Pour le complet, les pantalons, j’ai été me faire prendre mes mesures, aux « Classes Méritantes », près des Halles, c’était la maison garantie, la réputation centenaire, surtout pour toutes les cheviottes et même les tissus « habillés », vêtements pratiquement inusables… « Trousseaux de travailleurs » ça s’appelait… Seulement comme prix, c’était salé ! Ça faisait un terrible sacrifice !…
Nous étions encore au mois d’août, je fus équipé pour l’hiver… Ça ne dure pas longtemps les chaleurs !… Tout de même dans le moment précis, il faisait extrêmement torride ! C’est qu’un petit moment à passer ! Les froids eux, sont interminables ! La mauvaise saison !… Pour mes démarches, en attendant, si j’étouffais à plus tenir… Eh bien, je passerais voilà tout, mon veston par-dessus mon bras ! Je l’enfilerais au moment de sonner… voilà !…
Ma mère avait pas dit les sommes que ça coûterait au ménage pour m’équiper… de pied en cap… C’était un total fabuleux par rapport à nos moyens… On a raclé les fonds de tiroirs… Elle a eu beau se décarcasser, se retourner tout le ciboulot, carapater au Vésinet entre deux trains, foncer encore vers Neuilly, vers Chatou, les jours de marché, remporter tout son fourniment, toute sa camelote la moins tarte… Et les soldes les plus négociables, elle pouvait pas réaliser… Elle arrivait pas à la somme… C’était un vrai fourbi casse-tête ! Il manquait toujours des vingt francs, vingt-cinq ou trente-cinq. En plus des contributions qui n’arrêtaient pas de pleuvoir et des semaines de l’ouvrière et le terme échu depuis deux mois… C’était l’avalanche écœurante !… Elle a rien avoué à papa… Elle a cherché une combine… Elle a porté rue d’Aboukir, chez la mère Heurgon Gustave (un vraiment sale bric-à-brac), cinq bonnes aquarelles à papa… les très meilleures à vrai dire, et pas au quart du prix usuel. Soi-disant « à condition »… Enfin, des sinistres expédients pour arriver au total… Elle voulait rien prendre à crédit… Après des semaines acharnées, d’autres ruses et encore des complots, j’ai été quand même revêtu, absolument flamboyant, extrêmement chaud mais solide… Quand je me suis vu sapé tout neuf, j’ai perdu un peu ma confiance ! Merde ! Ça me faisait un drôle d’effet ! J’avais encore la volonté, mais il me rarrivait des sales doutes… Peut-être que je transpirais trop dans le costard d’hiver ? J’étais comme un four ambulant…
C’était un vrai fait véritable, que je ne me sentais plus fier du tout, ni rassuré des conséquences… La perspective, là, pour tout de suite, d’aller affronter les patrons… de présenter mes salades ! de m’enfermer dans leurs tôles, ça me navrait jusqu’aux ventricules. Dans cette putain d’Angleterre, j’avais perdu l’accoutumance de respirer confiné… Il allait falloir que je m’y refasse ! C’était pas la bourre ! Rien que de les apercevoir les patrons possibles, ça me coupait complètement le guignol ! J’avais la parole étranglée… Rien qu’à chercher l’itinéraire, dans la rue, j’en crevais déjà… Les plaques des noms sur les portes, elles fondaient après les clous tellement ça devenait une étuve… Il a fait des 39,2 !
