Il me faisait de plus en plus souvent le coup de la Grande Résolution… Il se débinait au sous-sol, soi-disant pour méditer, comme ça pendant des heures entières… Il emmenait un gros bouquin et sa grosse bougie… Il devait avoir des ardoises chez tous les « boucs » du quartier, non seulement aux « Grandes Émeutes », au môme Naguère, mais encore aux « Mousquetons » et même à la Brasserie Vigogne rue des Blancs-Manteaux… Là, c’était un vrai coupe-gorge… Il interdisait qu’on le dérange… Moi, j’étais pas toujours content… Ça me forçait sa fantaisie, d’aller répondre en personne à tous les cinglés du casuel… les abonnés mal embouchés, les petits curieux, les grands maniaques… Ils me déferlaient par bordées… Je les prenais tous sur les endosses… les récrimineurs en tous sens… la bande immonde des rumineux… les illuminés de la bricole… Il arrêtait pas d’en jaillir… d’entrer et sortir… Pour la sonnette c’était la crise… Elle grêlait continuellement… Moi ça m’empêchait toutes ces distractions d’aller réparer mon Zélé… Il embarrassait toute la cave Courtial avec ses conneries… C’était pourtant mon vrai boulot !… C’est moi qu’étais responsable et répréhensible au cas qu’il se casserait la hure… Il s’en fallait toujours d’un fil !… C’était donc cul son procédé… J’ai fait la remarque à la fin, à ce propos-là parmi tant d’autres, que ça pouvait plus continuer… que je marchais plus !… que je m’en tamponnais désormais… qu’on courait à la catastrophe !… C’était pur et simple… Mais il m’écoutait à peine ! Ça lui faisait ni chaud ni froid… Il disparaissait de plus en plus. Quand il était au sous-sol il voulait plus que personne lui cause !… Même sa calebombe elle le gênait… Il arrivait à l’éteindre pour mieux réfléchir.
J’ai fini, comme ça par lui dire… il m’avait tellement agacé, que je me contenais plus… qu’il devrait aller dans l’égout ! Qu’il serait encore bien plus tranquille pour chercher sa résolution !… du coup alors, il m’incendie !…
« Ferdinand ! qu’il m’interpelle ! Comment ? C’est toi qui me parles ainsi ! À moi ? Toi, Ferdinand ? Arrête ! Juste Ciel et de grâce ! Pitié ! Appelle-moi ce que tu voudras ! Menteur ! Boa ! Vampire ! Engelure ! Si les mots que je prononce ne sont point la stricte expression de l’ineffable vérité ! Tu as bien voulu, n’est-ce pas, Ferdinand ? supprimer ton père ? Déjà ? Ouais ! C’est un fait ! Ce n’est pas un leurre ? Quelque fantasmagorie ? C’est la réalité même ! extraordinairement déplorable !… Un exploit dont plusieurs siècles ne sauraient effacer la honte ! Certes ! Ouais ! Mais absolument exact ! Tu ne vas pas nier à présent ? Je n’invente rien ! Et alors ? Maintenant ! Que veux-tu ? dis-moi ? Me supprimer à mon tour ? Mais c’est évident ! Voilà ! C’est simple ! Profiter !… Attendre !… Saisir le moment favorable !… Détente… Confiance… Et m’occire !… M’abolir !… M’annihiler !… Voilà ton programme !… Où avais-je l’esprit ? Ah ! Décidément Ferdinand ! Ta nature ! Ton destin sont plus sombres que le sombre Érèbe !… Ô tu es funèbre Ferdinand ! sans en avoir l’air ! Tes eaux sont troubles ! Que de monstres Ferdinand ! dans les replis de ton âme ! Ils se dérobent et sinuent ! Je ne les connais pas tous !… Ils passent ! Ils emportent tout !… La mort !