Toute la journée on a pioncé… C’est le lendemain qu’on devait déguerpir !… C’était absolument exact qu’il avait soldé la bicoque ! et en plus une partie des meubles… Tout ça dans le même prix… L’entrepreneur qui la rachetait il avait versé par surcroît une petite avance pour qu’on se barre plus vite… Il fallait voir sa pétoche qu’on la lui détruise sa cambuse avant de s’en aller !…

Le jour même, ce midi-là, pendant qu’on bouffait, il faisait les cent pas devant notre grille. On voulait pas le laisser rentrer. On l’avait déjà viré à plusieurs reprises… Il devait nous laisser finir… Merde ! Il tenait plus en place, cet affreux ! Il était terrible à regarder… Il était tellement excédé qu’il attrapait tout son galure, il croquait les rebords… Il les arrachait… Il repartait en bagotte, les mains crispées derrière son dos… Voûté, sourcilleux. Il allait, venait, comme bête en cage ! Et c’est lui pourtant qu’était sur la route ! La route est large !… En plus, toutes les cinq minutes, il nous criait un bon coup à travers la porte : « Esquintez surtout pas mes gogs ! J’ai vu la cuvette ! Elle était intacte ! Faites attention à mon évier ! Ça coûte deux cents francs pour un neuf !… »

Un moment, il en pouvait plus !… Il entrait quand même dans le jardin. Il faisait trois pas dans l’allée… On descendait tous au pas de charge… On le refoulait encore dehors… Il avait pas le droit ! Courtial en était outré de ce culot monstre !…

« Vous ne prendrez possession qu’à six heures du soir ! Au crépuscule ! cher Monsieur, au crépuscule !… Ce fut nettement spécifié dans nos conditions… » Y avait de quoi perdre toute mesure !…

L’autre il retournait en faction. Il ronchonnait de plus en plus. Au point qu’on a fermé la fenêtre pour pouvoir mieux discuter de nos affaires entre nous… Comment qu’on allait se trisser ?… De quel côté ? plutôt qu’un autre ? Combien il restait comme pognon ? Celui à Courtial ? et le mien ?…

Des Pereires, avec son plan d’agriculture, sa mécanique radio-terrestre, ça devait nous coûter des sommes folles ! Il jurait que ça serait pas très cher… Enfin, c’était une aventure… Il fallait qu’on le croie sur parole… Il avait déjà un endroit pour cette tentative… À la lisière de Seine-et-Oise… Un petit peu vers le Beauvaisis… Une occasion admirable. D’après lui toujours… une ferme qu’on nous laisserait pour rien… D’ailleurs, c’était presque entendu avec son agence… Le voyou, il nous enveloppait ! On était fait dans son business !… Il avait télégraphié… Il nous a sorti une annonce, d’une feuille L’Écho du Terroir. Il se régalait de voir notre tronche en écoutant ça… La grosse mignonne et moi-même on faisait pas beau… « Terrain de plusieurs tenants, exposé au Sud. Culture maraîchère préférable mais non imposée… Bâtiments parfait entretien… etc… »

« Du cran ! Du cran ! Palsambleu ! Qu’est-ce que vous vouliez que je découvre ? Un chalet au Bois de Boulogne ?… à Bagatelle ?… Il fallait me prévenir !… C’était pourtant un chopin ! » À la page des « Propriétés »… Il se régalait des perspectives… Il savait lire entre les lignes… C’était maintenant ou jamais !…

Notre acquéreur du pavillon, à mesure qu’on déjeunait, il augmentait son raffut, crispé sur la grille… Il nous faisait vraiment pitié avec ses yeux hors de la tête… Ils lui retombaient sur les joues. Il avait tellement hurlé qu’il pouvait plus refermer la bouche… Il lui venait maintenant plein de bulles… Il tiendrait pas jusqu’à six heures !… C’était atroce sa convoitise !… « Pitié ! Pitié ! » qu’il suppliait…

Il a fallu que Courtial précipite un peu le fromage, qu’il fasse un saut au télégraphe pour confirmer son « option ». On a laissé rentrer le client. Il léchait les marches du perron, le malheureux, de reconnaissance !…

