Ils avaient beau dire et sacrer, je gardais moi toutes mes convictions. Je me trouvais aussi victime à tous les égards ! Sur les marches de l’Ambigu, là juste au coin de la « Wallace » elles me revenaient ces conjectures… C’était évident !…

Si j’avais fini de tapiner, que c’était une journée perdue, je m’aérais franchement les godasses… Je fumais le mince mégot… Je me renseignais un petit peu auprès des autres potes, les autres pilonneurs de l’endroit, toujours pleins de rencards et de faux condés… Ils étaient pas chiches en discours… Ils connaissaient toutes les annonces, n’importe laquelle « petite affiche », les figurations diverses… Y avait un tatoueur parmi, qui, en plus, tondait les chiens… Tous les condés à la gomme… Les Halles, la Villette, Bercy… Ils étaient pouilleux comme une gare, crasspets, déglingués, ils s’échangeaient les morpions… Avec ça, ils exagéraient que c’était des vrais délires ! Ils arrêtaient pas d’installer, ils s’époumonaient en bluff, ils se sortaient la rate pour raconter leurs relations… Leurs victoires… Leurs réussites… Tous les fantasmes de leurs destins… Y avait pas de limites à l’esbroufe… Ils allaient jusqu’au couteau et au canal Saint-Martin pour régler la contradiction… à propos d’un fameux cousin qu’était Conseiller général… Ils prétendaient n’importe quoi ! Même parmi les hommes-sandwichs les plus croquignols… ils tenaient à certains épisodes dont il fallait pas se marrer… C’est le roman qui pousse au crime encore bien pire que l’alcool… ils avaient plus de crocs pour bouffer, tellement qu’ils étaient vermoulus, ils avaient fourgué leurs lunettes… Ils ramenaient encore leur fraise ! C’était pas croyable comme ballon… Je me voyais peu à peu tout comme…

C’était vers les cinq heures du soir, quand je suspendais mes tentatives… Y en avait marre pour la journée !… L’endroit était favorable aux convalescences, une vraie plage… On se refaisait bien les arpions… C’était la plage de l’Ambigu, tous les traînards, les pompes « à croume », certains qu’étaient pas trop fainéants mais qu’aimaient mieux pinter la chance que de ramper sous la chaleur. C’est des choses faciles à concevoir… Toute la largeur du théâtre, sous les marronniers… La grille pour accrocher les diverses choses… On prenait pas mal ses aises… on échangeait des canettes… Le boudin blanc « à la mode », et l’ail, et le tutu, et les fromages camembert… Sur l’escalade et les marches ça faisait une vraie Académie… Y avait toutes les sortes d’habitudes… Je les retrouvais presque les mêmes depuis toujours… depuis le temps que je faisais la place pour Gorloge… Y avait un fond de petits marles, et puis des bourres pas pressés… des harengs saurs de tous les âges… et qui gagnaient pas chouia aux renseignements de la P. P. Ils faisaient traîner les manilles… Y avait toujours deux ou trois « boucs » qu’essayaient de provoquer la chance… Y avait des placiers trop âgés qui laissaient tomber la « marmotte »… qu’on voulait plus dans les maisons… Y avait les lopailles trop vertes pour aller déjà au Bois… Une même qui revenait tous les jours, son truc c’était les pissotières et surtout les croûtes de pain qui trempent dans les grilles… Il racontait ses aventures… Il connaissait un vieux juif qu’était amateur passionné, un charcutier rue des Archives… Ils allaient dévorer ensemble… Un jour, ils se sont fait poisser… On l’a pas revu pendant deux mois… Il était tout méconnaissable quand il est revenu… Les bourres l’avaient si bien tabassé, qu’il sortait juste de l’hôpital… Ça l’avait tout retourné, la trempe… Il avait mué dans l’entre-temps. Il avait pris comme une voix de basse. Il se laissait pousser toute la barbe… Il voulait plus manger la merde.

