À la maison, ils se rendaient compte que je ne ferais pas long feu chez Berlope, que j’avais raté mes débuts… Lavelongue en rencontrant maman, par-ci, par-là, dans le quartier, au moment de ses commissions, il lui faisait toujours des sorties. « Ah ! Madame, votre garçon, il est pas méchant c’est certain ! Mais comme étourneau alors !… Ah ! comme vous aviez raison !… Une tête sans cervelle !… Je ne sais vraiment pas ce qu’on en fera !… Il peut rien toucher !… Il renverse tout !… Ah ! là ! là !… »

C’étaient des mensonges, c’était de l’infecte injustice… Je le sentais nettement. Car j’étais déjà affranchi ! Ces salades puantes c’était pour que je bosse à l’œil !… Il profitait de mes parents… Qu’ils pouvaient encore me nourrir… Il dépréciait mon boulot pour me faire marner gratuitement. J’aurais eu beau dire, beau faire, ils m’auraient pas cru mes vieux si j’avais râlé… Seulement rengueulé davantage…

Le petit André, qu’était lui tout à fait miteux, il touchait quand même 35 francs par mois. Il était pas plus exploitable… Mon père il s’écartelait l’imagination à propos de mon avenir, où j’allais pouvoir me caser ? Il comprenait plus… J’étais pas bon pour les bureaux… Encore pire que lui-même sans doute !… J’avais pas d’instruction du tout… Si je renâclais dans le commerce alors c’était un naufrage ! Il se mettait tout de suite en berne… Il implorait des secours. Je faisais pourtant des efforts… Je me forçais à l’enthousiasme… J’arrivais au magasin des heures à l’avance… Pour être mieux noté… Je partais après tous les autres… Et quand même j’étais pas bien vu… Je faisais que des conneries… J’avais la panique… Je me trompais tout le temps…

Il faut avoir passé par là pour bien renifler sa hantise… Qu’elle vous soye à travers les tripes, passée jusqu’au cœur…

Souvent j’en croise, à présent, des indignés qui ramènent… C’est que des pauvres culs coincés… des petits potes, des ratés jouisseurs… C’est de la révolte d’enfifré… c’est pas payé, c’est gratuit… Des vraies godilles…

Ça vient de nulle part… du Lycée peut-être… C’est de la parlouille, c’est du vent. La vraie haine, elle vient du fond, elle vient de la jeunesse, perdue au boulot sans défense. Alors celle-là qu’on en crève. Y en aura encore si profond qu’il en restera tout de même partout. Il en jutera sur la terre assez pour qu’elle empoisonne, qu’il pousse plus dessus que des vacheries, entre des morts, entre les hommes.

Chaque soir, en rentrant, ma daronne, elle me demandait si des fois j’avais pas reçu mon congé ?… Elle s’attendait toujours au pire. Pendant la soupe on en reparlait. C’était le sujet inépuisable. Si je la gagnerais jamais ma vie ?…

À force de causer comme ça, le pain sur la table, il me faisait un effet énorme. J’osais presque plus en demander. Je me dépêchais d’en finir. Ma mère aussi elle mangeait vite, mais je l’agaçais quand même :

« Ferdinand ! Encore une fois ! Tu vois même pas ce que tu manges ! Tu avales tout ça sans mâcher ! Tu engloutis tout comme un chien ! Regarde-moi un peu ta mine ! T’es transparent ! T’es verdâtre !… Comment veux-tu que ça te profite ! On fait pour toi tout ce qu’on peut ! mais tu la gâches ta nourriture ! »

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