Avec Mme des Pereires, on s’est mis nous deux aux bagages… Au rassemblement de toutes les nippes, des casseroles et des matelas… Tout ce qui n’était pas vendu !… Ce qu’on emportait dans l’aventure !… En plus, moi, je devais encore, à la faveur des ténèbres, pousser une reconnaissance jusqu’aux Arcades Montpensier… Je devais me rendre compte là-bas, sur place, si vraiment je pouvais rien sauver ?… Si je trouverais pas un moyen de repêcher notre « Polycopie » la si neuve machine, notre fierté ! si belle, si indispensable… Et le petit fourneau « Mirmidor » ? qui marchait à l’huile ?… et peut-être aussi en même temps trois ou quatre « grosses » de vieilles brochures ?… Surtout les cosmogonies qu’étaient sur « Alfa » ! auxquelles il tenait tant Courtial… Ils avaient peut-être pas eu, les brutes, l’occasion, le temps, de tout détruire ? De tout foutre en bombe ?… Peut-être qu’il en restait un peu sous les détritus ?… Et l’altimètre miniature ?… Un cadeau de l’Amérique du Sud !… Courtial en aurait du chagrin qu’il soye pas sauvé du sinistre !… Enfin ! Je ferais la tentative !… C’était entendu comme ça !… Seulement, ce qu’était beaucoup moins drôle, c’est qu’elle prétendait venir aussi !… Elle avait pas tellement confiance ! Elle voulait se rendre compte par elle-même !… Question de récupérer, elle voulait pas me laisser tout seul !… « J’irai avec vous, Ferdinand ! J’irai avec vous !… » Elle avait pas vu tout le désastre de ses propres yeux !… Elle conservait quelques espoirs !… Elle croyait peut-être qu’on la charriait…

Courtial est revenu de la Poste. On est passés dans la chambre avec Mme des Pereires pour vider les derniers placards… Lui c’était bien à son tour à se débattre avec l’autre enflure… qu’arrêtait pas de protester qu’on violait les conditions !… Il a fallu qu’on se bute presque pour pouvoir reprendre nos fringues et quelques serviettes en plus… Ça lui avait redonné du sang d’être rentré en possession. On l’a refoutu encore dehors, pour lui apprendre les bonnes manières ! Il s’est mis alors, cet affreux, à tirer tellement sur les barres, qu’il a retourné toute la grille… Il s’est coincé dedans… Il était pris comme un rat !… Jamais j’avais vu chez un homme des contorsions aussi atroces ! C’était un acquéreur terrible !… Il s’est même pas aperçu, tellement il était disloqué, qu’on se débinait la vieille et moi… On a pris un train omnibus…

En arrivant à Paris, il était déjà fort tard… On s’est dépêchés… Dans les Galeries du Palais nous n’avons rencontré personne… Toutes les boutiques des voisins elles étaient bouclées… La nôtre c’était plus qu’un trou… une béance énorme… Un gouffre avec des grandes poutres branlantes au travers… La vieille alors elle se rendait compte que c’était une vraie catastrophe !… Qu’il restait rien du Génitron ! Que c’était pas une rigolade !… Rien plus qu’un sale fatras infect… En se penchant tout au-dessus du trou, on gafait bien les détritus… On arrivait même à reconnaître des grands morceaux de notre Alcazar !… Le Coin du Commanditaire !… en dessous de l’énorme avalanche, du torrent des cartonneries, des ordures !… Et puis aussi y avait la cloche, la monstrueuse ! La catapulte ! Elle avait sombré tout de traviole… entre la charpente et la cave… Elle bouchait même toute la crevasse !… La mère Courtial en regardant ça elle a voulu tâter quand même, descendre par en dessous… Elle était bien convaincue qu’elle trouverait quelque chose à sauver… Je l’ai bien prévenue ce qu’elle risquait comme ça… en touchant… de faire chavirer tout le décombre !… que le tout lui écrase la gueule !… Elle a insisté… Elle s’est lancée en équilibre sur la solive en suspens… Je lui tenais, moi, la main… d’en haut… Je bandais que d’une de la voir branler au-dessus du gouffre… Elle avait tout ficelé ses jupes, retroussées autour de la taille. Elle a biglé un interstice entre la muraille et la cloche… Elle s’est faufilée toute seule… Elle a disparu dans le noir… Je l’entendais qui farfouillait dans tout le fond de l’abîme… Je l’ai rappelée alors… j’avais trop la trouille… Ça faisait de l’écho comme dans une grotte… Elle me répondait plus… Au bout peut-être d’une demi-heure, elle s’est remontrée à l’orifice… C’est elle qui m’appelait à son aide… Je l’ai rattrapée heureusement par les anses de son caraco… Je l’ai hissée de toutes mes forces… Elle a émergé en surface. Elle était tout enlisée dans un bloc d’ordures… C’était plus qu’un paquet énorme… J’ai tout souqué sur le rebord… C’était extrêmement pénible !… Y avait une dure résistance… Je voyais bien qu’elle tirait quelque chose encore en plus derrière elle… Tout un grand lambeau de ballon !… Tout un empiècement de l’Archimède !… Une très grande largeur ! Le palan rouge « des déchirures »… Je le connaissais bien ce débris-là… C’est moi-même qui l’avais planqué entre le compteur et le soupirail. Elle avait l’excellente mémoire !… Elle était joliment heureuse…