… Oui ! À moi ! Auquel tu dois dix mille fois plus que la vie ! Plus que le pain ! Plus que l’air ! Que le soleil même ! La Pensée ! Ah ! C’est le but que tu poursuis, reptile ? N’est-ce pas ! Inlassable ! Tu rampais !… Divers… Ondoyant ! Imprévu toujours !… Violences… Tendresse… Passion… Force… Je t’ai entendu l’autre jour !… Tout t’est possible, Ferdinand. Tout ! l’enveloppe seule est humaine ! Mais je vois le monstre ! Enfin ! Tu sais où tu vas ? M’avait-on prévenu ? Ah ça oui ! Les avis ne m’ont point manqué… Cautèle !… Sollicitude !… et puis soudain sans une syllabe douteuse… toutes les frénésies assassines ! Frénésies !… La ruée des instincts ! Ah ! Ah ! Mais c’est la marque mon ami ! Le sceau absolu ! La foudre du criminel… Le congénital ! Le pervers inné !… Mais c’est toi ! Je l’ai là ! Soit ! mon ami !… Soit ! Devant toi, tu n’as pas un lâche ! Le foutriquet peut-être que tu comptais terroriser ? Ah mais non ! Mais non ! Je fais face à tout mon Destin ! Je l’ai voulu ! J’irai jusqu’au bout ! Achève-moi donc si tu le peux !… Vas-y ! Je t’attends ! De pied ferme ! Ose ! Tu me vois bien ? Je te défie, Ferdinand ! Tu m’excites dirai-je ! Tu m’entends ! Tu m’exaspères ! Je ne suis pas dupe ! Entièrement conscient ! Regarde l’Homme dans le blanc des yeux ! J’avais évalué tous mes risques !… Le jour de ton accueil ici ! Que ce soit ma suprême audace ! Allons vas-y ! Frappe ! Je fais face au crime ! Fais vite !… »
Je l’ai laissé encore baver… je regardais ailleurs… les arbres… Au loin dans le jardin… les pelouses… les nourrices… la volée des piafs qui sautillent à travers les bancs ! le jet d’eau qui caracole !… dans les bouffées de brise… Ça valait mieux que de lui répondre !… Que me retourner même pour le voir… Il savait pas si bien dire… C’était juste au poil que j’y branle tout le presse-papiers dans la gueule… le gros mastoc, l’Hippocrate… il me grattait le dedans de la main… Il pesait au moins trois kilos… J’avais du mal… Je me contenais… J’avais du mérite… Il continuait encore la tante !…
« Les jeunes gens au jour d’aujourd’hui ont le goût du meurtre ! Tout ça Ferdinand ! moi je peux te dire, ça finit Boulevard Arago ! Avec la cagoule mon ami ! Avec la cagoule ! Malheur de moi ! Juste Ciel ! J’aurais été responsable !… »
J’en connaissais moi aussi des mots… Je me sentais monter la moutarde… Y en avait la coupe !… « Maître ! Maître ! allez donc chier ! que je lui faisais au moment même. Allez chier tout de suite ! Allez chier très loin ! Moi, je ne vous tue pas ! Moi, je vous déculotte ! Moi, je vais vous tatouer les fesses ! Moi ! comme trente-six bottes de pivoines… que je vais vous bâcler le trou du cul ! Et avec de l’odeur en plus ! Ah ! Voilà ce qui va vous advenir ! Que vous déconniez seulement qu’une petite traviole de plus ! »
J’allais l’agrafer pour de bon… Il était vivace le bougre… Il carrait dans l’arrière-boutique… Il voyait bien que c’était sérieux ! que j’avais fini de supporter… Il restait dans son bobino… Il tripotait ses barres fixes… Il me foutait la paix un moment… Il avait été assez loin… Un peu plus tard, il repassait… Il traversait la boutique… Il prenait par le couloir à gauche, il filait en ville… Il remontait pas à son bureau… Enfin je pouvais bosser tranquille.
