Quand ma mère a été bien sûre que j’étais bien casé, que je partirais pas tout de suite, que j’avais un emploi stable chez ce des Pereires, elle est venue exprès, elle-même, au Palais-Royal, m’apporter du linge… C’était un prétexte au fond… pour se rendre un peu compte… du genre et de l’aspect de la maison… Elle était curieuse comme une chouette, elle voulait tout voir, tout connaître… Comment il était le Génitron ?… La façon dont j’étais logé ? Si je mangeais suffisamment ?

De sa boutique jusque chez nous c’était pourtant pas très loin… À peine un quart d’heure à pied… En arrivant malgré ça elle en râlait de fatigue… Entièrement sonnée qu’elle était… Je l’ai aperçue à grande distance… du bout de la Galerie. Je causais avec un abonné. Elle s’appuyait sur les devantures, elle stationnait sans avoir l’air… Elle se reposait tous les vingt mètres… Ça faisait plus de trois mois déjà qu’on s’était pas vus… Je l’ai trouvée d’une extrême maigreur et puis elle s’était comme bistrée, jaunie, froncée des paupières et des joues, toute ridée autour des yeux. Elle avait l’air vraiment malade… Une fois qu’elle m’a eu donné comme ça mes chaussettes, mes caleçons et mes grands mouchoirs, elle m’a tout de suite parlé de papa, sans que je lui aie rien demandé… Il s’en ressentirait pour la vie, qu’elle m’a aussitôt sangloté, des conséquences de mon attaque. Déjà, on l’avait ramené deux fois en voiture du bureau… Il tenait plus en l’air… Il était tout le temps sujet à des défaillances… Il lui faisait me dire qu’il me pardonnait volontiers, mais qu’il voulait plus me recauser… avant très longtemps d’ici… avant que je parte au régiment… avant que j’aie changé tout à fait d’allure et de mentalité… avant que je revienne du service…

Courtial des Pereires, il rentrait juste de faire son tour, et probablement des « Émeutes ». Il devait avoir peut-être paumé un peu moins que d’habitude… Toujours est-il qu’il est devenu là, de but en blanc, extrêmement aimable, accueillant, amène au possible… « Enchanté de la voir »… Et à mon sujet ? Rassurant ! Il s’est mis tout de suite dans les frais pour séduire ma mère, il a voulu qu’elle monte en haut pour causer un peu avec lui… dans son bureau personnel… à l’entresol « tunisien »… Elle avait du mal pour le suivre… C’était un terrible tire-bouchon, surtout jonché des tas d’ordures et des paperasses qui dérapaient. Il était extrêmement fier de son « bureau tunisien ». Il voulait le montrer à tout le monde… C’était un ensemble atterrant dans le style hyper-fouillasson, avec des crédences « Alcazar »… On pouvait pas rêver plus tarte… Et puis la cafetière mauresque… les poufs marocains, le tapis « torsades » si crépu, emmagasinant lui tout seul la tonne solide de poussière… Jamais on n’avait rien tenté… Même une ébauche de nettoyage… D’ailleurs les amas d’imprimés, les cascades, les monceaux d’épreuves, de plombs, de morasses à la traîne, rendaient tout effort dérisoire… Et même il faut bien l’avouer, ça pouvait devenir très dangereux… C’était un véritable risque de venir troubler l’équilibre… Tout ça devait rester tranquille, bouger en tout le moins possible… Le mieux encore, on se rendait compte, c’était de semer au hasard, au fur et à mesure, d’autres nouveaux papiers litières. Ça donnait quand même un peu de fraîcheur en surface… et une sorte de coquetterie.

Je les entendais, qui se parlaient… Courtial lui déclarait tout net, qu’il avait discerné chez moi des aptitudes très réelles pour le genre de journalisme qui faisait fortune au Génitron… Le reportage !… L’enquête technique !… la mise au point scientifique ! La critique désintéressée… que j’arriverais sans aucun doute… qu’elle pouvait s’en retourner tranquille et dormir sur ses deux oreilles… que l’avenir me souriait déjà… qu’il m’appartiendrait entièrement aussitôt que j’aurais acquis toutes les connaissances essentielles. C’était une question de simple routine et de patience… Il m’inculquerait à mesure tout ce dont j’aurais besoin… Mais tout cela peu à peu !… Ah ! Oh ! il était l’ennemi des hâtes ! Des précipitations sottes !… Il ne fallait rien brusquer ! Rien vouloir déclencher trop vite ! L’idiot bousillage ! Je manifestais d’ailleurs, toujours d’après ses ragots, un très vif désir de m’instruire !… En plus, je devenais adroit. Je m’acquittais parfaitement des petites tâches qui m’incombaient… Je m’en tirais à mon honneur… Je deviendrais malin comme un singe ! Empressé ! Futé ! Laborieux ! Discret ! Enfin la tarte à la crème ! Il arrêtait plus… C’était la première fois de sa vie à ma pauvre mère qu’elle entendait parler de son fils en des termes aussi élogieux… Elle en revenait pas… À la fin de cet entretien, au moment de se séparer, il a tenu à ce qu’elle emporte tout un carnet d’ « abonnements » qu’elle pourrait sans doute bien placer au hasard de ses relations… et de ses rencontres… Elle a promis tout ce qu’il voulait. Elle le regardait tout éberluée… Courtial, il ne portait pas de chemise, seulement son plastron vernis par-dessus son gilet de flanelle, mais celui-ci dépassait toujours du faux col largement, il le prenait de très grande taille, ça formait en somme collerette et bien sûr tout à fait crasseuse… L’hiver il s’en mettait deux l’un par-dessus l’autre… L’été, même pendant les chaleurs, il gardait la grande redingote, le col laqué un peu plus bas, pas de chaussettes, et il sortait son canotier. Il en prenait un soin extrême… C’était un exemplaire unique, un véritable chef-d’œuvre, dans le genre sombrero, un cadeau d’Amérique du Sud, une trame rarissime ! Impossible à réassortir… C’est simple, ça n’avait pas de prix !… Du premier juin au quinze septembre, il le gardait sur sa tête. Il ne l’ôtait presque jamais. Il fallait un prétexte terrible, il était sûr qu’on le lui volerait !… Le dimanche ainsi, au moment des ascensions c’était sa plus vive inquiétude… Il était bien forcé quand même de me l’échanger pour sa casquette, la haute à galons. Ça faisait partie de l'uniforme… Il me le confiait à moi le trésor… Mais aussitôt qu’il retouchait terre, à peine qu’il avait boulé, en lapin, en pleine mouscaille, rebondi sur les sillons, c’était vraiment son premier cri : « Hé mon panama ! Ferdinand ! Mon panama ! Nom de Dieu !… »

Ma mère a tout de suite remarqué l’épaisseur du gilet de flanelle et la finesse du beau chapeau… Il lui a fait tâter la tresse pour qu’elle se rende compte… Elle est demeurée admirative un bon moment à faire : « Oh ! Ttt ! Oh ! Ttt ! »… « Ah ! Monsieur ! ça je le vois bien ! C’est une paille comme on en fait plus »… qu’elle s’est extasiée !…

Tout ceci à ma bonne maman ça lui redonnait de la confiance… lui semblait d’excellent augure… Elle aimait particulièrement les gilets de flanelle. C’était une preuve de sérieux qui l’avait jamais trompée… Après les « au revoir » attendris elle s’est remise peu à peu en route… Je crois que pour la première fois de son existence et de la mienne elle se trouvait un peu moins inquiète quant à mon avenir et mon sort.

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