« Ça nous servira, tu sais ! qu’elle me faisait guillerette… Ça, c’est du vrai caoutchouc ! du vrai ! pas du flan !… T’as pas idée comme c’est solide…

— Mais oui ! Mais oui !… » Je le savais bien, je l’avais assez dépiauté pour faire des raccords dans la peau du nôtre… En tout cas, ça pesait lourd et c’était volumineux… Même replié au plus menu, ça faisait quand même un vrai paquesson… haut et presque lourd comme un homme… Elle a pas voulu le laisser là… Elle a voulu le prendre à toute force…

« Enfin, pressons-nous… » que je lui dis… Elle était costaud, elle se l’est arrimé sur l’échine. Elle bagottait avec ça… Je l’ai raccompagnée dare-dare jusqu’à la rue Radziwill… À ce moment-là, je lui ai dit :

« Allez devant toujours, Madame, mais maintenant vous pressez plus ! Allez tout doucement !… Arrêtez-vous tous les coins de rue. Faites bien attention aux voitures ! Vous avez tout le temps devant vous ! Je vous suis !… Je vous rejoindrai rue Lafayette ! Il faut que je passe par les Émeutes… ! C’est pas la peine qu’ils vous voient… J’ai laissé une clef au garçon !… La clef du grenier !… Je veux remonter encore un coup… »

C’était qu’un prétexte pour revenir un peu sur mes pas. Je voulais regarder sous les arcades si je trouverais pas la Violette… Elle se tenait plutôt à présent vers la Galerie Coloniale… plus loin que la Balance… De longue distance, elle me bigle !… Elle me fait : « Yop ! Yop !… » Elle radine… Elle m’avait vu avec la vieille… Elle avait pas osé se montrer… Alors, là, on cause franchement et elle me raconte tous les détails… Comment ça s’était passé depuis notre départ… Depuis l’instant de la catastrophe… Quelle salade ! Ça n’avait pas cessé de barder une seule brève minute !… Même aux femmes que la police avait posé mille questions !… Des véritables baratins à propos de nos habitudes !… Si l’on vendait pas de la « came » ? Si on se faisait pas miser ?… Si on tenait pas des « paris » ? Des images salopes ? Si on recevait des étrangers ? Si on avait des revolvers ? Si on recevait des anarchistes ?… Les mômes elles s’étaient affolées… Elles osaient même plus revenir devant nos décombres !… Elles tapinaient à présent dans les autres Galeries… Et puis alors une pétoche noire qu’on leur ôte leur carte !… C’était pour elles les conséquences !… Tout le monde se plaignait… Tous les commerçants limitrophes ils étaient à la caille aussi… Ils se trouvaient montés contre nous que c’était à peine croyable… Soufflés à bloc, paraît-il… comme indignation… comme fureur ! Une pétition qu’était partie au Préfet de la Seine. Qu’on nettoye le Palais-Royal !… Que ça soye plus un lieu de débauche ! Qu’ils faisaient déjà pas leurs affaires ! Ils voulaient pas encore en plus être corrompus par nous, fumiers phénomènes !… Violette, elle qui me blairait bien, son désir, c’était que je reste… Seulement elle était persuadée que, si on revenait sur les lieux, ça allait faire un foin atroce et qu’on nous embarquerait d’autor… C’était dans la fouille ! Il fallait plus qu’on insiste !… Démarrer !… qu’on nous revoye plus !… Il fallait pas jouer du malheur !… C’était bien aussi mon avis !… Barrer, voilà tout ! Mais moi, qu’est-ce que j’allais faire ? Travailler comment ? Ça la souciait un petit peu… Je pouvais pas beaucoup lui dire !… Je le savais pas très bien moi-même… Ça serait pour sûr à la campagne… Alors, tout de suite, elle a trouvé, en entendant ces mots-là, qu’elle pourrait sûrement venir me voir… surtout si elle retombait malade !… Ça lui arrivait de temps à autre ! À chaque coup, il fallait qu’elle parte au moins deux à trois semaines, non seulement pour sa maladie, mais aussi pour ses poumons… Elle avait craché du sang… À la campagne, elle toussait plus… C’était absolument souverain… Elle prenait un kilo par jour… Ainsi fut-il entendu… bien conclu entre nous deux… Mais c’est moi qui devais lui écrire, le premier, à la poste restante… Les circonstances m’ont empêché… On a eu des telles anicroches… que j’ai pas pu tenir ma parole… Je remettais toujours ma lettre à la semaine suivante… C’est seulement des années plus tard que je suis repassé par le Palais… C’était alors pendant la guerre… Je l’ai pas retrouvée avec les autres… J’ai bien demandé à toutes les femmes… Son nom même, Violette… leur disait plus rien… Personne se souvenait… Toutes, elles étaient des nouvelles…

