Aussitôt que notre patronne, Mme des Pereires, a connu la fatale nouvelle, sans perdre une minute, elle a rappliqué au Bureau… Je l’avais encore jamais vue… depuis onze mois que j’étais là… Il fallait une vraie catastrophe pour qu’elle se décide à se déranger… Elle se trouvait bien à Montretout.

Comme ça, au premier coup d’œil, avec sa très curieuse allure, je croyais que c’était une « inventrice », qu’elle venait nous parler d’un « système »… Elle arrive dans tous ses états… En ouvrant la porte, extrêmement nerveuse, il faut dire, et indignée au possible, elle trouvait à peine ses mots, son chapeau lui vadrouillait sur la tronche entièrement de travers. Elle portait une voilette épaisse. Je lui voyais pas la figure. Je retiens surtout dans mon souvenir, la jupe en velours noir à pesants godets et le corsage mauve, façon « boléro » avec grands motifs brodés… et semis de perles même couleur… Et parapluie soie changeante… J’ai bien retenu tout ce tableau.

Après quelques parlementages, j’ai fini par la faire asseoir dans le grand fauteuil des clients… Je lui recommande de patienter, que le maître ne va pas tarder à venir… Mais, tout de suite, c’est elle qui m’empoigne !…

« Ah ! mais c’est donc vous, Ferdinand ?… C’est bien vous, je ne me trompe pas ? Ah ! mais vous connaissez les drames ?… Alors n’est-ce pas que c’est un désastre ?… Mon polichinelle !… Il est arrivé à ses fins !… Il ne veut plus rien faire n’est-ce pas ?… » Elle gardait les poings fermés comme ça sur les cuisses ! Elle était campée dans le fauteuil ! Elle m’interpellait avec une de ces brusqueries !…

« Il ne veut plus rien foutre ?… Il en a assez de travailler ?… Il trouve que nous pouvons bien vivre !… Avec quoi ? Avec des rentes ? Ah ! le va-nu-pieds ! Ah ! Le jean-foutre, le salopiaud ! la crapule maudite ! Où est-il encore à cette heure-ci ? »

Elle cherchait dans l’arrière-boutique !…

« Il est pas là, Madame !… Il est parti voir le Ministre !…

— Ah ! le Ministre ! Comment vous dites ? Le Ministre ! » Elle se fout à rigoler ! « Ah ! mon petit ! Ah ! Pas à moi celle-là !… Pas à moi !… Je le connais mieux que vous, moi, le sagouin ! Ministre ! Ah ! non ! Aux maisons closes ! Oui, peut-être ! Au cabanon, vous voulez dire ! au Dépôt ! Oui ! Ça sûrement ! n’importe où ! À Vincennes ! À Saint-Cloud ! peut-être !… mais pour le Ministre ! Ah ! non ! »

Elle me fout son parapluie sous le nez…

« Vous êtes complice ! Ferdinand ! Tenez ! complice ! voilà ! vous m’entendez ! Vous finirez tous en prison !… Voilà où tous vos trucs vous mènent !… Toutes vos roueries ! vos salopages !… vos dégueulasses manigances !… »

Elle retombait dans son fauteuil, les coudes sur les genoux, elle se retenait plus… aux virulentes apostrophes succédait la prostration… elle bredouillait dans les sanglots !… Elle remplissait sa voilette ! Elle me racontait toute l’affaire !…

« Allez, je suis bien au courant !… Jamais je voulais venir ! Je savais bien que ça me ferait du mal !… Je sais bien qu’il est incorrigible !… Ça fait trente ans que je le supporte !… »

Là-bas, elle était tranquille… à Montretout, pour se soigner. Elle était fragile… Elle aimait plus à se déplacer, à sortir de son pavillon… Autrefois… Autrefois ! Elle avait beaucoup bourlingué avec des Pereires… dans les premiers temps de son mariage. Maintenant, elle aimait plus le changement… Elle aimait plus que son intérieur… Surtout à cause de ses épaules et de ses reins extrêmement sensibles… Si elle se trouvait prise dehors par la pluie ou par un coup de froid, elle en avait pour des mois ensuite à souffrir… Des rhumatismes impitoyables, et puis une bronchite très tenace, un véritable catarrhe… Comme ça tout l’hiver dernier et encore l’année d’avant… Parlant des affaires, elle m’a expliqué en détail que leur pavillon était pas fini d’être payé… Quatorze ans d’économies… Elle me prenait par la raison et aussi par la douceur.