Y avait aussi la proxénète en fait de séduction dans le parage. Elle promenait sa fille, la gamine en grands bas rouges, devant les « Folies Dramatiques »… Il paraît que c’était vingt points… Ça m’aurait joliment bien dit… C’était la fortune à l’époque… Elles regardaient même pas de notre côté, nous autres pougnassons… On avait beau faire des appels…

On se rapportait des journaux et des plaisanteries de nos tournées… L’ennuyeux c’était les morbaques… J’en ai ramené moi forcément… Il a fallu que je m’onguente… C’était une vraie calamité les totos de devant l’Ambigu… C’était surtout les mégotiers, ceux qui traînaient dans les terrasses qu’en étaient farcis… Ils allaient en chœur à Saint-Louis chercher la pommade… Ils partaient ensemble à la « frotte »…

Je vois encore mon chapeau de paille, le canotier renforci, je l’avais toujours à la main, il pesait bien ses deux livres… Il fallait qu’il me dure deux années, si possible trois… Je l’ai porté jusqu’au régiment, jusqu’à la classe 12, c’est-à-dire. Mon col, je l’enlevais une fois de plus, il me laissait une marque terrible, une toute cramoisie… Tous les hommes d’abord à l’époque, ils le gardaient jusqu’à la mort, le sillon rouge autour du cou. C’était comme un signe magique.

Fini de commenter les annonces, les drôles d’amorces du boulot, on se rabattait sur la colonne des sportifs, avec épreuves « Buffalo » et les six jours en perspective, et Morin et le beau Faber favori… Ceux qui préféraient du « Longchamp », ils se planquaient dans le coin opposé… Les mômes du tapin qui passaient, repassaient… On les intéressait pas, elles continuaient leur ruban… On n’était nous bons qu’en parlotes, une bande de foutues flanelles…

Les tout premiers autobus, les merveilleux « Madeleine-Bastille » qu’avaient le haut impérial, ils y mettaient toute la sauce, tous leurs explosifs, à cet endroit juste, pour escalader la rampe… C’était un spectacle cent pour cent, c’était un bacchanal terrible ! Ils crachaient toutes les eaux bouillantes contre la porte Saint-Martin. Les voyageurs au balcon prenaient part à la performance… C’était la vraie témérité. Ils pouvaient culbuter l’engin à la manière qu’ils se penchaient tous sur le même côté à la fois, sur le parapet, dans les émotions et les transes… Ils se raccrochaient aux franges, aux zincs, aux dentelures, au pourtour de la balustrade… Ils poussaient des cris de triomphe… Les chevaux étaient déjà vaincus, on se rendait là compte très nettement… C’est seulement sur les mauvaises routes qu’ils pouvaient encore prétendre… L’oncle Édouard le disait toujours… Enfin devant l’Ambigu, comme ça, entre cinq et sept, je l’ai bien vu venir le Progrès… mais je trouvais toujours pas une place… Je rentrais chaque fois à la maison, Gros-Jean comme devant… Je trouvais toujours pas le patron qui me ferait refaire mes débuts… Comme apprenti, ils me refoulaient, j’avais déjà dépassé l’âge… Comme véritable employé, je faisais encore beaucoup trop jeune… J’en sortirais pas de l’âge ingrat… et même si je parlais bien l’anglais c’était exactement pareil !… Ils avaient pas l’utilité ! Ça concernait que les grandes boutiques, les langues étrangères. Et là ils faisaient pas de débutants !… De tous côtés j’étais de la bourre !… Que je m’y prenne comme ci ou comme ça !… C’était toujours du kif mouscaille…