C’est donc en courant qu’on s’est quittés cette nuit-là. C’est bien le cas de le dire… Il fallait que je me décarcasse !… Je voulais faire un saut encore jusqu’au Passage Bérésina, pour avertir un peu mes dabes que je me barrais en Province avec les Pereires… qu’ils se mettent pas à faire les chnoques… à me faire pister par les bourriques…

Ma mère, quand je suis arrivé, elle était encore en bas, dans son magasin, à rafistoler ses camelotes, elle revenait de porter son choix, du côté des Ternes… Mon père il est descendu… Il nous entendait causer… Je l’avais pas revu depuis deux ans. Le gaz que ça vous fait déjà des têtes absolument livides, alors lui, du coup comme pâleur, c’était effroyable !… À cause peut-être de la surprise, il s’est mis à bégayer tellement qu’il a fallu qu’il se taise… Il pouvait plus dire un seul mot !… Il comprenait pas non plus… ce que je m’évertuais à expliquer. Que je m’en allais à la campagne… C’est pas qu’il faisait de la résistance… Non !… Ils voulaient bien n’importe quoi ! Pourvu que je retombe pas « fleur »… à leur charge encore un coup !… Que je me débrouille ici ! ailleurs ! n’importe comment ! Ils s’en foutaient !… Dans l’Ile-de-France ou au Congo… Ça les gênait pas du tout !

Il faisait perdu, mon papa, dans ses vieux vêtements ! Ses falzars surtout y tenaient plus à rien !… Il avait tellement maigri, ratatiné de toute la tronche, que la coiffe de sa grande casquette, elle lui voguait sur le cassis… elle se barrait à travers les yeux… Il me regardait par en dessous…

Il saisissait pas le sens des phrases… J’avais beau lui répéter que je croyais avoir un avenir dans l’agriculture… « Ah ! Ah ! » qu’il me répondait… Il était même pas surpris !…

« J’ai eu, dis donc… dis-moi, Clémence ?… bien mal à la tête… Cet après-midi… Et pourtant c’est drôle… il a pas fait chaud ?… »

Ça le laissait encore tout rêveur… Il pensait qu’à ses malaises… Il pouvait plus s’intéresser que je reste ou que je m’en aille !… par-là ou par-ci ! Il se morfondait suffisamment… surtout depuis son grave échec à la Connivence Incendie… Il pouvait plus s’interrompre de ruminations… C’était un coup effroyable… Au Bureau à la Coccinelle, il continuait à souffrir… Ça n’arrêtait plus du tout les meurtrissures d’amour-propre !… Autant comme autant ! Il subissait des telles misères que pendant certaines semaines il se rasait même plus du tout… Il était trop ébranlé… Il refusait de changer de chemise…