« Mon petit Ferdinand ! Mon petit ! Ayez pitié d’une vieille bonne femme !… Moi, je pourrais être votre grand-mère, ne l’oubliez pas ! Dites-moi, s’il vous plaît ! Dites-moi, je vous en prie ! S’il est vraiment perdu le Zélé ? Avec Courtial je me méfie, je ne sais jamais… Tout ce qu’il me raconte, je peux pas y croire… Comment s’y fier ?… Il est toujours tellement menteur !… Il est devenu tellement fainéant… Mais vous, Ferdinand ! Vous voyez bien dans quel état !… Vous comprenez mon chagrin !… Vous n’allez pas maintenant me berner avec des sornettes ! Vous savez, je suis une vieille aïeule !… J’ai bien l’expérience de la vie !… Je peux bien tout comprendre !… Je voudrais seulement qu’on m’explique… »

Il a fallu que je lui répète… Que je lui jure sur ma propre tête qu’il était foutu, déglingué, pourri le Zélé… dehors comme dedans ! Qu’il avait plus un fil convenable dans toute son enveloppe !… Sa carcasse ni son panier… Que c’était plus qu’un sale débris… Un infect tesson… absolument irréparable !…

À mesure que je racontais tout, elle se faisait encore plus de chagrin ! Mais alors elle avait confiance, elle voyait bien que je trompais pas… Elle a repiqué aux confidences !… Elle m’a tout donné les détails… Comment ça se passait les choses, dans le début de leur mariage… Quand elle était encore sage-femme, diplômée de première classe !… Comment elle aidait le Courtial à préparer ses ascensions… Qu’elle avait abandonné à cause de lui et du ballon toute sa carrière personnelle ! Pour ne pas le quitter une seconde !… Ils avaient fait en sphérique leur voyage de noces !… D’une foire à une autre !… Elle montait alors avec son époux… Ils avaient été comme ça jusqu’à Bergame en Italie !… à Ferrare même… à Trentino près du Vésuve. À mesure qu’elle s’épanchait, je voyais bien que, pour cette femme-là, dans son esprit, sa conviction, le Zélé devait durer toujours !… Et les foires de même !… Ça devait jamais s’interrompre !… Y avait pour ça, une bonne raison, une absolument impérieuse… C’était le solde de leur cambuse ! « La Gavotte » à Montretout… Ils devaient encore dessus leur tôle pour six mois de traites et un reliquat… Courtial rapportait plus d’argent… Ils avaient même déjà un retard de deux mois et demi avec cinq délais du foncier… Elle s’en étranglait la voix rien que de raconter cette honte… Ça me faisait songer par le fait, que notre terme à nous était bien en retard aussi pour notre magasin !… Et le gaz alors ?… Et le téléphone !… Il en était même plus question !… L’imprimeur livrerait peut-être encore cette fois-ci… Il savait bien ce qu’il goupillait, le Taponier cette belle engeance ! Il mettrait saisie sur la boîte… Il se la taperait pour des clous !… C’était dans la fouille !… C’était encore lui le plus vicelard !… On était dans des jolis draps !… Je ressentais toute la mouscaille, toute l’avalanche des machetagouines qui me rafluaient sur les talons… C’était mochement compromis l’avenir et nos jolis rêves !… Y avait plus beaucoup d’illusions !… La vieille poupée elle en râlait dans sa voilette !… Elle avait tellement soupiré qu’elle s’est mise un peu à son aise !… Elle a enlevé son chapeau !… J’ai pu la reconnaître d’après le portrait et la description de des Pereires… J’ai eu la surprise quand même… Il m’avait prévenu de la moustache, qu’elle voulait pas se faire épiler… Et c’était pas une petite ombre !… Ça s’était mis à lui pousser à la suite d’une opération !… On lui avait tout enlevé dans une seule séance !… Les deux ovaires et la matrice !… On avait cru dans les débuts que ça serait qu’une appendicite… mais en ouvrant le péritoine, ils avaient trouvé un fibrome énorme… Opérée par Péan lui-même…

