On lui avait dit à ma mère, qu’elle pourrait tout de suite essayer sa chance au marché du Pecq et même à celui de Saint-Germain, que c’était le moment ou jamais de la vogue récente, que les gens riches s’installaient partout dans les villas du coteau… qu’ils aimeraient sûrement ses dentelles pour leurs rideaux dans les chambres, les dessus de lit, les jolis brise-bise… C’était l’époque opportune.
Tout de suite elle s’est élancée. Pendant une semaine entière elle a parcouru toutes les routes, avec son barda, bourré des cinq cents camelotes… Depuis la gare de Chatou jusqu’à Meulan presque… Toujours à pompe et boquillonne… Heureusement, il faisait très beau ! La pluie c’était la catastrophe ! Elle était déjà heureuse, elle était parvenue à vendre une bonne partie des « rossignols », des guipures à franges et les lourds châles de Castille qu’étaient en rade depuis l’Empire ! Ils prenaient goût dans les villas pour nos vraies curiosités ! Il fallait qu’ils meublent en vitesse… Ils se laissaient un peu étourdir… C’était l’optimisme, l’enthousiasme du panorama sur Paris. Ma mère poussait la consomme, elle profitait bien de sa chance. Seulement un joli matin, sa jambe a plus remué du tout. C’était fini l’extravagance, les dures randonnées… Même l’autre genou était en feu… il a gonflé aussi du double…
Capron s’est ramené dare-dare… Il a pu seulement constater… Il a levé les deux bras au ciel… L’abcès se formait certainement… L’articulation était prise, tuméfiée déjà… Courage ou pas, c’était du même !… Elle pouvait plus remuer son derrière, se changer de côté, se soulever même d’un centimètre… Elle en poussait des cris atroces… Elle en finissait plus de gémir, pas tant à cause de sa souffrance, elle était dure comme Caroline, mais d’être vaincue par son mal.
C’était une terrible débâcle.
Il a bien fallu forcément qu’on l’embauche la femme de ménage !… On a pris des autres habitudes… L’existence désorganisée… Maman restait sur le lit, mon père et moi on faisait le plus gros, le balayage, les tapis, le devant de la porte, la boutique avant de partir le matin… C’était bien fini d’un seul coup la flânerie, l’hésitation, les tortillements… Il fallait que je me dépêtre, que je m’en trouve vite un boulot. À la six-quatre-deux !…
La femme de ménage, Hortense, elle venait qu’une heure le tantôt et puis deux heures après dîner. Toute la journée elle servait dans une épicerie, rue Vivienne à côté de la Poste. C’était une personne de confiance… chez nous elle faisait un supplément… Elle avait eu de la déveine, il fallait qu’elle turbine double, son mari avait tout perdu en voulant s’établir plombier. En plus elle avait ses deux mômes et une tante encore à sa charge… C’était pas la pause… Elle racontait tout à ma mère, soudée sur son plume. Avec mon père, un matin, on l’a descendue telle qu’elle. On l’a installée sur une chaise. Il fallait faire bien attention pour la pas cogner dans les marches, ni la laisser choir. On l’a établie, coincée, avec des coussins, dans un angle de sa boutique… qu’elle puisse répondre aux clients. C’était difficile… Et puis se soigner sans arrêt… Avec ses compresses « vulnéraires »…
Question des attraits, Hortense, bien que travaillante à plein tube, pire qu’un bœuf en somme, elle demeurait assez croustillante… Elle disait toujours elle-même qu’elle se privait de rien, surtout quant à la nourriture, mais c’est dormir qu’elle pouvait pas ! elle avait pas le temps de se coucher… C’est le manger qui la soutenait et surtout les cafés-crème… Elle s’en tapait au moins dix dans une seule journée… Chez le fruitier, elle bouffait comme quatre. C’était un numéro, Hortense, elle faisait même rigoler ma mère sur son lit de douleurs avec ses ragots. Mon père, ça l’agaçait beaucoup quand il me trouvait dans la même pièce… Il avait peur que je la trousse… Je me branlais bien à cause d’elle, comme on se branle toujours, mais c’était vraiment pas méchant, plus du tout comme en Angleterre… J’y mettais plus la frénésie, c’était plus la même saveur, on avait vraiment trop de misères pour se faire encore des prouesses… Salut ! Merde ! C’était plus l’entrain !