Au moment où j’arrivais, ils avaient pas encore becqueté… Elle m’a expliqué les temps difficiles, les aléas du magasin… Elle mettait le couvert. Elle boitait un peu différent, peut-être plutôt un peu moins… Elle souffrait quand même beaucoup, mais surtout maintenant de sa jambe gauche. Elle arrêtait plus de renifler, de faire des bruits avec sa bouche… dès le moment qu’elle s’asseyait pour bercer un peu sa douleur… Il rentrait, lui, juste de ses courses, de faire quelques livraisons… Il était très affaibli. Il transpirait de plus en plus… Il s’est aussi installé… Il parlait plus, il rotait plus… Il mangeait seulement avec une extrême lenteur… C’était des poireaux… De temps à autre, par sursaut, il revenait un peu à la vie… Deux fois seulement, à vrai dire, pendant que j’étais là… Ça lui venait en ronchonnements… des insultes dans le fond de son assiette, toutes rauques… toutes sourdes… : « Nom de Dieu ! Nom de Dieu de Merde !… » Il recommençait à groumer… Il se soulevait… Il quittait la table, il partait comme ça vacillant !… jusque devant la petite cloison qui séparait de la cuisine… celle qu’était mince comme une pelure !… Il tapait dessus deux, trois coups… Il en pouvait plus… Il se ramassait à reculons… Il se tassait sur son escabeau… les yeux plongeant vers le dallage… bas sous lui… les bras ballants… Ma mère lui remettait sa casquette en douceur… tout à fait droite… Elle me faisait des signes pour pas que je le regarde… Elle avait maintenant l’habitude. D’ailleurs, ça pouvait plus le gêner… Il se rendait même plus bien compte… Il était bien trop renfermé dans ses malheurs de bureau… Ça lui accaparait la bouille… Depuis deux, trois mois, il ne dormait plus qu’une heure de nuit… Il en avait la tête ficelée par toute l’inquiétude… comme un seul paquet… le reste le concernait plus… Même les choses de leur commerce, il s’en foutait à présent… Il voulait plus qu’on lui en cause… Ma mère ça l’arrangeait bien… Je savais plus vraiment quoi dire… Je me tenais comme un panaris, j’osais plus bouger ! J’ai essayé un peu quand même de raconter mes propres histoires… Les petites aventures… Pas toute la réalité !… des choses seulement pour les distraire, des petites balivernes innocentes pour faire passer l’embarras !… Alors, ils m’ont fait une gueule ! Rien qu’à m’entendre badiner !… Ça donnait juste l’effet contraire !… Ah ! merde ! Moi j’en avais tringle !… Je fumais alors aussi !… Moi aussi merde à la fin !… J’avais bien toute la caille au cul ! Moi aussi, j’étais bien sonné ! autant comme autant !… Je venais pas leur quémander ! Ni flouze ! ni pitance !… Je leur demandais rien du tout !… Seulement je voulais pas m’enfoirer avec des soupirs à la con !… Parce que je pleurais pas dans les tasses !… que je broutais pas dans leurs chagrins… Je venais pas pour être consolé !… Ni pour jérémiader en somme… Je venais simplement dire « au revoir »… Merde ! Un point, c’est tout !… Ils auraient pu être contents…

À un moment, j’ai dit comme ça, en manière de plaisanterie :

« Je vous enverrai de la campagne des graines de volubilis !… Ça poussera bien au troisième !… ça grimpera sur le vitrage !… »

Je disais ce que je trouvais un petit peu…

« Ah ! On voit bien que c’est pas toi qui te démènes ! qui t’échines ici ! Qui te décarcasses en dix-huit ! pour faire face aux obligations ! Ah ! c’est joli l’insouciance… »