C’était pas une petite pause de recoudre, remboutir, rafistoler la moche enveloppe, reglinguer ensemble des pièces qui ne tenaient plus… C’était un tracas infini… Surtout que pour mieux regarder de près je m’éclairais à l’acétylène… Comme ça dans la cave c’était extrêmement imprudent… auprès des substances adhésives… qui sont toujours pourries de benzine… Ça dégoulinait de partout… Je me voyais déjà torche vivante !… L’enveloppe du Zélé c’était une périlleuse affaire, en maints endroits une vraie passoire… D’autres déchirures ! D’autres raccrocs ! Toujours encore des plus terribles à chaque sortie, à chaque descente ! À la traînée d’atterrissages à travers labours !… Au revers de toutes les gouttières… Dans l’enfilade des mansardes, surtout les jours de vent du nord !… Il en avait laissé partout des grands lambeaux, des petits débris, dans les forêts, après les branches, entre les clochers ! Les remparts… Il emmenait des cheminées en tôle ! des toits ! des tuiles au kilo ! des girouettes à chaque sortie ! Mais les éventrages les plus traîtres, les plus affreuses déchirures, c’était les fois qu’il s’empalait sur un poteau télégraphique !… Là souvent il se fendait en deux… Faut être juste pour des Pereires il courait des fameux risques avec ses sorties aériennes. La montée toujours c’était extrêmement fantaisiste… ça tenait toujours du miracle, à cause du gonflage minimum… Pour les raisons d’économie !… Mais ce qui devenait effroyable c’était les descentes avec tout son bastringue foireux… Heureusement y avait l’habitude ! C’est pas le métier qui lui manquait. Il chiffrait déjà, lui tout seul, au moment où je l’ai connu, 1422 ascensions ! Sans compter celles en « captif »… Ça lui faisait un joli total ! Il avait toutes les médailles, tous les diplômes, les brevets… Il connaissait tous les trucs, mais c’était ses atterrissages qui m’éblouissaient constamment… Je dois dire que c’était merveilleux comme il retombait sur ses pompes ! Dès que le bout du « rope » raclait la terre… que le fourbi ralentissait il se ramassait tout en boule au fond du panier… quand l’osier touchait la mouscaille… que tout le bordel allait rebondir… il sentait son moment exact… Il giclait comme un guignol… Il se déroulait en bobine… un vrai jockey pour la chute… boudiné dans sa couverture, il se faisait rarement une atteinte… Il s’arrachait pas un bouton… Il perdait pas une seconde… Il partait dare-dare en avant… Il bagottait dans les sillons… Il se retournait plus… Il piquait derrière le Zélé… tout en sonnant dans son petit bugle qu’il emportait en bandoulière… Il faisait le raffut lui tout seul… la vache ! Le cross durait très longtemps avant que tout le fourbi s’affaisse… Je le vois encore dans les sprints… C’était un spectacle de grande classe, en redingote, panama… Mes sutures autoplastiques faut dire les choses assez franchement… elles tenaient en l’air plus ou moins… mais il les aurait pas faites, par lui-même… Il était pas assez patient, il aurait tout bousillé encore davantage… C’était un art, à la fin, cette routine des reprises ! Malgré des ruses infinies, ma grande ingéniosité, je désespérais fort souvent sur cette garce enveloppe… Elle en voulait vraiment plus… Depuis seize ans, qu’on la sortait en toutes circonstances, à toutes les sauces, les tornades, elle tenait plus que par les surjets, des rafistolages étranges… Chaque gonflement c’était un drame !… À la descente, à la tramée, c’était encore pire… Quand il manquait toute une bande, j’allais faire un prélèvement dans la vieille peau de l’Archimède… Il était celui-là plus que des pièces, des gros lambeaux dans un placard, en vrac, au sous-sol… C’était le ballon de ses débuts, un « captif » entièrement « carmin », une baudruche d’énorme envergure. Il avait fait vingt ans les foires !… J’y mettais bien de la minutie pour recoller tout, bout à bout, des scrupules intenses… Ça donnait des curieux effets… Quand il s’élevait au « Lâchez tout » le Zélé au-dessus des foules, je reconnaissais mes pièces en l’air… Je les voyais godailler, froncer… Ça me faisait pas rire.
