entre-temps, il boit un petit peu…

Mon tourment à moi c’est le sommeil. Si j’avais bien dormi toujours j’aurais jamais écrit une ligne.

« Tu pourrais, c’était l’opinion à Gustin, raconter des choses agréables… de temps en temps… C’est pas toujours sale dans la vie… » Dans un sens c’est assez exact. Y a de la manie dans mon cas, de la partialité. La preuve c’est qu’à l’époque où je bourdonnais des deux oreilles et encore bien plus qu’à présent, que j’avais des fièvres toutes les heures, j’étais bien moins mélancolique… Je trafiquais de très beaux rêves… Mme Vitruve, ma secrétaire, elle m’en faisait aussi la remarque. Elle connaissait bien mes tourments. Quand on est si généreux on éparpille ses trésors, on les perd de vue… Je me suis dit alors : « La garce de Vitruve, c’est elle qui les a planqués quelque part… » Des véritables merveilles… des bouts de légende… de la pure extase… C’est dans ce rayon-là que je vais me lancer désormais… Pour être plus sûr je trifouille le fond de mes papiers… Je ne retrouve rien… je téléphone à Delumelle mon placeur ; je veux m’en faire un mortel ennemi… Je veux qu’il râle sous les injures… Il en faut pour le cailler !… Il s’en fout ! Il a des millions. Il me répond de prendre des vacances… Elle arrive enfin, ma Vitruve. Je me méfie d’elle. J’ai des raisons fort sérieuses. Où que tu l’as mise ma belle œuvre ? que je l’attaque comme ça de but en blanc. J’en avais au moins des centaines des raisons pour la suspecter…

La Fondation Linuty c’était devant le ballon en bronze à la Porte Pereire. Elle venait là me rendre mes copies, presque tous les jours quand j’avais fini mes malades. Un petit bâtiment temporaire et rasé depuis. Je m’y plaisais pas. Les heures étaient trop régulières. Linuty qui l’avait créée c’était un très grand millionnaire, il voulait que tout le monde se soigne et se trouve mieux sans argent. C’est emmerdant les philanthropes. J’aurais préféré pour ma part un petit business municipal… Des vaccinations en douce… Un petit condé de certificats… Un bain-douche même… Une espèce de retraite en somme. Ainsi soit-il. Mais je suis pas Zizi, métèque, ni Franc-Maçon, ni Normalien, je sais pas me faire valoir, je baise trop, j’ai pas la bonne réputation… Depuis quinze ans, dans la Zone, qu’ils me regardent et qu’ils me voient me défendre, les plus résidus tartignolles, ils ont pris toutes les libertés, ils ont pour moi tous les mépris. Encore heureux de ne pas être viré. La littérature ça compense. J’ai pas à me plaindre. La mère Vitruve tape mes romans. Elle m’est attachée. « Écoute ! que je lui fais, chère Daronne, c’est la dernière fois que je t’engueule !… Si tu ne retrouves pas ma Légende, tu peux dire que c’est la fin, que c’est le bout de notre amitié. Plus de collaboration confiante !… Plus de rassis !… Fini le tutu !… Plus d’haricots !… »

Elle fond alors en jérémiades. Elle est affreuse en tout Vitruve, et comme visage et comme boulot. C’est une vraie obligation. Je la traîne depuis l’Angleterre. C’est la conséquence d’un serment. C’est pas d’hier qu’on se connaît. C’est sa fille Angèle à Londres qui me l’a fait autrefois jurer de toujours l’aider dans la vie. Je m’en suis occupé je peux le dire. J’ai tenu ma promesse. C’est le serment d’Angèle. Ça remonte à pendant la guerre. Et puis en somme elle sait plein de choses. Bon. Elle est pas bavarde en principe, mais elle se souvient… Angèle, sa fille : c’était une nature. C’est pas croyable ce qu’une mère peut devenir vilaine. Angèle a fini tragiquement. Je raconterai tout ça si on me force. Angèle avait une autre sœur, Sophie la grande nouille, à Londres, établie là-bas. Et Mireille ici, la petite nièce, elle a le vice de toutes les autres, une vraie peau de vache, une synthèse.