Ah ! merde ! y en avait que pour eux des détresses, des marasmes, des épreuves horribles. Les miens ils existaient pas en comparaison ! C’était que seulement par ma faute, si je me mettais dans la pétouille !… toujours d’après eux, les vaches… C’était une putaine astuce ! Merde et contre-merde ! Le culot ! La grande vergogne ! Tandis qu’eux, ils étaient victimes !… Innocents ! toujours Martyrs ! Il fallait pas comparer !… Il fallait pas que je me trompe avec ma fameuse jeunesse !… Et que je me fourvoyé à perpète !… C’est moi qui devais écouter ! C’est moi qui devais prendre la graine !… Toujours… Gomme ! Et Ratagomme ! C’était entendu !… Rien qu’à m’observer, comme ça, à table, devant les fayots (après c’était du gruyère), tout le passé revenait devant maman… Elle avait du mal à retenir ses larmes, sa voix chevrotait… Et puis elle aimait mieux se taire !… C’était du vrai sacrifice… J’aurais bien demandé pardon, pour toutes mes fautes, mes caprices, mes indicibles dévergondages, mes forfaits calamiteux !… Si y avait eu que ça pour la remettre !… Si c’était seulement la cause qu’elle se refoutait à gémir !… Si c’était seulement la raison qui lui fendait le cœur !… Je lui aurais bien demandé pardon ! Et puis je me serais barré tout de suite !… J’aurais bien, pour en finir, avoué que j’avais une veine inouïe ! Une chance pas croyable ! que j’étais un gâté terrible !… Que je passais mon temps à me marrer !… Bon ! J’aurais dit n’importe quoi pour qu’on en termine… Je regardais déjà la porte… Mais elle me faisait signe de rester… C’est lui qu’est monté dans sa chambre… Il se sentait pas bien du tout… Il se raccrochait après la lampe… Il a mis au moins cinq minutes pour arriver jusqu’au troisième… Et puis une fois comme ça seuls, elle a repiqué de plus belle aux condoléances… Elle m’a donné tous les détails… Comment qu’elle s’y prenait pour joindre les deux bouts ! Son nouveau condé… Qu’elle sortait tous les matins, pour une maison de passementeries… qu’elle s’était fait depuis trois mois, presque deux cents francs de commission… L’après-midi, elle se soignait ; elle restait au magasin avec sa jambe sur une chaise… Elle voulait plus voir le Capron… Il parlait que d’immobilité !… Il fallait pourtant qu’elle remue !… C’était sa seule raison d’être… Elle aimait mieux se traiter toute seule avec la méthode Raspail… Elle avait acheté son livre… Elle connaissait toutes les tisanes… tous les mélanges… les infusions… Et puis une huile de réséda pour se masser la jambe le soir… Il lui venait quand même des furoncles, mais ils étaient supportables comme douleur et comme gonflement. Ils crevaient presque tout de suite. Elle pouvait marcher avec… C’était le principal !… Elle m’a fait voir toute sa jambe… La chair était toute plissée comme enroulée sur un bâton, à partir du genou… et jaune… avec des grosses croûtes et puis des places où ça suintait… « C’est plus rien aussitôt que ça rend !… Tout de suite ça soulage, ça va mieux… mais c’est avant que c’est terrible, tant que c’est encore tout violet ! que ça reste fermé !… Heureusement que j’ai mon cataplasme !… Sans ça, je sais pas ce que je pourrais faire !… Ça m’aide, tu n’as pas une idée !… Autrement je serais une infirme ! »… Et puis elle m’a reparlé d’Auguste… de la façon qu’il se minait lui… qu’il commandait plus ses nerfs… de toutes ses terreurs nocturnes… Sa peur de la révocation… c’était la plus terrible de toutes… ça le réveillait en panique… Il se redressait d’un bond sur le lit… « Au secours ! Au secours ! » qu’il hurlait… et la dernière fois si intense, que tous les gens du Passage avaient sursauté… Ils avaient bien cru un moment que c’était encore une bataille !… Que j’étais revenu l’étrangler ! Ils rappliquaient tous au galop ! Papa une fois dans ses transes il se connaissait plus… C’était la croix et la bannière pour qu’il se renfonce dans son plume… Ils avaient dû lui appliquer pendant plusieurs heures ensuite des serviettes glacées sur la tête… Depuis le temps qu’elles duraient ces crises… toujours un peu plus épuisantes… C’était un tourment infernal !… Il sortait plus du cauchemar… Il savait plus ce qu’il racontait… Il reconnaissait plus les personnes… Il se trompait entre les voisins… Il avait très peur des voitures… Souvent le matin alors comme ça quand il avait pas fermé l’œil c’est elle qui le reconduisait jusqu’à la porte des Assurances… au 34 de la rue de Trévise… Mais là c’était pas terminé… Il fallait encore qu’elle entre pour demander au concierge si il avait pas du nouveau ? Si il avait rien appris ?… à propos de mon père… Si il était pas révoqué ?… Il distinguait plus du tout le vrai de l’imaginatif… Sans elle absolument certain !… jamais qu’il y serait retourné !… Mais alors il serait devenu dingue… parfaitement louf de désespoir. Ça faisait pas l’ombre d’un petit doute… C’était un terrible équilibre pour qu’il sombre pas complètement… C’est elle qui faisait toute la voltige… Y avait pas un moment à perdre pour lui remonter sa pendule… Et puis pour la croûte au surplus ça venait pas tout seul !… il fallait encore qu’elle taille… pour ses passementeries… à travers Paris… piquer du client dare-dare… Elle trouvait encore moyen d’ouvrir quand même notre boutique… quelques heures l’après-midi… Que ça végète au Passage, mais que ça chavire pas complètement !… Et la nuit tout était à refaire ! Pour qu’il lui vienne pas plus d’angoisses, que ses terreurs augmentent pas… elle disposait sur une table, dans le milieu de la chambre, une petite lampe en veilleuse. Et puis encore au surplus, pour qu’il puisse peut-être s’endormir un petit peu plus vite elle lui bouchait les deux oreilles avec des petits tampons d’ouate imbibés dans la vaseline… Il sursautait au moindre bruit… Dès qu’on bagottait dans le Passage… Et ça commençait de très bonne heure avec le laitier… Ça résonnait énormément à cause du vitrage… Comme ça avec des tampons c’était quand même un petit peu mieux… Il le disait lui-même…

