Ma mère, à force de trembler, elle avait perdu toute pudeur… Elle allait partout dans le Passage et aux environs rabâcher mes avatars… Elle sollicitait les conseils des autres parents… de ceux qu’avaient aussi des chtourbes avec leurs moutards… qu’avaient ramassé des bûches en apprentissage… comment qu’ils s’étaient dépêtrés ?…

« Je suis toute prête, qu’elle ajoutait, à faire encore des sacrifices !… Nous irons tant pis ! jusqu’au bout !… »

Tout ça c’était bien éloquent, mais ça me sortait pas de la pétasse. J’avais toujours pas de boulot.

L’oncle Édouard, si ingénieux, qu’avait tant de ficelles à son arc, il commençait à triquer, il me trouvait un peu encombrant… Il avait déjà bassiné à peu près tous ses copains avec mes chichis, mes déboires… Il en avait un peu marre… Je butais dans tous les obstacles… J’avais quelque chose d’insolite… Je commençais même à le courir.

Les voisins, ils se passionnaient à propos de mon drame… Les clients de la boutique aussi. Dès qu’ils me connaissaient un peu, ma mère les prenait à témoin… Ça arrangeait pas les affaires… Même M. Lempreinte à la Coccinelle il a fini par s’en mêler… C’est vrai que mon père ne dormait plus, qu’il prenait une mine d’agonique. Il arrivait si épuisé, qu’il chancelait dans tous les couloirs en transbordant son courrier d’un étage à l’autre… Il était aphone en plus, il avait la voix de rogomme à force de hurler ses conneries…

« Votre vie privée, mon ami, ne me regarde en rien, je m’en fous ! Mais quand même je veux que vous assuriez votre service… Quelle gueule vous avez à présent !… Vous tenez plus debout, mon garçon. Il va falloir vous soigner ! Qu’est-ce que vous faites donc dehors ? Vous vous reposez pas ? » Comme ça qu’il l’assaisonnait.

Alors lui, qu’avait les jetons, il a tout avoué sur le coup… Tous les malheurs de la famille !…

« Ah mon ami ! C’est tout ça ? Moi, si j’avais votre estomac ! Ah alors ! Ce que je m’en foutrais bien !… Et comment !… De tous mes proches et relations !… De tous mes fils et cousins !… de ma femme ! de mes filles ! de mes dix-huit pères ! Mais moi si j’étais à votre place ! mais moi je pisserais sur le monde ! Sur le Monde entier ! Vous m’entendez bien ! Vous êtes mou Monsieur ! c’est tout ce que je peux voir ! »

C’est comme ça qu’il sentait les choses, lui, Lempreinte, toujours à cause de son ulcère, placé à deux doigts du pylore, bien térébrant, bien atroce… L’univers, pour lui, n’était plus qu’un énorme acide… Il avait plus qu’à essayer de devenir tout « bicarbonate »… Il s’évertuait toute la journée, il en suçait des brouettes… Il arrivait pas à s’éteindre ! Il avait comme un tisonnier en bas de l’œsophage qui lui calcinait les tripes… Bientôt, il serait plus que des trous… Les étoiles passeraient à travers avec les renvois. Sa vie était plus possible… Avec papa, au courant, ils se proposaient des échanges…

« Tenez, moi, je le prendrais bien votre ulcère ! tout ce qu’on voudra pourvu qu’on me soulage de mon fils ! Vous n’en voulez pas ? »

Mon père, il était comme ça. Il avait toujours placé les tourments moraux, bien au-dessus des tourments physiques… Bien plus respectables !… Essentiels ! C’était comme ça chez les Romains, et c’est comme ça qu’il comprenait, lui, toutes les épreuves de l’existence… D’accord avec sa conscience… Envers et quand même ! Au sein des pires calamités !… Pas de compromis ! Pas de faux-fuyants ! C’était sa loi !… La raison d’être ! « Conscience pour moi ! Ma conscience ! » Il le hurlait sur tous les tons… quand je mettais les doigts dans mon nez… si je renversais la salière. Il ouvrait la fenêtre exprès pour que tout le Passage se régale…

L’oncle Édouard, à force de me voir en pantaine, baratiné dans tous les sens, il a fini par prendre pitié, il était extrêmement bon fiotte. Je marnais au fond de la mouscaille… Il a remis ses relations en route, il a retrouvé un expédient… Même que c’était une malice pour me faire barrer… le coup des langues étrangères…