Avant d’être ainsi mutilée, c’était une fort jolie femme, Irène des Pereires, attrayante, avenante et charmeuse et tout !… Seulement depuis cette intervention et surtout depuis quatre ou cinq années, tous les caractères virils avaient pris complètement le dessus !… Des vraies bacchantes qui lui sortaient et même une espèce de barbe !… Tout ça c’était noyé de larmes ! Ça coulait abondamment tout pendant qu’elle me causait !… Dans son maquillage, ça dégoulinait en couleurs ! Elle s’était poudrée… plâtrée, fardée tant et plus ! Elle se faisait des cils d’odalisque, elle se ravalait pour venir en ville !… Le volumineux papeau, avec son massif d’hortensias, elle le remettait… il rebasculait… dans la tourmente, il tenait plus à rien ! Il virait à la renverse !… Elle le retapait d’un coup d’aplomb… Elle renfilait les longues épingles… renouait sa voilette encore. Un moment, je la vois qui fouille dans le fond de ses jupons… Elle sort une grosse pipe en bruyère… Ça aussi, il m’avait prévenu…

« Ça gêne pas ici, que je fume ? » qu’elle me demande…

— Non, Madame, mais non, seulement il faut faire attention aux cendres ! à cause des papiers par terre ! Ça prendrait feu facilement ! Hi ! Hi ! » Il faut bien rigoler un peu…

« Vous fumez pas, vous, Ferdinand ?

— Non ! Moi, vous savez, j’y tiens pas. Je fais pas assez attention ! J’ai peur de finir en torche ! Hi ! Hi !… »

Elle se met à tirer des bouffées… Elle crache par terre ! par-ci, par-là !… Elle était un peu calmée !… Elle remet encore sa voilette ! Elle relevait seulement un petit coin avec le petit doigt ! Quand elle a eu terminé complètement sa pipe… Elle a sorti encore sa blague… Je croyais qu’elle allait s’en bourrer une autre !…

« Dites donc, Ferdinand ! qu’elle m’arrête… Une idée qui la traverse, elle se redresse d’un coup… Vous êtes sûr au moins qu’il est pas caché là-haut !… »

J’osais pas trop affirmer… C’était délicat !… Je voulais éviter la bataille…

« Ah ! » elle attend pas ! Elle bondit !… « Ferdinand ! Vous me trompez ! Vous êtes aussi menteur que l’autre !… »

Elle veut plus que je lui explique… Elle m’écarte de son passage… Elle saute dans le petit escalier, dans le tire-bouchon… La voilà qui grimpe en furie… L’autre il était pas prévenu… Elle lui tombe en plein sur le paletot !… J’écoute… j’entends… Tout de suite, c’est un vrai challenge !… Elle lui en casse pour sa thune ! D’abord, il y a eu les paires de beignes ! et puis des vociférations…

« Regardez-moi ce satyre !… Ce sale voyou !… Cette raclure !… Voilà à quoi il passe son temps !… Je me doutais bien de sa sale musique ! J’ai bien fait de venir !… » Elle avait dû juste le tauper comme il rangeait nos cartes postales… les transparentes… dans l’album… celles que je vendais moi, le dimanche !… C’était souvent sa distraction après le déjeuner…

Il était pas au bout de ses peines ! Elle écoutait pas ses réponses ! « Pornographe ! Fausse membrane ! Pétroleux ! Lavette ! Égout ! »… Voilà comment qu’elle le traitait !…

Je suis monté, j’ai risqué un œil par-dessus la rampe !… À bout de mots elle s’est ruée sur lui… Il était retourné sur le sofa… Comme elle était lourde et brutale !

« Demande pardon ! Demande pardon, choléra ! Demande pardon à ta victime ! » Il se rebiffait quand même un peu… Elle l’attaquait par son plastron, mais c’était si dur comme matière, qu’elle se coupait là-dedans les deux paumes… Elle saignait… elle serrait quand même…