Ma mère elle éprouvait bien sûr, on peut bien facilement se rendre compte, tout un surcroît de fatigue énorme d’être obligée de le soutenir constamment mon père jour et nuit… Sans cesse sur la brèche… À lui remonter son moral… à le défendre contre les obsessions ! Eh bien ! elle se plaignait pas trop ! Si j’avais pas fait, moi, ma vache ! que j’aie pris l’air de me repentir !… De me rendre bien compte de tous mes vices… de ma charogne ingratitude… ça lui aurait versé du baume… Ça c’était visible !… Elle se serait comme tranquillisé… Elle se serait dit : « Tiens ! mon fifi, il te reste quand même quelques petites chances… Tout espoir n’est pas perdu !… Son cœur est pas tout en pierre ! Il est pas si dénaturé, absolument irrémédiable !… Il pourra peut-être s’en sortir… » C’était une lueur dans sa détresse… Une consolation adorable… Mais j’étais pas bon du tout… J’aurais eu bel et beau faire, ça me serait pas sorti du trognon… J’aurais jamais pu… Sûr que j’avais du chagrin… Sûr que je la trouvais bien malheureuse ! C’était au fait bien véritable ! Mais j’avais pas du chagrin pour aller le baver devant personne ! Et surtout pas devant elle !… Et puis quand même alors… tout de même… Quand j’étais petit dans leur tôle… que je comprenais rien à rien… Qui c’est qui prenait sur la gueule ? C’était pas alors elle seulement !… Moi aussi !… Moi toujours !… Et qu’elle m’en remettait largement… J’ai dégusté moi la pâtée !… la jeunesse ! La merde !… Toujours qu’elle s’était bien dévouée, sacrifiée faut dire… Bon ! Ça va !… Ça me faisait infect de repenser à tout ça, là, si fortement… Et merde ! C’était de sa faute aussi ! J’y repensais jamais moi tout seul !… Ça me faisait encore plus sinistre… que tout le reste des infections… C’était pas du tout la peine que j’essaye de lui dire quelque chose !… Elle me regardait toute navrée, comme si je venais moi de la battre ! Il fallait mieux que je me trisse !… On allait encore s’agonir… Je la laissais pourtant bien se répandre… J’ouvrais pas la bouche… Elle pouvait y aller, c’était libre !… Elle s’en est payée une bonne tranche… Elle m’en a filé des conseils !… Toutes les excellentes paroles, je les ai encore entendues !… Tout ce qu’était indispensable pour me relever ma morale !… Pour que je cède plus à mes instincts pour imiter, bien profiter des bons exemples !… Elle voyait que je me retenais, que je voulais pas lui répondre… Alors elle a changé de méthode… Elle a eu peur de m’agacer, elle m’a fait ça aux gâteries… Elle a été dans le buffet, me chercher un flacon de sirop… C’était pour moi, pour emporter à la campagne… puisque j’y allais… Et puis encore une autre bouteille d’un élixir fortifiant… Il a fallu qu’elle insiste sur ma terrible habitude de manger beaucoup trop vite !… que je me détruirais l’estomac… Et puis enfin, elle m’a demandé si j’avais pas besoin d’argent… pour mon voyage ou autre chose ? « Non ! Non ! que j’ai répondu… Nous avons tout ce qu’il nous faut !… » Je lui ai même montré le capital… Je l’avais tout en billets de cent francs… Alors ?… Pour conclure, j’ai promis d’écrire, de les tenir bien au courant… de la façon que ça tournerait notre exploitation… Elle comprenait rien dans des mots pareils… C’était un monde inconnu… Elle faisait confiance à mon patron !… J’étais tout près de l’escalier, je me levais, je reficelais mon balluchon…