Mais en plus y avait les démarches, les préliminaires… Ce condé des ascensions c’était pas un nibé tout cuit !… Il faudrait pas croire… Ça se préparait, ça se boutiquait, ça se discutait des mois et des mois d’avance… Il fallait qu’on corresponde par tracts, par photographies. Semions la France de prospectus !… Repiquer tous les notables !… se faire salement agonir par les Comités festoyeurs, toujours énormément radins… En plus donc des inventeurs nous recevions pour le Zélé un courrier du tonnerre de Dieu !…
J’avais appris avec Courtial à rédiger genre officiel. Je me débrouillais pas trop mal… Je ne faisais plus beaucoup de fautes… Nous avions un papier « ad hoc » pour la conduite des pourparlers avec un en-tête de bon goût « Section Parisienne des Amis du Ballon Libre »…
On baratinait les mairies dès la fin de l’hiver ! Les programmes pour la saison s’élaboraient au printemps !… Nous devions, nous autres, en principe, avoir déjà tous nos dimanches entièrement retenus un peu avant la Toussaint… On harcelait par téléphone tous les présidents de Comités. C’était encore moi dans ce coup-là, qui me tapais la poste. J’y allais aux heures d’affluence… J’essayais de trisser sans douiller ! Je me faisais recueillir à la porte…
On avait lancé nos appels pour toutes les foires, les réunions, les kermesses, dans la France entière ! Y avait pas de petits endroits ! Tout était mangeable et possible ! Mais de préférence, bien sûr, on essayait malgré tout de pas s’éloigner de Seine-et-Oise… Seine-et-Marne au plus ! C’était les transports du bastringue qui nous foutaient tout de suite à cul, des sacs, des bonbonnes, de la came, de tout notre fourniment bizarre. Pour que le jeu vaille la chandelle, il fallait qu’on soye rentrés le soir au Palais-Royal. Sinon c’était du débours ! Courtial, il présentait un devis vraiment étudié au plus juste ! Tout à fait modeste et correct : deux cent vingt francs… Gaz pour le gonflage en plus, pigeons au « Lâcher » deux francs pièce !… On stipulait pas la hauteur… Notre rival le plus connu et peut-être encore le plus direct, c’était le capitaine Guy des Roziers, il demandait lui, bien davantage ! Sur son ballon L’Intrépide il faisait des tours périlleux !… Il montait avec son cheval, il restait en selle tout là-haut ! à quatre cents mètres garantis !… Il coûtait cinq cent vingt-cinq francs, retour payé par la Commune. Mais ceux qui nous damaient le pion encore plus souvent que l’écuyer, c’était l’italien et sa fille « Calogoni et Petita »… Ceux-là, on les retrouvait partout ! Ils plaisaient énormément, surtout dans les garnisons ! Ils étaient extrêmement coûteux, ils faisaient au ciel mille cabrioles… Ils lançaient en plus des bouquets, des petits parachutes, des cocardes, à partir de six cent vingt mètres ! Ils demandaient huit cent trente-cinq francs et un contrat pour deux saisons !… Ils accaparaient réellement…
Lui Courtial, son genre, son renom c’était pas du tout à l’esbroufe ! Pas la performance dramatique ! Non ! C’était tout à fait le contraire ! La manière nettement scientifique, la fructueuse démonstration, l’envol expliqué, la jolie causerie préalable, et pour terminer la séance le gracieux « lâcher » des pigeons… Il les prévenait lui-même toujours, en petit laïus préliminaire : « Messieurs, Mesdames, Mesdemoiselles… Si je monte encore à mon âge, c’est pas par vaine forfanterie ! Ça vous pouvez croire ! Par désir d’épater les foules !… Regardez un peu ma poitrine ! Vous y verrez épanouies toutes les médailles les plus connues, les plus cotées, les plus enviées de la valeur et du courage ! Si je monte, Mesdames, Messieurs, Mesdemoiselles, c’est pour l’instruction des Familles ! Voilà le but de toute ma vie ! Tout pour l’éducation des masses ! Nous ne nous adressons ici à aucune passion malsaine ! non plus qu’aux instincts sadiques ! aux perversités émotives !… Je m’adresse à l’intelligence ! À l’intelligence seulement ! »