Il a déclaré comme ça, qu’il faudrait que j’en sache au moins une… Pour trouver une place dans le commerce… Que ça se faisait à présent… Que c’était une nécessité… Le plus dur à faire venir ce fut l’agrément de mes vieux… Ils en revenaient pas du tout d’une proposition pareille… Édouard raisonnait pourtant juste… On y était plus habitués dans notre cabanon à écouter du bon sens… Ce fut la sacrée surprise…

Mon oncle était pas d’avis qu’on s’entête dans les rigueurs… Il était plutôt conciliant, il croyait pas à la force… Il croyait pas que ça donnerait… Il leur a dit mot pour mot…

« Moi, il me semble pas qu’il le fasse exprès d’être aussi malencontreux… Il a pas de mauvaises intentions, je l’observe depuis toujours… mais il est plutôt abruti… Il comprend pas bien ce qu’on lui demande… Ça doit être des “ végétations ”… Il faudrait qu’il aille au grand air et qu’il y reste assez longtemps… D’ailleurs votre médecin l’a bien dit… Moi, je l’enverrais en Angleterre… On chercherait une Pension convenable… quelque chose de pas très coûteux… ni très loin surtout… peut-être même une combine “ au pair ” ?… Qu’est-ce que vous diriez ? En revenant il parlerait la langue… Ça serait facile pour le caser… Je lui trouverais quelque chose dans le détail. Chez un libraire… Dans la chemiserie… Une partie où on le connaît pas. Gorloge ça serait oublié… On n’en parlerait plus du tout !… »

Ils en étaient comme du flan, mes darons, en entendant ça… Ils ruminaient le pour et le contre… Ça les prenait au dépourvu… Y avait d’abord tous les risques et puis surtout y avait les frais… Il restait plus rien de Caroline, que quelque mille francs de l’héritage… Et c’était la part à Édouard… Tout de suite, il les a offerts. Il les a mis sur la table… On lui rendrait quand on pourrait… Il voulait pas qu’on fasse d’histoires… Il voulait même pas de papier… « Décidez-vous ! qu’il a conclu… Je reviendrai, moi, vous voir demain. D’ici là, j’aurai des tuyaux… »

L’émoi était à son comble !… Mon père il voulait rien chiquer… Il était buté « mordicus » que tout cet argent serait foutu, que c’était du gaspillage en plus d’une folle aventure… Que si j’échappais une semaine à leur surveillance attentive, je deviendrais le pire des apaches… C’était dans la fouille ! Il voulait pas en démordre… J’assassinerais en Angleterre aussi rapidement qu’à Paris ! C’était tout cuit !… Enveloppé d’avance !… Il suffirait qu’on me laisse un mois la bride sur le cou ! Ah ! Ah ! On en voulait des catastrophes ! On en aurait ! et davantage ! On en serait écrabouillés ! Couverts de dettes ! Un fils au bagne !… L’extravagance sur toute la ligne !… Les conséquences ?… Effroyables !… Jamais ils seraient assez attentifs, assez malins les gens de là-bas ! Les malheureux ! Ils en verraient de toutes les couleurs ! Et les femmes alors ? Je les violerais toutes ! C’est bien simple !… « Dis-moi donc tout de suite, que je déconne ! »…

Il y tenait à sa Roquette… Personne pouvait le contredire. Il voyait que ça comme seul moyen, le seul palliatif… La seule chose pour me contenir… Et les expériences alors ?… Elles suffisaient plus ? Berlope ? Gorloge ? Le cadran ?… J’avais pas assez démontré que j’étais un vrai fléau ? Une catastrophe en suspens ?… Je les entraînerais dans la débâcle… Il s’y attendait depuis toujours ! Alea !… Que la volonté soit faite !… Il nous refoutait un coup de César… Il défendait tout seul les Gaules… Il bouchait l’entrée de la cuisine de tous ses gestes, tous ses gueulements… Il évoquait, ébranlait tout…

Il se lançait sur le robinet… Il aspirait la flotte à même… Il pompait dans le jet… Trempé, il braillait encore… Il s’essuyait pas, il dégoulinait, tellement qu’il était pressé qu’on se rende bien compte des mille traquenards !… De tous les aspects des choses… Inconcevables ! Effroyables ! Inouïs ! Les imprévus indicibles d’une expédition pareille ! La témérité diabolique ! voilà !…

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