Comme les jours et les jours passaient, qu’on voyait presque plus de clientes, que c’était le plein été, qu’elles étaient toutes à la campagne, ma mère a décidé finalement que malgré sa jambe douloureuse et les avis du médecin, elle irait quand même à Chatou, essayer de vendre un peu de camelote. C’est moi qui garderais la boutique pendant son absence… On n’avait plus d’alternatives… Il fallait faire rentrer des sous ! D’abord pour payer le complet neuf et puis deux paires de tatanes, et puis encore faire repeindre toute notre devanture en couleurs seyantes avant que la saison recommence.

Elles faisaient très navrantes nos vitrines au milieu des autres… Elles étaient gris perle et verdâtres, tandis que, tout à côté de nous, c’était la teinturerie Vertune, absolument pimpante neuve, une fantaisie jaune et bleu ciel, à notre droite c’était la papeterie Gomeuse, blanche immaculée, rehaussée de filigranes et pompons et de ravissants motifs, petit oiseaux sur des branches… Tout ça c’était de gros frais… Il fallait s’y mettre.

Elle a rien dit à mon père, elle est allée prendre le « dur » avec un balluchon énorme, pesant au moins vingt kilos.

À Chatou, là sur les lieux, elle s’est débrouillée tout de suite… Elle a resquillé un tréteau derrière la mairie, elle s’est planquée près de la gare, en bonne position. Elle a distribué toutes ses cartes pour faire connaître le magasin. L’après-midi, elle s’est remise à bagotter, surchargée comme un mulet, un peu partout dans le pays, à la recherche des villas où pouvaient nicher des clientes… En rentrant le soir, au Passage, elle en pouvait plus d’épuisement, elle souffrait à en hurler tellement que sa jambe était racornie par les crampes et puis son genou tuméfié, sa cheville surtout toute disloquée par des entorses… Elle s’est aplatie dans ma chambre en attendant que mon père revienne… Elle s’appliquait de l’eau sédative… des compresses bien froides.

Comme ça dans les virées de banlieue, elle soldait à la « sauvette » aux chalands pour faire du liquide… On en avait si grand besoin… « Pour ne pas remporter ! » qu’elle prévenait… Il est venu à la boutique à peine deux, trois personnes, tout le temps qu’elle était partie… C’était donc encore plus commode qu’on ferme tout franchement la lourde et que je l’accompagne en banlieue, que je porte moi ses plus gros paquessons. On avait plus Mme Divonne pour répondre pendant les absences, on a suspendu dans la porte l’écriteau : « Je reviens de suite. » On a emporté le bec-de-cane.

L’oncle Édouard, c’est pas du ballon, il l’aimait réellement sa sœur, ça lui faisait un chagrin extrême de la voir comme ça souffrir, dépérir, et pâtir de plus en plus à force de travail et de peines… Sa santé l’inquiétait beaucoup, le moral aussi… Il pensait tout le temps à elle. Les lendemains de Chatou, elle pouvait plus tenir en l’air, toute sa figure ratatinait par la souffrance de sa jambe. Elle en gémissait comme un chien, toute tordue sur le lino même… À plat par terre qu’elle s’étendait quand mon père était sorti. Elle trouvait ça plus frais que la plume. Si en rentrant du bureau, qu’il la surprenne comme ça, défaite, exténuée, en train de se masser la guibolle dans l’eau de la bassine, ses jupes retroussées au menton, il grimpait dare-dare au troisième, il faisait semblant de pas l’avoir vue, il ne faisait qu’un bond, il passait comme un éclair. Il fonçait sur sa mécanique ou bien sur ses aquarelles… On en vendait toujours un peu, surtout ses « Bateaux à voiles » une grande collection et les « Conciles des Cardinaux »… Les plus vivaces comme couleurs !… Infiniment chatoyants… Ça fait toujours bien dans une pièce. C’était le moment qu’il se démerde… On attrapait la fin du mois… Pour compenser nos fermetures de la journée, pendant nos virées à travers Chatou, nous restions ouverts assez tard… Les gens se promenaient après dîner… Surtout au moment des orages… Si il survenait un client, ma mère planquait vite sa cuvette, tous ses tampons, d’un coup prompt, dessous le divan du milieu… Elle se redressait dans un sourire… Elle amorçait la parlote… Autour du cou, je me souviens bien qu’elle se passait un gros chou de mousseline… C’était la coquetterie de l’époque… Ça lui faisait une vraiment grosse tête.

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