… D’être comme ça sur le ballant avec la famille à la traîne, c’était devenu la terreur… J’en avais la caboche farcie par les préoccupations… C’était encore un pire tintouin de me trouver une place à présent qu’avant que je parte à l’étranger. Revoyant ma mère en détresse je suis reparti à la chasse, à la repoursuite des adresses !… J’ai refait de fond en comble les boulevards, la cuve du Sentier, les confins de la Bourse… Sur la fin d’août, ce coin-là, c’est sûrement le pire des quartiers… Y a pas plus moche, plus étouffant… J’ai repiqué dans tous les étages avec mon col, ma cravate, mon « ressort papillon », mon canotier si blindé… J’ai pas oublié une seule plaque… à l’aller… en sens inverse… Jimmy Blackwell et Careston, Exportateurs… Porogoff, Transactionnaire… Tokima pour Caracas et Congo… Hérito et Kugelprunn, nantissements pour Toutes les Indes…
Une fois de plus, je me trouvais fadé, farci, résolu. Je me jetais un petit coup de peigne en m’engageant sous les voûtes. J’attaquais mon escalier. Je sonnais à la première lourde et puis à une autre… Par exemple où ça gazait plus, brusquement c’était pour répondre aux questions… S’ils me demandaient mes références ?… ce que je voulais faire dans la partie ?… mes véritables aptitudes ?… mes exigences ?… Je me dégonflais à la seconde même… je bredouillais, j’avais des bulles… je murmurais des minces défaites et je me tirais à reculons… J’avais la panique soudaine… La gueule des inquisiteurs me refoutait toute la pétoche… J’étais devenu comme sensible… J’avais comme des fuites de culot. C’était un abîme !… Je me trissais avec ma colique… Je repiquais quand même au tapin… J’allais resonner un autre coup dans la porte en face… c’était toujours les mêmes « affreux »… J’en faisais comme ça, une vingtaine avant le déjeuner… Je rentrais même plus pour la croûte. J’avais trop de soucis vraiment… J’avais en avance plus faim ! j’avais trop horriblement soif… Je serais bientôt plus revenu du tout. Je sentais les scènes qui m’attendaient. Ma mère et toute sa douleur ! Mon père dans sa mécanique, avec encore d’autres colères, ses marmelades, ses hurlements détraqués… La mince perspective !… J’avais tous les compliments !… J’en gardais toute ma caille au cul !… Je restais sur le bord de la Seine, j’attendais qu’il soye deux heures… Je regardais les chiens se baigner… Je suivais même plus un système… Je prospectais au petit bonheur ! J’ai farfouillé toute la rive gauche… Par le coin de la rue du Bac, je me suis relancé dans l’aventure… la rue Jacob, rue Tournon… Je suis tombé sur des entreprises qu’étaient presque abandonnées… Des comptoirs d’échantillonneurs pour les merceries défuntes… dans les provinces à recouvrer… Des fournisseurs d’objets si tristes que la parole vous manquait… Je leur ai fait quand même du charme… J’ai essayé qu’ils m’examinent chez un revendeur pour les chanoines… J’ai tenté tout l’impossible… Je me suis montré intrépide chez un grossiste en chasubles… J’ai bien cru qu’ils allaient me prendre dans une fabrique de candélabres… Je louchais déjà. J’arrivais à les trouver beaux… Mais au moment tout s’écroulait ! les abords de Saint-Sulpice m’ont finalement bien déçu… Ils avaient eux aussi leur crise… De partout, je me suis fait virer…
À force de piétiner l’asphalte j’avais les nougats en tisons… Je me déchaussais un peu partout. J’allais me les tremper en vitesse dans les cuvettes des lavabos. Je me déchaussais en une seconde… J’ai fait la connaissance comme ça d’un garçon de café qui souffrait de ses arpions encore davantage que moi. Il servait lui matin et soir et même plus tard, passé minuit, à l’énorme terrasse dans la cour de la Croix-Nivert, la Brasserie Allemande. Ses pompes lui faisaient souvent si mal, qu’il se versait des petits morceaux de glace à même les godilles… Je l’ai essayé moi son truc… Ça fait du bien sur le moment, seulement après c’est encore pire.