Tout doucement alors, à petites doses, je mettais au courant ma mère des réflexions que je récoltais, que ça me semblait pas très brillant toutes mes perspectives… Elle était pas décourageable… Elle faisait maintenant des autres projets, pour elle-même alors, pour une entreprise toute nouvelle, toujours beaucoup plus laborieuse. Ça la tracassait depuis longtemps, maintenant elle s’était résolue !… « Tu vois, mon petit ami, je vais pas le dire encore à ton père, garde donc tout ceci bien pour toi… Il aurait encore le pauvre homme une terrible déception !… Il souffre déjà beaucoup trop de nous voir aussi malheureux… Mais entre nous, Ferdinand, je crois que notre pauvre boutique… Tst ! Tst ! Tst !… Elle pourra pas s’en relever… Hum ! Hum ! je crains bien le pire tu sais !… C’est une affaire entendue !… La concurrence dans notre dentelle est devenue comme impossible !… Ton père ne peut pas lui s’en rendre compte. Il ne voit pas les affaires comme moi de tout près, chaque jour… Heureusement, mon Dieu, merci ! C’est plus pour quelques cents francs mais pour des mille et milliers de francs qu’il nous faudrait de la camelote pour avoir un vrai choix moderne ! Où donc trouver une telle fortune ? Avec quel crédit, mon Dieu ? Tout ça n’est possible qu’aux grandes entreprises ! Aux boîtes colossales !… Nos petits magasins, tu vois, sont condamnés à disparaître !… Ça n’est plus qu’une question d’années… De mois peut-être !… Une lutte acharnée pour rien… Les grands bazars nous écrasent… Je vois venir tout ça depuis longtemps… Déjà du temps de Caroline… on avait de plus en plus de mal… ça n’est pas d’hier !… Les mortes-saisons s’éternisent… et chaque année davantage !… Elles duraient comme ça de plus en plus… Alors moi, tu sais, mon petit… c’est pas l’énergie qui me manque !… Il faut bien que nous en sortions !… Voilà alors ce que je vais tenter… aussitôt que ma jambe ira mieux… même si je pouvais un peu sortir. Alors j’irais demander une “ carte ”… dans une grande maison… J’aurais pas de mal à la trouver !… Ils me connaissent depuis toujours !… Ils savent comment je me débrouille ! Que c’est pas le courage qui me manque… Ils savent que ton père et moi, nous sommes des gens irréprochables… qu’on peut bien tout nous confier… n’importe quoi !… ça je peux le dire… Marescal !… Bataille !… Roubique !… Ils me connaissent depuis Grand-mère !… Je suis pas une novice sur la place… Ils me connaissent depuis trente ans, ils me connaissent depuis toujours comme vendeuse et comme commerçante… J’aurais pas de mal à trouver… J’ai pas besoin d’autres références… J’aime pas travailler pour les autres… Mais à présent y a plus le choix… Ton père ne se doutera de rien… absolument… Je dirai que je vais chez une cliente… Il n’y verra que du feu !… Je partirai comme à l’habitude, je serai toujours rentrée pour l’heure… Il aurait honte le malheureux de me voir travailler chez autrui… Il serait humilié le pauvre homme… Je veux lui épargner tout ça !… À n’importe quel prix !… Il s’en relèverait pas !… Je saurais plus comment le retaper !… Sa femme employée chez les autres !… Mon Dieu !… Déjà avec Caroline, il en avait gros sur le cœur… Enfin il se rendra compte de rien !… Je ferai mes tournées régulièrement… Un jour une rue, l’autre jour une autre… Ça sera beaucoup moins compliqué… que ce perpétuel équilibre !… Cette sale voltige qui nous crève !… Toujours des tours de force !… À boucher des trous partout ! c’est infernal à la fin ! Nous y laisserons toute notre peau ! Nous aurons beaucoup moins de frayeurs ! Payer ici ! Payer par là ! Y arrivera-t-on ? Quelle horreur ! Quelle torture qui n’en finit pas… On aura que des petites rentrées, mais absolument régulières… Plus de retournements ! Plus de cauchemars ! C’est ça qui nous a manqué !… Toujours !… Quelque chose de fixe ! Ça ne sera plus comme depuis vingt ans ! Un dératage perpétuel ! Mon Dieu ! Toujours à la chasse aux “ cent sous ” ! Et les clientes qui ne payent jamais ! À peine encore qu’un trou bouché qu’en voilà un autre !… Ah ! c’est joli l’indépendance ! Je l’aimais pourtant, ma mère aussi ! mais je ne peux plus… Nous finirons bien, tu verras, en nous y mettant tous ensemble par joindre les deux bouts !… On l’aura la femme de ménage ! puisque ça lui fait tant plaisir !… sans compter que j’en ai bien besoin ! Ça sera pas de luxe ! »