« Peut-être, qu’il vaut mieux malgré tout qu’on le réveille pas maintenant ton père ?… Hein ?… Qu’est-ce que tu penses ?… Il dort peut-être… Tu ne crois pas ?… Tu as vu… comme ça le retourne la moindre émotion ?… De te voir t’en aller, j’ai une peur encore que ça le bouleverse !… Tu crois pas que c’est plus prudent ?… Vois-tu qu’il me refasse un accès ! Comme il m’a fait y a trois semaines !… Je pourrais plus jamais le rendormir !… Je sais pas ce que je ferais pour éviter !… » C’était bien aussi mon avis… Je trouvais ça des plus raisonnables… de me tirer tout à fait en douce… de profiter du courant d’air… On s’est chuchoté des « au revoir »… Elle me rencardait encore un peu à propos de mon linge… J’ai pas écouté la suite… J’ai filoché dans le Passage… et puis dans la rue au pas de course… Je poulopais sec… J’avais du retard ! même beaucoup !… Il était juste minuit au cadran doré du « Lyonnais »… Courtial et sa grande mignonne ils m’attendaient depuis deux bonnes heures devant l’église Saint-Vincent-de-Paul… avec leur voiture à bras !… J’ai grimpé toute la rue d’Hauteville en quatrième pompe !… De très loin je les ai aperçus sous un bec de gaz… C’était un vrai déménagement… C’est lui qu’avait tout transbordé ! Il avait sué pour un coup !… Il avait dû vider la crèche envers et quand même !… Il avait dû buter le daron (à la rigolade !)… La carriole elle s’enfonçait, tellement qu’elle était pesante et remplie de bricoles !… La dynamo et le moteur dessous les matelas et les fringues !… Les doubles rideaux, la cuisine entière… Il avait sauvé le maximum !… On pouvait bien le féliciter ! Il avait remis une redingote, une autre, que je connaissais pas… Je me demande où qu’il l’avait trouvée ?… Une gris perle !… J’ai fait la remarque !… C’était de sa jeunesse ! Il avait relevé les basques avec des épingles. La vieille avait plus son chapeau, « l’hortensia aux cerises » ! Il était planté à présent tout au sommet de la bagnole… C’était pour pas l’abîmer !… Elle s’était mis à la place un très joli châle andalou entièrement brodé, couleurs éclatantes… Ça faisait bien sous leur réverbère… Elle m’a expliqué tout de suite, que pour faire des longs voyages c’était vraiment le plus pratique… que ça préservait bien les cheveux.

Alors, enfin rassemblés, après encore des discussions à propos d’un vieil horaire, on a démarré tout doucement… Moi, j’étais heureux, je peux bien le dire !… Elle est raide la rue Lafayette !… surtout à partir de l’église et jusqu’au coin de la pharmacie !… Il fallait pas qu’on s’endorme… C’était lui-même des Pereires qui s’est attelé dans la bricole… Nous deux avec la daronne on poussait derrière… « Et vas-y petit !… Et je te connais bien !… Et que je te pousse ! Et tant que ça donne… » Seulement on était trop en retard !… On a raté notre train quand même !… Et c’était de ma faute !… C’était plus du « minuit quarante !… » C’était maintenant le « deux heures douze !… » Le « premier » du jour !… Pour celui-là par exemple, nous avions de l’avance !… cinquante minutes presque !… On a eu tout le temps pour démonter notre chignole… Elle était pliable, réversible… et transbahuter tout le bazar !… une fois de plus !… dans le fourgon de la queue. Et puis encore bien du temps de reste pour nous jeter comme jus deux crèmes, un mazagran, un « déjeuner » coup sur coup ! Au beau « Terminus !… » Nous étions tous les trois terribles sur la question du moka… Portés comme personne !… Et c’est moi qui tenais la caisse.

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