Mon père, le truc des marchés ça lui disait rien qui vaille… Une aventure pleine de risques !… Ça l’affolait d’y penser… Il nous prédisait les complications les pires… On se la ferait sûrement barboter notre dernière camelote !… En plus on se ferait lapider par les commerçants de l’endroit… Maman, elle le laissait causer… Elle était bien résolue…
D’abord, y avait plus à choisir ! On mangeait plus qu’une fois sur deux… On remplaçait depuis longtemps les allumettes du fourneau par des papillotes.
Un matin, l’heure a sonné du départ, on s’est élancés vers la gare. Mon père portait le gros baluchon, une énorme « toilette » bourrée de marchandises… Ce qui restait dans le stock de moins moche… Maman et moi on trimbalait les cartons… Sur le quai à Saint-Lazare, il nous a répété encore toutes ses craintes de l’aventure. Et il a filé au bureau.
Chatou en ce temps dont je parle, c’était un voyage. On se trouvait déjà sur le tas qu’il faisait encore à peine jour… On a soudoyé le garde-champêtre… Avec la croix et la bannière il nous a casés… On a obtenu un tréteau… On avait une assez bonne place… entre la bouchère et un éleveur de petits oiseaux. Par exemple, nous étions mal vus… là tout de suite… Immédiatement.
Derrière nous le « beurre et œufs » arrêtait pas de ramener sa cerise. Il nous trouvait des insolites, avec nos torrents de fanfreluches. Comme allusions c’était infect !…
L’allée c’était pas la meilleure, mais quand même tout près des jardins… Et dans l’ombre de tilleuls splendides… Midi, c’était l’heure des clientes… Elles radinaient en grands chichis… Fallait pas qu’il souffle un peu de brise dans ces moments-là ! Au premier zéphyr ça s’engouffre, ça se barre en trombe les froufrous… les bonichons, les « charlottes », petits mouchoirs, et bas volants… Ça demande qu’à se tirer, fragiles comme des nuages. On les coinçait à grands renforts de pinces et d’agrafes. Il faisait hérisson notre tréteau… Les clientes elles déambulaient capricieuses… Papillons suivis d’une ou de deux cuisinières… Elles revenaient encore… Ma mère essayait de les piquer à coups de boniments… De les tomber sur la broderie… Sur les boléros en commande… Sur les guipures « façon Bruxelles »… Ou sur les triomphes vaporeux de Mme Héronde…
« Comme c’est amusant de vous rencontrer par ici !… Dans ce marché en plein vent !… Mais vous avez un magasin ?… Passez-moi donc votre carte !… Certainement, nous irons vous voir !… »
Elles partaient froufrouter ailleurs, on leur refilait pas grand-chose… C’était la réclame !…
De temps à autre, nos dentelles, sur un coup de tornade, retombaient chez le mec d’à côté, dans les escalopes… Il manifestait son dégoût…
Pour mieux nous défendre, il aurait fallu apporter de Paris notre joli mannequin piédestal, à buste résistant, qui mettrait fort bien en valeur les exquises trouvailles… les volutes mousseline et satin… les mille bagatelles de la « fée d’Alfort »… Pour garder parmi les légumes, les tripes, un goût de Louis XV malgré tout, une atmosphère raffinée, nous emmenions à la campagne une véritable pièce de musée, un minuscule chef-d’œuvre, la commode poupée « bois de rose »… On garait nos sandwiches dedans.
Notre terreur encore bien plus que le vent peut-être c’était les averses !… Tous nos froufrous tournaient en crêpe !… l’ocre leur suintait par vingt rigoles… et le trottoir en devenait gluant… On ramassait tout en éponges… Le retour était dégueulasse. On se plaignait jamais devant mon père.
La semaine d’après c’était Enghien et certains jeudis Clignancourt… La Porte… On se trouvait à côté des « Puces »… Moi je les aimais bien les marchés… Ils me faisaient couper à l’école. L’air me rendait tout impétueux… Quand on retrouvait le soir mon père, il me faisait un effet infâme… Il était jamais content… Il venait nous chercher à la gare… Je lui aurais bien viré tout de suite la petite commode sur les guimauves pour le voir sauter un peu.
À Clignancourt, c’était une tout autre clientèle… On étalait nos rogatons, rien que des roustissures, les pires, celles qu’étaient planquées à la cave depuis des années. On en fourguait pour des clous…
C’est aux « Puces » même, que j’ai connu le petit Paulo. Il travaillait pour sa marchande qu’était deux rangées derrière nous. Il lui vendait tous ses boutons, le long de l’avenue près de la porte, il se vadrouillait dans le marché, avec sa tablette sur le bide, retenue au cou par une ficelle, « Treize cartes pour deux sous mesdames !… » Il était plus jeune que moi, mais infiniment dessalé… Tout de suite on s’est trouvés copains… Ce que j’admirais moi chez Popaul, c’est qu’il portait pas de chaussures, rien que des lattes plates en lisières… Ça lui mordait par les arpions… J’enlevais les miennes en conséquence le long des fortifs, quand on partait en excursion.
