Mon père pour m’élever, il s’est tapé bien des boulots supplémentaires. Lempreinte son chef l’humiliait de toutes les façons. Je l’ai connu moi ce Lempreinte, c’était un rouquin qu’avait tourné pâle, avec des longs poils en or, quelques-uns seulement à la place de barbe. Mon père, il avait du style, l’élégance lui venait toute seule, c’était naturel chez lui. Lempreinte, ce don l’agaçait. Il s’est vengé pendant trente ans. Il lui a fait recommencer presque toutes ses lettres.

Quand j’étais plus petit encore, à Puteaux, chez la nourrice, mes parents montaient là-haut me voir le dimanche. Y avait beaucoup d’air. Ils ont toujours réglé d’avance. Jamais un sou de dette. Même au milieu des pires déboires. À Courbevoie seulement à force de soucis et de se priver sur bien des choses, ma mère s’est mise à tousser. Elle arrêtait plus. Ce qui l’a sauvée c’est le sirop de limaces et puis la méthode Raspail.

M. Lempreinte, il se méfiait que mon père il aye des drôles d’ambitions avec un style comme le sien.

De chez ma nourrice à Puteaux, du jardin, on dominait tout Paris. Quand il montait me voir papa, le vent lui ébouriffait les moustaches. C’est ça mon premier souvenir.

Après la faillite dans les Modes à Courbevoie, il a fallu qu’ils travaillent double mes parents, qu’ils en mettent un fameux coup. Elle comme vendeuse chez Grand-mère, lui toutes les heures qu’il pouvait, en plus, à la Coccinelle. Seulement plus il montrait son beau style, plus Lempreinte le trouvait odieux. Pour éviter la rancune il s’est lancé dans l’aquarelle. Il en faisait le soir après la soupe. On m’a ramené à Paris. Je le voyais tard dessiner, des bateaux surtout, des navires sur l’océan, des trois-mâts par forte brise, en noir, en couleurs. C’était dans ses cordes… Plus tard des souvenirs d’artillerie, des mises en batterie au galop, et puis des évêques… À la demande des clients… À cause de la robe éclatante… Et puis des danseuses enfin, avec des cuisses volumineuses… Ma mère allait présenter le choix, pendant l’heure du déjeuner, à des revendeurs en galeries… Elle a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu.

Chez Grand-mère, rue Montorgueil, après la faillite, elle crachait parfois du sang le matin en faisant l’étalage. Elle dissimulait ses mouchoirs. Grand-mère survenait… « Clémence essuie-toi les yeux !… Pleurer n’arrange pas les choses !… » Pour arriver de très bonne heure, on se levait au jour, on traversait les Tuileries, ménage déjà terminé, papa retournait les matelas.

Dans la journée c’était pas drôle. C’était rare que je pleure pas une bonne partie de l’après-midi. Je prenais plus de gifles que de sourires, au magasin. Je demandais pardon à propos de n’importe quoi, j’ai demandé pardon pour tout.

Fallait se méfier du vol et de la casse, les rogatons c’est fragile. J’ai défiguré sans le faire exprès des tonnes de camelote. L’antique ça m’écœure encore, c’est de ça pourtant qu’on bouffait. C’est triste les raclures du temps… c’est infect, c’est moche. On en vendait de gré ou de force. Ça se faisait à l’abrutissement. On sonnait le chaland sous les cascades de bobards… les avantages incroyables… sans pitié aucune… Fallait qu’il cède à l’argument… Qu’il perde son bon sens… Il repassait la porte ébloui, avec la tasse Louis XIII en fouille, l’éventail ajouré bergère et minet dans un papier de soie. C’est étonnant ce qu’elles me répugnaient moi les grandes personnes qui emmenaient chez elles des trucs pareils…

Grand-mère Caroline se planquait pendant le travail à l’abri de L’Enfant Prodigue, l’énorme panneau tapisserie. Elle avait l’œil Caroline pour gafer les mains. C’est vicelard comme tout la cliente, plus c’est huppée mieux c’est voleuse. Un petit contrepoint Chantilly c’est un véritable souffle dans un manchon bien entraîné.

On ruisselait pas dans les lumières au magasin… Et l’hiver c’est tout à fait traître à cause des volants… des velours, fourrures, baldaquins, qui font trois fois le tour des nichons… Et des épaules il part encore toutes sortes de boas lointains, des flots de mousseline onduleuse… Les oiseaux d’un deuil immense… Elle pavanait la cliente, chassait les monceaux de bricoles, gloussante, revient encore sur ses pas… éparpille… Toujours picoreuse, cacotante… querelleuse pour le plaisir. À deviner la convoitise on s’écarquillait les châsses y avait du choix dans la tôle… Grand-mère elle arrêtait pas d’aller à la remonte… d’aller piquer du « rossignol » à la salle des ventes… Elle rapportait de tout, des toiles à l’huile, des améthystes, des buissons de candélabres, des tulles brodés par cascades, des cabochons, des ciboires, des empaillés, des armures et des ombrelles, des horreurs dorées du Japon, et des vasques, des bien plus lointains encore, et des fourbis qui n’ont plus de noms, et des trucs qu’on saura jamais.

La cliente elle s’émoustille dans le trésor des tessons. Le tas se reforme derrière elle. Ça culbute, ça clinque, ça tournoie. Elle est entrée pour s’instruire. Il pleut, elle vient s’abriter. Quand elle en a marre, elle se barre avec une promesse. Il faut se manier le train alors pour rassembler toute la bricole. À genoux on s’étale au plus bas, on racle sous les meubles. Si tout y est… mouchoirs… bibelots… verres filés… brocante… on pousse alors un beau soupir.

Ma mère s’affale, se masse la jambe, la crampe d’avoir tant piétiné, complètement aphone. Voilà qu’il surgit de l’ombre, juste avant la fermeture, le client honteux. Il entre en douceur celui-là, il s’explique à voix très basse, il veut fourguer son petit objet, un souvenir de sa famille, il le déplie du journal. On l’estime à peu de chose. On va laver cette trouvaille sur l’évier de la cuisine. On le payera demain matin. Il barre, il dit à peine « au revoir »… L’omnibus Panthéon-Courcelles passe en trombe au ras de la boutique.

Mon père arrive de son bureau, il regarde toutes les secondes sa montre. Il est nerveux. Il faut maintenant qu’on se dégrouille.

Il pose son chapeau. Il prend sa casquette au clou.

Il faut encore qu’on bouffe les nouilles et puis qu’on se barre aux livraisons.

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