Il me répétait pour que je sache : « Ferdinand, souviens-toi toujours que nos ascensions doivent conserver à tout prix leur cachet ! L’estampille même du Génitron… Elles ne doivent jamais dégénérer en pitreries ! en mascarades ! en fariboles aériennes ! en impulsions d’hurluberlus ! Non ! Non ! et non ! Il nous faut rester dans la note, dans l’esprit même de la Physique ! Certes, nous devons divertir ! ne pas l’oublier ! Nous sommes payés pour cela ! C’est justice ! Mais mieux encore, si possible, susciter chez tous ces rustres l’envie d’autres notions précises, de connaissances véritables ! Nous élever certes. Il le faut. Mais élever aussi ces brutes, celles que tu vois, qui nous entourent, la gueule ouverte ! Ah ! c’est compliqué, Ferdinand !… »
Jamais, c’est un fait, il n’aurait quitté le sol, sans avoir avant toute chose dans une causerie familière expliqué tous les détails, les principes aérostatiques. Pour mieux dominer l’assistance, il se juchait en équilibre sur le bord de la nacelle, extraordinairement décoré, redingote, panama, manchettes, un bras passé dans les cordages… Il démontrait, à la ronde, le jeu des soupapes et des valves, du guiderope, des baromètres, les lois du lest, des pesanteurs. Puis entraîné par son sujet, il abordait d’autres domaines, traitant, devisant, à bâtons rompus toujours, de la météorologie, du mirage, des vents, du cyclone… Il abordait les planètes, le jeu des étoiles… Tout arrivait à lui sourire : l’anneau… les Gémeaux… Saturne… Jupiter… Arcturus et ses contours… La Lune… Belgerophore et ses reliefs… Il mesurait tout au jugé… Sur Mars, il pouvait s’étendre… Il la connaissait très bien… C’était sa planète favorite ! Il racontait tous les canaux, leurs profils et leurs trajets ! leur flore ! comme s’il y avait pris des bains ! Il tutoyait bien les astres ! Il remportait le gros succès !
Pendant qu’il bavait, ainsi juché, à la cantonade, captivant la foule, moi je faisais un peu la quête… C’était mon petit supplément. Je profitais de la circonstance, des palpitations, des émois… Je piquais à travers les rangées. Je proposais du Génitron à douze pour deux sous ! des invendus, des petits manuels dédicacés… des médailles commémoratives avec le ballon minuscule, et puis pour ceux que je biglais, qui me paraissaient les plus vicelards… dans le tassement qui menaient un pelotage… j’avais un petit choix d’images drôles, amusantes, gratines… et des transparentes qui remuaient… Ces rare que je liquide pas tout… L’un dans l’autre, avec un peu de veine, j’arrivais à me faire vingt-cinq points ! C’était une somme pour l’époque ! Dès que j’avais tout rétamé, que j’avais fait ma récolte, je filais un petit signe au maître… Il renversait sa vapeur… Il bloquait sa parlerie… Il redescendait dans son panier… Il rajustait son panama… Il amarrait toutes ses tringles, il dénouait la dernière écoute, et il décalait tout doucement. J’avais plus que le suprême filin… C’est moi qui donnais : « Lâchez tout »… Il me renvoyait un coup de son bugle… Guiderope à la traîne… Le Zélé prenait l’espace !… Jamais je l’ai vu s’envoler droit… Il était flasque dès le début. On le gonflait, pour bien des raisons, qu’avec une extrême réserve… Il barrait donc en traviole… Il chaloupait au-dessus des toits. Ça faisait avec ses raccrocs un gros arlequin en couleurs… Il batifolait dans les airs en attendant un vrai coup de brise… il pouvait bouffir qu’en plein vent… Tel un vieux jupon sur la corde, il était calamiteux… Même les plus bouseux campagnols ils s’apercevaient bien de la chose… Tout le monde se marrait de le voir partir tituber dans les toits… Moi je rigolais beaucoup moins !