Ma mère, c’était du nougat pour elle, un nouveau truc bien atroce, un tour de force miraculeux… C’était jamais trop rigoureux, trop difficile ! Elle aurait bien aimé au fond à se taper le boulot pour tout le monde. À traîner toute seule la boutique… et la famille entièrement, entretenir encore l’ouvrière… Elle cherchait jamais pour elle à comparer, à comprendre… Du moment que c’était infect comme labeur, comme angoisse, elle s’y reconnaissait d’autor… C’était son genre, son naturel… Que je me fasse le train, oui ou merde, ça changerait pas la marche des choses… J’étais certain qu’avec une bonne, elle travaillerait cinquante fois plus… Elle y tenait énormément à sa condition féroce… Pour moi, c’était pas du kif… J’avais comme un ver dans la pomme. J’étais profiteur en rapport… Peut-être que ça provenait surtout de mon séjour à Rochester, à ne rien foutre chez Merrywin… J’étais devenu franchement fainéasse ? Je me mettais à réfléchir au lieu de m’élancer au trimard ?… Je faisais plutôt des efforts mous pour la trouver au fond cette place… J’étais pris comme par un flou devant chaque sonnette… J’avais pas le sang des martyrs… Merde ! Je manquais du vice des tout petits !… Je remettais toujours les choses un peu au lendemain… J’ai essayé d’un autre quartier, un moins torride, avec plus de brise… plus ombragé, pour chasser un petit peu l’emploi… J’ai inspecté les boutiques autour des Tuileries… Sous les belles arcades… dans les grandes avenues… J’allais demander aux bijoutiers, si ils voulaient pas d’un jeune homme ?… J’ébouillantais dans mon veston… Ils avaient besoin de personne… Je restais aux Tuileries sur la fin… Je parlais aux gonzesses à la traîne… Je passais des heures dans les buissons… à rien foutre, vraiment à l’anglaise, qu’à boire des timbales et faire marcher les « plaisirs », les petits cadrans sur les cylindres… Y avait aussi l’homme-coco et l’orchestre-cymbale autour des chevaux à « boudins »…

Tout ça c’est loin dans le passé… Un soir je l’ai aperçu mon père… Il longeait les grilles. Il s’en allait aux livraisons… Alors pour pas courir le risque, je restais plutôt dans le Carrousel… Je me planquais entre les statues… Je suis entré une fois au Musée. C’était gratuit à l’époque… Les tableaux, moi je comprenais pas, mais en montant au troisième, j’ai trouvé celui de la Marine. Alors je l’ai plus quitté. J’y allais très régulièrement. J’ai passé là, des semaines entières… Je les connaissais tous les modèles… Je restais seul devant les vitrines… J’oubliais tous les malheurs, les places, les patrons, la tambouille… Je pensais plus qu’aux bateaux… Moi, les voiliers, même en modèles, ça me fait franchement déconner… J’aurais bien voulu être marin… Papa aussi autrefois… C’était mal tourné pour nous deux !… Je me rendais à peu près compte…

En rentrant à l’heure de la soupe, il me demandait ce que j’avais fait ?… Pourquoi j’arrivais en retard… — J’ai cherché ! que je répondais… Maman avait pris son parti. Papa, il grognait dans l’assiette… Il insistait pas davantage.

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