« T’aimes pas ça ? n’est-ce pas ? T’aimes pas ça ? qu’elle lui criait dans la bigorne… Ah ! T’aimes ça ! infernale baudruche ! Dis, fumier ! T’aimes ça, dis, me voir en colère ! » Elle était complètement sur lui ! Elle lui rebondissait sur le bide ! « Ouah ! Ouah ! Ouah ! qu’il suffoquait ! Tu m’étouffes grande garce ! Tu me crèves ! Tu m’étrangles !… » Et puis alors elle l’a relâché, elle saignait trop abondamment… elle est redescendue à toutes pompes… Elle a sauté au robinet… « Ferdinand ! Ferdinand ! pensez donc un peu, depuis huit jours, vous m’entendez ! Depuis huit jours que je l’attends ! Depuis huit jours, il n’est pas rentré une seule fois !… Il me ronge ! Je me dessèche !… Il s’en fout !… Il m’a écrit juste une carte : “ Le ballon est détérioré ! Vies sauves ! ” voilà ! C’est tout !… Je lui demande ce qu’il va faire ? Insiste pas qu’il me répond !… Fiasco complet !… Depuis ce moment plus un geste ! Monsieur ne revient plus du tout ! Où est-il ? Que fait-il !… Le crédit “ Benoiton ” me relance pour les échéances !… Mystère total !… Dix fois par jour, ils reviennent sonner… Le boulanger est à mes trousses !… Le gaz a fermé le compteur !… Demain, il vont m’enlever l’eau !… Monsieur est en bombe !… Moi je me rouille les sangs !… Ce sale raté !… Ce sale vicieux !… Ce dévoyé !… Cette infernale, ignoble engeance ! Ce sapajou !… Mais j’aimerais mieux, tenez, Ferdinand ! vivre avec un singe véritable !… Je le comprendrais lui à la fin !… Il me comprendrait ! Je saurais comme ça où j’en suis ! Tandis qu’avec ce détraqué depuis trente-cinq ans bientôt, je ne sais même pas ce qu’il va faire d’une minute à l’autre, dès que j’aurai le dos tourné ! Ivrogne ! Menteur ! Coureur ! Voleur ! Il a tout !… Et vous pouvez pas savoir comme je déteste ce salaud-là !… Où est-il ? C’est la question que je me pose cinquante fois par jour… Pendant que je tourne, que je m’échine là-bas toute seule ! que je me tue pour l’entretenir ! pour faire face aux échéances… épargner sur toutes les bougies… Monsieur, lui, disperse ! Il sème ! Il arrose n’importe quelle pelouse !… et puis toutes ses sales grognasses ! avec mon pognon ! avec ce que j’ai pu sauver ! en me refusant tout ! Où ça s’en va-t-il ? En dégradations absolues ! Je le sais bien quand même ! Il a beau se cacher !… À Vincennes !… Au Pari-Mutuel !… À Enghien, rue Blondel !… sur le Barbès n’importe quoi d’ailleurs… Il est pas bien difficile pourvu qu’il se déprave ! N’importe quel bouge ça lui va !… Tout lui est bon ! Monsieur se vautre ! Il dilapide !… Pendant ce temps-là… moi, je me crève !… pour faire l’économie d’un sou ! Pour une heure de femme de ménage !… C’est moi qui fais tout ! malgré l’état où vous me voyez !… Je me décarcasse ! Je lave par terre ! Entièrement ! malgré mes bouffées de chaleur ! et même quand j’ai mes rhumatismes !… Je tiens plus sur mes pieds, c’est bien simple !… Je me tue ! Et puis alors ? C’est pas tout ! Quand on nous aura saisis ?… Où ça irons-nous coucher ? Peux-tu me le dire ? Va-nu-pieds ! Dis, sale andouille ! Apache ! Bandit ! Elle l’interpellait d’en bas !… Dans un asile tiens bien sûr ! Tu connais encore les adresses ? Tu dois t’en souvenir mon lascar !… Il y allait avant de se marier !… Et sous les ponts ! Ferdinand !… C’est là que j’aurais bien dû le laisser… Parfaitement ! Empoisonneur de ma vie ! Avec sa vermine ! Sa gale ! Il méritait pas davantage !