Quand j’ai déménagé de Rancy, que je suis venu à la Porte Pereire, elles m’ont escorté toutes les deux. C’est changé Rancy, il reste presque rien de la muraille et du Bastion. Des gros débris noirs crevassés, on les arrache du remblai mou, comme des chicots. Tout y passera, la ville bouffe ses vieilles gencives. C’est le « P. Q. bis » à présent qui passe dans les ruines, en trombe. Bientôt ça ne sera plus partout que des demi-gratte-ciel terre cuite. On verra bien. Avec la Vitruve on était toujours en chicane sur la question des misères. C’est elle qui prétendait toujours qu’elle avait souffert davantage. C’était pas possible. Pour les rides, ça c’est bien sûr, elle en a bien plus que moi ! C’est inépuisable les rides, le fronton infect des belles années dans la viande. « Ça doit être Mireille qui les a rangées vos pages ! »

Je pars avec elle, je l’accompagne, quai des Minimes. Elles demeurent ensemble, près des chocolats Bitronnelle, ça s’appelle l’Hôtel Méridien.

Leur chambre c’est un fatras incroyable, une carambouille en articles de colifichets, surtout des lingeries, rien que du fragile, de l’extrêmement bon marché.

Mme Vitruve et sa nièce elles sont de la fesse toutes les deux. Trois injecteurs qu’elles possèdent, en plus d’une cuisine complète et d’un bidet en caoutchouc. Tout ça tient entre les deux lits et un grand vaporisateur qu’elles n’ont jamais su faire gicler. Je veux pas dire trop de mal de Vitruve. Elle a peut-être connu plus de déboires que moi dans la vie. C’est toujours ça qui me tempère. Autrement si j’étais certain je lui filerais des trempes affreuses. C’était au fond de la cheminée qu’elle garait la Remington qu’elle l’avait pas fini de payer… Soi-disant. Je donne pas cher pour mes copies, c’est exact encore… soixante-cinq centimes la page, mais ça cube quand même à la fin… Surtout avec des gros volumes.

Question de loucher, la Vitruve, j’ai jamais vu pire. Elle faisait mal à regarder.

Aux cartes, aux tarots c’est-à-dire, ça lui donnait du prestige cette loucherie farouche. Elle leur faisait aux petites clientes des bas de soie… l’avenir aussi à crédit. Quand elle était prise alors par l’incertitude et la réflexion, derrière ses carreaux, elle en voyageait du regard comme une vraie langouste.

Depuis les « tirages » surtout elle gagnait en influence dans les environs. Elle connaissait tous les cocus. Elle me les montrait par la fenêtre, et même les trois assassins « j’ai les preuves ! » En plus je lui ai fait don pour la pression artérielle d’un vieil appareil Laubry et je lui ai enseigné un petit massage pour les varices. Ça ajoutait à son casuel. Son ambition c’était les avortements ou bien encore de tremper dans une révolution sanglante, que partout on parle d’elle, que ça se propage dans les journaux.

Quand je la voyais farfouiller dans les recoins de son bazar je pourrais jamais tout écrire combien qu’elle me dégoûtait. À travers le monde entier y a des camions chaque minute qui écrasent des gens sympathiques… La mère Vitruve elle émanait une odeur poivrée. C’est souvent le cas des rouquines. Elles ont je crois, les rousses, le destin des animaux, c’est brute, c’est tragique, c’est dans le poil. Je l’aurais bien étendue moi quand je l’entendais causer trop fort, parler des souvenirs… Le feu au cul comme elle avait, ça lui était difficile de trouver assez d’amour. À moins d’un homme saoûl. Et en plus qu’il fasse très nuit, elle avait pas de chance ! De ce côté-là je la plaignais. Moi j’étais plus avancé sur la route des belles harmonies. Elle trouvait pas ça juste non plus. Le jour où il le faudrait, j’avais presque de quoi en moi me payer la mort… J’étais un rentier d’Esthétique. J’en avais mangé de la fesse et de la merveilleuse… je dois le confesser de la vraie lumière. J’avais bouffé de l’infini.

