Aucun des gniards n’est revenu des vacances de Pâques. Il restait plus au Meanwell que Jonkind et moi. C’était un désert notre crèche.
Pour avoir moins d’entretien, ils ont fermé tout un étage. L’ameublement s’est barré, fourgué, morceau par morceau, les chaises d’abord et puis les tables, les deux armoires et même les lits. Il restait que nos deux pageots. C’était la liquidation… Par exemple, on a mieux bouffé, sans comparaison !… Y en a eu de la confiture ! Et en pots à volonté… on pouvait reprendre du pudding… Un ordinaire abondant, une métamorphose… jamais ça s’était vu encore… Nora s’appuyait le grand turbin, mais elle faisait quand même la coquette. À table, je la retrouvais toute avenante, et même enjouée si je peux dire.
Le vieux, il restait à peine, il se tapait la cloche très vite, il repartait sur son tricycle. C’est Jonkind qui animait toutes les parlotes, lui tout seul ! No trouble ! Il avait appris un autre mot ! No fear ! Il en était fier et joyeux. Ça n’arrêtait pas ! « Ferdinand ! No fear ! » qu’il m’apostrophait sans cesse, entre chaque bouchée…
Dehors, j’aimais pas qu’on me remarque… Je lui bottais un petit peu le train… Il me comprenait bien, il me foutait la paix… Pour sa récompense, je lui donnais des cornichons. J’en emportais une réserve, j’en avais toujours plein mes poches… C’était sa friandise exquise, avec ça, je le faisais marcher… Il se serait fait crever en pickles…
Notre salon se déplumait… Les bibelots sont barrés d’abord… et puis le divan capitonné rose, et puis les potiches, enfin pour finir les rideaux… Au milieu de la pièce, les derniers quinze jours, il ne restait plus que le Pleyel, un gros noir, monumental…
Ça me disait pas beaucoup de rentrer, puisqu’on avait plus très faim… On prenait des précautions, on emportait des provisions, on pillait un peu la cuistance au moment de sortir. Je me sentais plus pressé du tout… Même fatigué je me trouvais mieux dehors à baguenauder par-ci, par-là… On se reposait au petit bonheur… On se payait une dernière station, sur les marches ou sur les rocailles, juste à la porte de notre jardin… Là où passait le grand escalier, la montée du port, c’était presque sous nos fenêtres… On restait avec Jonkind, le plus tard possible, planqués, silencieux.
On discernait bien les navires, de cet endroit-là, les venues, les rencontres du port… C’était comme un vrai jeu magique… sur l’eau à remuer de tous les reflets… tous les hublots qui passent, qui viennent, qui scintillent encore… Le chemin de fer qui brûle, qui tremblote, qui incendie par le travers les arches minuscules… Nora, elle jouait toujours son piano en nous attendant… Elle laissait la fenêtre ouverte… On l’entendait bien de notre cachette… Elle chantait même un petit peu… à mi-voix… Elle s’accompagnait… Elle chantait pas fort du tout… C’était en somme un murmure… une petite romance… Je me souviens encore de l’air… J’ai jamais su les paroles… La voix s’élevait tout doucement, elle ondoyait dans la vallée… Elle revenait sur nous… L’atmosphère au-dessus du fleuve, ça résonne, ça amplifie… C’était comme de l’oiseau sa voix, ça battait des ailes, c’était partout dans la nuit, des petits échos…
Tous les gens étaient passés, tous ceux qui remontaient du boulot, les escaliers étaient vides… On était seuls avec no fear… On attendait qu’elle s’interrompe, qu’elle chante plus du tout, qu’elle ferme le clavier… Alors on rentrait.