… Il le connaîtrait son plaisir ! Ah ! Je t’y ramènerai à Saint-Louis ! Monsieur veut suivre ses passions ! C’est un déchaîné, Ferdinand ! Et la pire espèce de sale voyou ! On peut le retenir par nulle part ! Ni dignité ! Ni raison ! Ni amour-propre ! Ni gentillesse !… Rien !… L’homme qui m’a bafouée, bernée, infecté toute mon existence !… Ah ! il est propre ! Il est mimi ! Ah ! oui alors, je peux le dire ! J’ai été cent mille fois bien trop bonne !… J’ai été poire, Ferdinand ! que c’est une vraie rigolade ! Ça a l’air d’une farce exprès !… À présent, vous m’entendez, il a cinquante-cinq ans et mèche ! Cinquante-six exactement ! au mois d’avril ! Et qu’est-ce qu’il fait ce vieux saltimbanque ?… Il nous ruine !… Il nous fout franchement sur la paille !… Et vas-y donc ! Monsieur ne résiste plus ! Il cède complètement à ses vices !… Monsieur se laisse emporter !… Il roule au ruisseau ! Et c’est moi encore qui le repêche ! Que je me débrouille ! que je m’esquinte !… Monsieur s’en fout absolument !… Monsieur refuse de se restreindre !… C’est moi qui le sors du pétrin !… C’est moi qui vais payer ses dettes ! C’est moi, n’est-ce pas, Arlequin ?… Son ballon, il l’abandonne ! Il a même plus deux sous de courage !… Voulez-vous savoir ce qu’il fait à la gare du Nord ? au lieu de rentrer directement ?… Vous, vous le savez peut-être aussi ? Où y s’en va perdre toutes ses forces ? Dans les cabinets, Ferdinand ! Oui ! Tout le monde l’a vu ! Tout le monde t’a reconnu, mon bonhomme !… On l’a vu comme il se masturbait… On l’a surpris dans la salle ! et dans les couloirs des Pas Perdus !… C’est là qu’il s’exhibe ! Ses organes !… Son sale attirail !… À toutes les petites filles ! Oui, parfaitement ! aux petits enfants ! Ah ! mais y a des plaintes ! Je parle pas en l’air ! Oui, mon saligaud !… Et y a longtemps qu’ils le surveillent !… En plein dans la gare, Ferdinand ! En plein parmi des gens qui nous connaissent tous !… On est venu me répéter ça !… Qu’est-ce qui me l’a dit ? Tu vas pas nier. Par exemple ! Tu vas pas dire que c’est un autre !… Il a du toupet, ce cochon-là !… Mais c’est le commissaire lui-même, mon ami !… Il est venu exprès hier au soir… pour raconter ta pourriture !… Il avait tout ton signalement et même ta photo !… Tu vois si t’es bien connu !… Ah ! c’est pas d’hier ! Il t’avait pris tous tes papiers ! Hein, que c’est pas vrai ?… Tu le savais quand même !… C’est bien pour ça ! dis fumier, que t’es pas revenu ?… Tu savais bien ce qui t’attendait ?… D’ailleurs, il t’avait bien prévenu !… Des enfants maintenant qu’il lui faut ! Des bébés !… c’est absolument effroyable !… Le jeu ! la boisson ! le mensonge !… Prodigue ! Malhonnête ! Les femmes ! Tous les vices ! Des mineures ! Tous les travers de sale voyou !… Tout ça, je le savais bien sûr ! J’en ai pourtant assez souffert !… J’ai bien payé pour connaître ! Mais à présent, des petites filles !… C’est même pas imaginable !… » Elle le regardait, le fixait de loin… Il restait sur les marches !… dans l’escalier tire-bouchon… Il était mieux derrière les barres… Il ne se rapprochait plus… Il me faisait des signes d’entente qu’il fallait pas l’énerver… que je reste absolument peinard… Que ça passerait… que je moufte plus !… En effet, tout de même, elle s’est calmée peu à peu…