… Je le prévoyais l’horrible accroc, le décisif ! Le funeste ! La carambouille terminale… Je lui faisais mille signes d’en bas… qu’il laisse choir tout de suite le sable !… Il était jamais très pressé… il avait peur de monter trop… C’était pas tellement à craindre !… Question qu’il s’éloigne c’était guère possible, vu l’état des toiles !… Mais le bec dont je me gourais, c’était qu’il rechute en plein village… Ça c’était toujours à deux doigts et la perte avec… qu’il vienne frôler dans l’école… qu’il emmène le coq de l’église… qu’il s’enfourche dans une gouttière !… Qu’il s’arrête en pleine mairie !… qu’il s’écroule dans le petit bois. Ça suffisait amplement s’il arrivait à gagner ses cinquante ou soixante mètres… je calculais au petit bonheur… c’était le maximum… Son rêve à Courtial, dans l’état de son attirail, c’était de ne jamais dépasser le premier étage des maisons… Ça pouvait s’admettre facilement… Après ça devenait de la folie… D’abord on aurait jamais pu la gonfler à bloc sa besace… Avec une, deux bonbonnes en plus, ça se serait fendu à coup sûr et du haut en bas… Il s’écarquillait en grenade de la soupape à la valve !… Après qu’il avait franchi la dernière chaumière, dépassé les derniers enclos, alors il faisait le vide du sable. Il se décidait, il culbutait tout son restant… Quand il avait plus de lest du tout… ça lui faisait faire un petit bond… Une saccade d’une dizaine de mètres… C’était l’instant des pigeons… Il ouvrait vivement leur panier… Les bestioles filaient comme des flèches… Alors, c’était aussi le moment que je démerde pour mon compte… C’était son signe de la descente !… Je peux dire que je trissais vinaigre… Il fallait faire du tragique pour ameuter les croquants !… qu’ils radinent tous après le ballon… qu’ils nous aident vite à tout replier… l’énorme camelote en valdraque… à tout rembarquer à la gare… à pousser la charge sur le palan… C’était pas fini ! Le mieux qu’on avait découvert pour qu’ils se barrent pas tous à la fois… qu’ils se manient encore pour nous autres, qu’ils accourent à la suite en foule, c’était de leur jouer la catastrophe… Ça prenait presque à coup sûr… Autrement nous étions roustis… pour qu’ils s’y colletinent au boulot, il aurait fallu qu’on les douille… Du coup, on s’y retrouvait plus !… C’était à prendre ou à laisser…
Je poussais des gueulements farouches ! Je me désossais comme un putois ! Je me précipitais à toutes pompes à travers des fondrières dans la direction de la chute… J’entendais son bugle… « Au feu !… Au feu !… que je hurlais… Regardez ! Regardez ! les flammes !… Il va foutre le feu partout ! Il y en a par-dessus les arbres !… » Alors, la horde s’ébranlait… Ils radinaient à la charge… Ils fonçaient à ma poursuite ! Dès que Courtial m’apercevait avec la meute des manants, il tirait sur toutes les soupapes… Il éventrait toute la boutique du haut jusqu’en bas !… Le truc s’effondrait dans les loques… Il s’affalait dans la mouscaille, perclus, flapi ! foirante là baudruche !… Courtial giclait du panier… Il rebondissait sur ses panards… Il soufflait encore un coup de bugle pour le ralliement… Et il recommençait un discours ! Les péquenouzes ils étaient hantés par la frousse que le truc prenne feu, qu’il aille incendier les meules… Ils s’écrasaient sur le bazar pour empêcher qu’il bouffonne… Ils m’empilaient tout ça en tas… Mais ça faisait une très moche épave !