Il soldait vite ses garnitures, les douzaines de treize, on avait pas le temps de les regarder, les os et les nacres… On était libre après ça.
En plus il avait un condé pour se faire des sous. « C’est facile », qu’il m’a expliqué… Dès qu’on a plus eu de secrets. Dans le remblai du Bastion 18 et dans les refuges du tramway devant la Villette, il faisait des petites rencontres, des griffetons qu’il soulageait et des louchebems. Il me proposait de les connaître. Ça se passait trop tard pour que moi j’y aille… Ça pouvait rapporter une thune, parfois davantage.
Derrière le kiosque à la balance, il m’a montré, sans que je lui demande, comment les grands ils le suçaient. Lui Popaul il avait de la veine, il avait du jus, moi il m’en venait pas encore. Une fois il s’était fait quinze francs dans la même soirée.
Pour m’échapper, fallait que je mente, je disais que j’allais chercher des frites. Popaul, ma mère le connaissait bien, elle pouvait pas le renifler, même de loin, elle me défendait que je le fréquente. On se barrait quand même ensemble, on vadrouillait jusqu’à Gonesse. Moi je le trouvais irrésistible… Dès qu’il avait un peu peur il était secoué par un tic, il se tétait d’un coup, toute la langue, ça lui faisait une sacrée grimace. À la fin moi je l’imitais, à force de me promener avec lui.
Sa mercière, Popaul, elle lui passait avant qu’il parte une drôle de veste, une toute spéciale, comme pour un singe, toute recouverte de boutons, des gros, des petits, des milliers, devant, derrière, tout un costard d’échantillons, des nacres, des aciers, des os…
Son rêve, Popaul c’était l’absinthe ; sa mercière, elle lui en versait un petit apéro chaque fois qu’il rentrait et qu’il avait bien liquidé. Ça lui donnait du courage. Il fumait du tabac de la troupe, on faisait nos cigarettes nous-mêmes en papier journaux… Ça le dégoûtait pas de sucer il était cochon. Tous les hommes qu’on rencontrait dans la rue, on pariait ensemble comment qu’ils devaient l’avoir grosse. Ma mère pouvait pas quitter derrière son fourbi, surtout dans un quartier pareil. Je me débinais de plus en plus… Et puis voilà ce qui est survenu :
Popaul, je le croyais régulier, loyal et fidèle. Je me suis trompé sur son compte. Il s’est conduit comme une lope. Il faut dire les choses. Il me parlait toujours d’arquebuse. Je voyais pas trop ce qu’il voulait dire. Il amène un jour son fourbi. C’était un gros élastique monté, une espèce de fronde, un double crochet, un truc pour abattre les piafs. Il me fait : « On va s’exercer ! Après, on crèvera une vitrine !… Y en a une facile sur l’Avenue… Après on visera dans un flic !… » Gu ! voilà ! C’était une idée ! On part du côté de l’école. Il me dit : « On va commencer là !… » Les classes juste venaient de sortir c’était commode pour se barrer. Il me passe encore son machin… Je le charge avec un gros caillou. Je tire à fond sur le manche… À bout de caoutchouc… Je fais à Popaul : « Vise donc là-haut ! » et clac ! Ping !… Ratatrac !… En plein dans l’horloge !… Tout vole autour en éclats… J’en reste figé comme un con. J’en reviens pas du boucan que ça cause… le cadran qui éclate en miettes ! Les passants radinent… Je suis paumé sur place. Je suis fait comme un rat… Ils me tiraillent tous par les esgourdes. Je gueule : « Popaul ! »… Il a fondu !… Il existe plus !… Ils me traînent jusque devant ma mère. Ils lui font une scène horrible. Il faut qu’elle rembourse toute la casse, ou bien ils m’embarquent en prison. Elle donne son nom, son adresse… J’ai beau expliquer : « Popaul ! »… Il s’abat sur moi tellement de gifles que je vois plus ce qui se passe…
À la maison, ça recommence, ça repique en trombe… C’est un ouragan. Mon père me dérouille à fond, à pleins coups de bottes, il me fonce dans les côtes, il me marche dessus, il me déculotte. En plus, il hurle que je l’assassine !… Que je devrais être à la Roquette ! Depuis toujours !… Ma mère supplie, étreint, se traîne, elle vocifère « qu’en prison ils deviennent encore plus féroces ». Je suis pire que tout ce qu’on imagine… Je suis à un poil de l’échafaud. Voilà où que je me trouve !… Popaul y était pour beaucoup, mais l’air aussi et la vadrouille… Je cherche pas d’excuses…