Elle s’est renfoncée dans le fauteuil… Elle s’éventait tout doucement avec un journal grand ouvert… Elle soufflait… mouchait… On a pu avec Courtial placer alors quelques mots !… et puis un petit discours pour essayer de lui faire comprendre le pourquoi, le comment, de la débâcle… On parlait pas des gamines… on parlait seulement du ballon !… Ça changeait toujours un peu… On a insisté pour l’enveloppe… que vraiment y avait plus mèche… Il essayait des compliments…

« Pour mon Irène là ! Ferdinand ! Ce qu’il faut bien vous rendre compte, c’est qu’elle est impressionnable !… C’est une épouse admirable !… une nature d’élite ! Je lui dois tout, Ferdinand ! Tout ! C’est bien simple ! Je peux le crier sur les toits !… Je ne songe pas une seule minute à méconnaître toute l’affection qu’elle me porte ! La grandeur de son dévouement ! L’immensité de ses sacrifices ! Non !… Seulement, elle est emportée ! Violente au possible !… C’est le revers de son bon cœur ! Impulsive même ! Point méchante ! Certes non ! La bonté même !… Une soupe au lait ! n’est-ce pas, mon Irène adorée ?… » Il s’avançait pour l’embrasser !…

« Laisse-moi ! Laisse-moi, salopiaud !… »

Il ne lui tenait pas rancune… Il voulait seulement qu’elle comprenne. Mais elle s’obstinait dans la rogne !… Il avait beau lui répéter qu’on avait tenté l’impossible !… rajouté dix mille pièces déjà… recousu… souqué les doublures, en toutes les couleurs, toutes les tailles, que le Zélé on avait beau faire et prétendre… il partait en accordéon… que les mites bouffaient l’entournure… Et les rats rognaient les soupapes… que ça tenait plus du tout en l’air ! Ni debout ! ni raplati ! Qu’il serait piteux même en passoire ! même en lavette ! en éponge ! en torche-cul !… Qu’il était plus bon à rien !… Elle gardait quand même des doutes !… On avait beau détailler… lui faire grâce d’aucune détresse ! s’évertuer ! jurer ! prétendre ! même exagérer si possible !… Elle hochait quand même incrédule !… Elle nous croyait pas tous les deux !… On lui a montré nos lettres, où c’était écrit nos déboires… celles qui revenaient d’un peu partout !… Que même gratuitement, et pour la simple collecte, on nous éliminait encore… et pas gentiment… on voulait même plus nous regarder… Les plus lourds que l’air prenaient tout ! Les villes d’eaux !… les ports !… les kermesses !… C’était la vérité stricte… les sphériques on n’en voulait plus… même pour les « Pardons » en Bretagne !… Y en a un du Finistère, qui nous a récrit tout crûment, comme nous insistions pour venir :

Monsieur, avec votre ustensile, vous appartenez aux Musées et nous n’en possédons point à Kraloch-sur-Isle ! Je me demande vraiment pourquoi on vous laisse encore sortir ! Le conservateur manque à tous ses devoirs ! Notre jeunesse par ici ne viole pas les tombes ! Elle veut s’amuser ! Essayez de me comprendre une bonne fois pour toutes !… À bon entendeur !…

JOËL BALAVAIS,

Persifleur local et breton.

Elle a trifouillé d’autres dossiers, mais ça lui disait pas grand-chose… Elle s’est radoucie quand même… Elle a bien voulu qu’on sorte… On l’a emmenée dans le jardin… On l’a installée sur un banc entre nous deux… Cette fois-ci elle reparlait tout à fait sagement… Mais toujours dans sa conviction que le Zélé malgré tout était parfaitement réparable… qu’il pouvait encore nous servir… pour deux ou trois fêtes en Province… que ça suffirait largement pour amadouer l’architecte… qu’ils obtiendraient un autre délai… que le pavillon serait sauvé… que c’était une question de courage !… que rien en somme n’était perdu !… Elle quittait pas son opinion… Elle pouvait pas comprendre autre chose… On lui a rebourré sa pipe… Courtial à côté il chiquait. C’est en chiquant presque toujours qu’il finissait ses cigares…

Les gens, les passants, ils regardaient du côté de notre groupe… plutôt intrigués… surtout par la grosse mignonne… Elle avait l’air de m’écouter encore plutôt mieux que son mari… J’ai poursuivi mon boniment, la démonstration tragique… J’essayais de lui faire concevoir sur quels genres d’obstacles on butait… et comment nous nous épuisions en tristes efforts de plus en plus inutiles… Elle me reluquait indécise… Elle croyait que je lui bourrais le mou… Elle s’est remise à chialer…

« Mais vous avez plus d’énergie ! Je le vois très bien ! ni l’un ni l’autre ! Alors c’est moi ! Oui, c’est moi seule qui ferai le travail !… C’est moi qui remonterai en ballon ! On verra bien si je m’envole pas ! Si je monterai pas aux 1 200 mètres ! Puisqu’ils demandent des extravagances ! à 1 500 mètres ! à 2 000 ! À n’importe quoi !… Ce qu’ils demanderont ! moi je leur ferai !…