… tellement qu’il s’était arraché après toutes les branches… Il avait perdu tant d’étoffe, des lambeaux tragiques… Il ramenait des buissons entiers… entre sa baudruche et le filet… Les sauveteurs ravis, comblés, trépignants dans les émotions, arrimaient Courtial en héros sur leurs robustes épaules… Ils l’emportaient en triomphe… Ils partaient le fêter au « débit »… et jusqu’à plus soif ! Moi, il me restait toute la corvée, le plus sale dégueulasse afur… Extirper des fondrières tout notre bastringue avant la nuit… de la glèbe et des sillons… Récupérer tous nos agrès, les ancres, les poulies, les chaînes, toute la quincaille en vadrouille… Le guiderope, ses deux kilomètres… le loch, les taquets, semés au hasard, dans les avoines et les pâtures, le baromètre, et la « pression anéroïde »… une petite boîte en maroquin… les nickels qui sont si coûteux… Un vrai pic-nic moi que je dis !… Apaiser par la gaudriole, les promesses et mille calembours, les pires croquants répulsifs… Leur faire en plus bagotter à coups de facéties graveleuses, en termes absolument gratuits, toute cette engeance épuisante, ces sept cents kilos de falbalas ! L’enveloppe déchiquetée en liquette, les restants de l’affreux catafalque ! Balancer toute cette carambouille dans le tout dernier fourgon, juste au moment que le train démarre ! Merde ! Il faut bien expliquer ! C’était pas un petit tour de force ! Quand je rejoignais enfin Courtial par l’enfilade des couloirs, le train déjà bien en route, je le retrouvais dans les troisièmes, mon numéro ! Absolument tranquillisé, prolixe, crâneur, explicatif, fournissant à l’auditoire toute une brillante démonstration… Les conclusions de l’aventure !… Tout galanterie envers la brune vis-à-vis… soucieux des oreilles enfantines… réprimant la verte allusion… mais badin, piquant tout de même… éméché d’ailleurs, jouant de la médaille et du torse… Il picolait encore la vache ! La bonne humeur ! la régalade ! le coup de rouquin général ! Tous gobelet en main… Il se tapait la cloche en tartines… Plus besoin de s’en faire… Il demandait pas de mes nouvelles !… Je l’avais sec… J’aime autant le dire !… Je la lui coupais la gaudriole !
« Ah ! C’est toi, Ferdinand ? C’est toi ?…
— Oui, mon cher Jules Verne !…
— Assois-toi là, mon petit ! Raconte-moi vite !… Mon secrétaire… Mon secrétaire !… »
Il me présentait…
« Alors dis-moi donc, ça va là-bas au fourgon ?… Tu as tout arrangé ?… Tu es content ?… »
Je faisais fort nettement la gueule, j’étais pas content… Je mouffetais rien…
« Ça ne va pas alors ?… Y a quelque chose ?…
— C’est la dernière fois !… que je disais comme ça, extrêmement résolu… tout à fait sec et concis…
— Comment ? Pourquoi la dernière fois ? Tu plaisantes ? À cause de… ?
— Elle est plus du tout réparable… Et je ne plaisante pas du tout !… »
Il tombait un vrai silence… C’était fini les effets et la mortadelle. On entendait bien les roues… tous les craquements… la lanterne qui branlait là-haut dans son verre… Il essayait de voir ce que je pensais dans la petite lumière… Si je rigolais pas un peu. Mais je tiquais pas d’un œil !… Je restais extrêmement sérieux… Je tenais à mes conclusions…
« Tu crois alors, Ferdinand ? Tu n’exagères pas ?…
— Du moment que je vous le dis !… Je le sais bien quand même… »
J’étais devenu expert en trous… Je souffrais plus la contradiction… Il se renfrognait dans son coin… C’était fini la conférence !… On se reparlait plus…
Tous les autres, sur leurs banquettes, ils se demandaient ce qui arrivait… Ba da dam ! Ba da dam ! comme ça d’un cahot sur l’autre. Et puis la goutte d’huile qui tombe d’en haut du lampion… Toutes les têtes qui hochent… qui s’affaissent.