Elle avait pas d’économies, tout ça se pressent très bien, y a pas besoin d’en causer. Pour croûter et jouir en plus il fallait qu’elle coince le client par la fatigue ou la surprise. C’était un enfer.

Après sept heures, en principe, les petits boulots sont rentrés. Leurs femmes sont dans la vaisselle, le mâle s’entortille dans les ondes radios. Alors Vitruve abandonne mon beau roman pour chasser sa subsistance. D’un palier à l’autre qu’elle tapine avec ses bas un peu grillés, ses jerseys sans réputation. Avant la crise elle pouvait encore se défendre à cause du crédit et de la manière qu’elle ahurissait les chalands, mais on la donne à présent sa fourgue identique en prime, aux perdants râleux du bonneteau. C’est plus des conditions loyales. J’ai essayé de lui expliquer que c’était la faute tout ça aux petits Japonais… Elle me croyait pas. Je l’ai accusée de me dissoudre exprès ma jolie Légende dans ses ordures même…

« C’est un chef-d’œuvre ! que j’ajoutai. Alors sûrement on le retrouvera ! »

Elle s’est bidonnée… On a fourgonné ensemble dans le tas de la camelote.

La nièce est arrivée à la fin, très en retard. Fallait voir ses hanches ! Un vrai scandale sur pétard… Toute plissée sa jupe… Pour que ça tienne bien la note. L’accordéon du fendu. Rien ne se perd. Le chômeur c’est désespéré, c’est sensuel, ça n’a pas le rond pour inviter… Ça ramène. « Ton pot ! » qu’ils lui jetaient… En pleine face. Au bout des couloirs, à force de bander pour des prunes. Les jeunots qui ont les traits fins plus que les autres, ils sont bien doués pour en croquer, se faire bercer dans la vie. Ça c’est venu plus tard seulement qu’elle est descendue se défendre !… après bien des catastrophes… Pour le moment elle s’amusait…

Elle l’a pas trouvée non plus ma jolie Légende. Elle s’en foutait du « Roi Krogold »… C’est moi seulement que ça tracassait. Son école pour s’affranchir, c’était le « Petit Panier » un peu avant le Chemin de Fer, le musette de la Porte Brancion.

Elles me quittaient pas des yeux comme je me mettais en colère. Comme « paumé » à leur idée, je tenais le maximum ! Branleur, timide, intellectuel et tout. Mais à présent à la surprise, elles avaient les foies que je me tire. Si j’avais pris de l’air, je me demande ce qu’elles auraient boutiqué ? Je suis tranquille que la tante elle y pensait assez souvent. Comme sourire c’était du frisson ce qu’elles me refilaient dès que je parlais un peu de voyages…

La Mireille en plus du cul étonnant, elle avait des yeux de romance, le regard preneur, mais un nez solide, un tarin, sa vraie pénitence. Quand je voulais un peu l’humilier : « Sans char ! que je lui faisais, Mireille ! t’as un vrai nez d’homme !… » Elle savait raconter aussi de très belles histoires, comme un marin elle aimait ça. Elle a inventé mille choses pour me faire plaisir d’abord et puis pour me nuire ensuite. Ma faiblesse à moi c’est d’écouter les bonnes histoires. Elle abusait voilà tout. Y a eu de la violence entre nous pour terminer nos rapports, mais c’est qu’elle avait mille fois mérité la danse et même que je l’étende. Elle en a convenu finalement. J’étais vraiment bien généreux… Je l’ai punie pour le bon motif… Tout le monde l’a dit… Des gens qui savent…

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