— Tu déconnes, ma grande poulette, qu’il l’a stoppée des Pereires… Tu déconnes effroyablement !… À douze mètres t’y monteras pas avec une enveloppe comme la nôtre !… Et d’une ! Tu retomberas dans l’abreuvoir !… Et ça serait pas une solution ! Ils voudraient pas de toi malgré tout ! Même le capitaine avec son « Ami des Nuages », son cheval ! Tout le bazar et son train ! Et le Rastoni et sa fille ! Son trapèze et ses bouquets… Ils dérouillent plus ni l’un ni l’autre !… On les refuse aussi !… C’est du même ! C’est pas nous, Irène ! C’est l’époque !… C’est la débâcle qu’est générale… C’est pas seulement pour le Zélé… » Il avait beau dire, sacrer les mille noms de Dieu… elle se tenait pas pour battue… Elle se rebiffait même de plus belle…

« C’est vous ! qui vous laissez abattre ! La mode de leurs aéroplanes ? ça sera plus rien l’année prochaine !… Vous vous cherchez des faux-fuyants parce que vous faites tous dans vos frocs !… C’est ça qu’il vaudrait mieux dire ! Au lieu de me chercher des pouilles ! Si vous aviez du courage… dites-le donc tout de suite… au lieu de me faire des balivernes… vous seriez déjà au boulot !… C’est tout des sottises vos histoires ! Et le pavillon alors ? qui c’est qui va nous le payer ? Avec quoi ? Et déjà trois mois de retard ! Avec deux délais en plus !… C’est pas avec ton sale cancan !… Il est sûrement couvert de dettes !… Et des sommations jusque-là ! J’en suis bien certaine… Tu crois que je connais pas ces choses ? Alors tu abandonnes tout ? C’est bien décidé, n’est-ce pas ? Ma gueule de cochon ?… T’en as déjà fait ton deuil ! Une maison complète… entière ! Dix-huit ans d’économies !… Achetée pierre par pierre… Centimètre par centimètre !… C’est bien le cas de le dire ! Un terrain qui prend tous les jours… Tu laisses tout ça aux hypothèques !… Tu plaques !… Tu t’en fous !… C’est là que tu l’as ta débandade… Elle lui montrait comme ça sa tête… C’est pas dans le ballon c’est là !… Moi je le dis !… Et alors ? Finir sous les ponts ? Libre à toi !… Libre à toi ! Sale dépravé, dégueulasse ! T’as même plus honte de ton existence !… Tu vas y retourner, sale vadrouille, avec les cloches de ton genre !… C’est bien de là que je l’ai tiré… Ah ! oui ! pourtant !… Mais moi, Ferdinand, vous savez, j’avais une famille !… Il m’a fauché toute ma vie !… Il m’a ruiné ma carrière !… Il m’a séparée des miens !… Le vampire ! La frappe !… Et ma santé ?… Il m’aura comme ça tout bouffé ! complètement anéantie… Pour finir dans le déshonneur !… Et allez donc !… Ah ! c’est bien commode les hommes ! C’est un prodige… Vraiment ça serait pas croyable ! Dix-huit années d’économies ! de privations continuelles !… de calamités !… Tous les sacrifices de ma part… »

Des Pereires de l’entendre maudire comme ça… avec une semblable violence, il en perdait tout son culot !… Il était plus mariole du tout !… Il en a pleuré aussi ! Il a fondu en larmes… Il s’est jeté franchement dans ses bras !… Il implorait son pardon !… Il lui en fit sauter sa pipe !… Ils s’étreignirent fiévreusement… Comme ça, devant tout le monde !… Et ça durait… Mais, même encore dans l’étreinte, elle continuait à rouscailler… Toujours les mêmes mots…

« Je veux le réparer, Courtial ! Je veux le réparer ! Je sens que moi je pourrai bien ! Je sais qu’il peut encore tenir ! J’en suis sûre !… J’en ferais le pari !… Regarde un peu notre Archimède… Il a bien tenu lui quarante ans !… Pense donc, il tiendrait encore !…

— Mais c’était seulement qu’un “ captif ”… Voyons, ma chouchoute… C’est pas du tout la même usure !…

— Je monterai, moi !… Je te dis !… Je monterai ! Si vous autres vous voulez plus !… »

Elle en tenait gros sur la pomme… Elle cherchait la combinaison… À toute force elle aurait voulu qu’on se démerde encore.

« Je demande pas mieux, moi, que de t’aider ! Tu le sais bien quand même, Courtial !…

— Mais oui ! Je le sais bien, mon amour !… C’est pas la question !…

— Je demande pas mieux… Tu sais que je suis pas fainéante !… Je veux même refaire des accouchements si ça pouvait nous servir !… Mais je m’y remettrais… si je pouvais ! Ah ! J’attendrais pas !… Même à Montretout ! Bon Dieu !… Même pour aider à Colombes, celle qu’a pris mon cabinet !… Mais je referais n’importe quoi !… Pour qu’ils viennent pas nous expulser !… Tu vois comme je suis !… D’ailleurs j’ai demandé à droite et à gauche… Mais j’ai plus beaucoup la main… Et puis y a aussi ma figure !… Ça ferait quand même drôle !… J’ai beaucoup changé… qu’ils m’ont dit… Faudrait que je m’arrange un peu… Enfin je ne sais pas !… Que je me rase !… Je veux pas m’épiler !… » Elle nous a relevé sa voilette… C’était une impression quand même ! comme ça en plein jour… avec la poudre en croûtes ! Le rouge aux pommettes et son violet aux paupières !… Et puis des épaisses bacchantes, même un peu des favoris !… Et les sourcils plus drus encore que ceux à Courtial !… Fournis, sans blague, comme pour un ogre ! Évidemment qu’elle leur ferait peur à ses « expectantes » avec une binette si velue !… Il faudrait qu’elle s’arrange beaucoup, qu’elle se modifie toute la figure… Ça faisait réfléchir !…

On est restés encore longtemps, comme ça, côte à côte dans le jardin, à se raconter des histoires, des choses consolantes… La nuit tombait tout doucement… D’un coup, elle a repleuré si fort que c’était vraiment le maximum !… C’était la détresse complète !…

« Ferdinand ! qu’elle me suppliait… au moins vous n’allez pas partir ? Regardez ! où nous en sommes !… Je vous connais pas depuis longtemps ! Mais je suis déjà certaine qu’au fond… vous êtes raisonnable, vous, mon petit ! Hein ? Et puis d’abord ça s’arrangera !… On m’ôtera pas la conviction !… C’est en somme qu’une très mauvaise passe !… J’en ai vu bien d’autres, allez ! Ça peut pas terminer comme ça !… On n’a qu’à s’y remettre tous ensemble !… Un bon coup !… D’abord il faut que je me rende compte !… Je veux essayer par moi-même !… »

Elle se relève encore une fois… Elle retourne vers la boutique… Elle s’allume les deux chandelles… On la laisse faire… se débrouiller… Elle ouvre la trappe… Elle se met à descendre… Elle y est restée un bon moment toute seule dans la cave !… à tripoter toute la camelote… à déplier les enveloppes… à tirailler les détritus !… à se rendre compte comme c’était pourri ! absolument foireux ! en loques !… J’étais tout seul au magasin quand elle est remontée finalement… elle pouvait plus vraiment rien dire… Elle en était comme étranglée de véritable chagrin… Comme ça dans le fauteuil comme paralysée, complètement avachie… finie… pompée… Son galure à la traîne dessous… Ça l’avait bien sonnée la vioque de constater de visu… Je croyais qu’elle fermerait sa gueule… qu’elle avait plus rien à dire… et puis elle a repiqué une transe… Elle s’y est remise encore quand même !… Au bout peut-être d’un quart d’heure !… Mais c’était des lamentations… Tout doucement qu’elle me causait… comme si c’était dans un songe !…

« C’est fini ! Ferdinand !… Je vois… Oui… C’est vrai… Vous aviez pas tort !… C’est fini !… Vous êtes bien gentil, Ferdinand, de pas nous abandonner à présent… Nous deux vieux… Hein ?… Vous allez pas nous quitter ?… Passivité quand même ?… Hein ? Ferdinand ? Pas si vite… au moins pendant quelques jours… Quelques semaines… Vous voulez, hein ?… Pas ? Dites, Ferdinand ?…

— Mais oui Madame !… Mais oui bien sûr !… »

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