Ce qu’ils me disaient mes dabes, en somme c’était bien raisonnable… que j’étais dans l’âge décisif pour fournir mon effort suprême… forcer ma chance et mon Destin… Que c’était le moment ou jamais pour orienter ma carrière… Tout ça c’était excellent… C’était bien joli… J’avais beau enlever mon costard, mon col, mes godasses, je transpirais de plus en plus… J’avais de la sueur en rigoles… Je prenais les chemins que je connaissais. Je suis repassé devant chez les Gorloge… Ça m’en refoutait les grelots de revoir leur tôle et la porte cochère… Rien qu’à penser à l’incident j’avais la crise au trou du cul… Merde ! Quel souvenir !…
Devant l’énormité de ma tâche… en réfléchissant comme ça, je perdais tout entrain, j’aimais mieux m’asseoir… Les sous j’en avais plus beaucoup pour prendre des petits bocks… même les verres à dix centimes… Je restais sous les voûtes des immeubles… Ils avaient toujours beaucoup d’ombre et des traîtres courants d’air… J’ai éternué énormément… Ça devenait un vice pendant que je réfléchissais… À force d’y penser à la fin, toujours et sans cesse, je lui donnais presque raison à mon père… Je me rendais compte d’après l’expérience… que je valais rien du tout… J’avais que des penchants désastreux… J’étais bien cloche et bien fainéant… Je méritais pas leur grande bonté… les terribles sacrifices… Je me sentais là tout indigne, tout purulent, tout véreux… Je vois bien ce qu’il aurait fallu faire et je luttais désespérément, mais je parvenais de moins en moins… Je me bonifiais pas avec l’âge… Et j’avais de plus en plus soif… La chaleur aussi c’est un drame… Chercher une place au mois d’août, c’est la chose la plus altérante à cause des escaliers d’abord et puis des appréhensions qui vous sèchent la dalle à chaque tentative… pendant qu’on poireaute… Je pensais à ma mère… à sa jambe de laine et puis à la femme de ménage qu’on pourrait peut-être se procurer si je parvenais à ce qu’on me prenne… Ça me remontait pas l’enthousiasme… J’avais beau me fustiger, m’efforcer dans l’idéal à coups de suprêmes énergies, j’arrivais pas au sublime. Je l’avais perdue depuis Gorloge, toute ma ferveur au boulot ! C’était pitoyable ! Et je me trouvais malgré tout, en dépit de tous les sermons, encore bien plus malheureux que n’importe quel des autres crabes, que tous les autres réunis !… C’était un infect égoïsme ! Je m’intéressais qu’à mes déboires et je les trouvais là, tous horribles, j’en puais pire qu’un vieux brie gâteux… Je pourrissais dans la saison, croulant de sueur et de honte, rampant les étages, suintant après les sonnettes, je dégoulinais totalement, sans vergogne et sans morale.
J’ai dérivé, sans trop savoir, qu’un peu mal au ventre, à travers les autres vieilles rues, par négligence, la rue Paradis, rue d’Hauteville, rue des Jeûneurs, le Sentier, j’enlevais quand c’était fini, non seulement mon pesant veston, mais encore mon celluloïd, l’extra-résistant, c’était un vrai truc de chien et puis ça me foutait des boutons… Je me rhabillais sur le palier. J’ai repiqué au truc des adresses, je les puisais dans le « Bottin ». Au bureau de poste, je me faisais les listes. J’avais plus le rond pour aller boire. Ma mère laissait traîner sa bourse, la petite en argent, sur le dessus des meubles… Je la biglais avidement… Tant de chaleur, ça démoralise ! Un peu plus alors, cette fois-là, j’allais franchement la piquer… J’ai eu souvent extrêmement soif près de la fontaine. Ma mère s’en est je crois aperçue, elle m’a donné encore deux francs…
Quand je revenais de mes longs périples, toujours infructueux, inutiles, à travers étages et quartiers, il fallait que je me rafistole avant de rentrer dans le Passage, que j’aie pas l’air trop navré, trop déconfit pendant les repas. Ça aurait plus collé du tout. C’est une chose alors mes dabes qu’ils n’auraient pas pu encaisser, qu’ils avaient jamais pu blairer, qu’ils avaient jamais pu comprendre, que je manque, moi, d’espérance et de magnifique entrain… Ils auraient jamais toléré… J’avais pas droit pour ma part aux lamentations, jamais !… C’étaient des trucs bien réservés, les condoléances et les drames. C’était seulement pour mes parents… Les enfants c’étaient des voyous, des petits apaches, des ingrats, des petites raclures insouciantes !… Ils voyaient tous les deux rouge à la minute que je me plaignais, même pour un tout petit commencement… Alors c’était l’anathème ! Le blasphème atroce !… Le parjure abominable !…
« Comment, dis ? toi petit dépotoir ? Comment ce culot infernal ? » J’avais pour moi la jeunesse et je foirais en simagrées ? Ah ! l’effroyable extravagance ! Ah ! l’impertinence diabolique ! Ah ! l’effronterie ! Tonnerre de Dieu ! J’avais devant moi les belles années ! Tous les trésors de l’existence ! Et j’allais groumer sur mon sort ! Sur mes petits revers misérables ? Ah ! Jean-de-la-foutre bique ! C’était l’insolence assassine ! Le dévergondage absolu ! La pourriture inconcevable ! Pour me faire rentrer mon blasphème, ils m’auraient bigorné au sang ! Y avait même plus de jambe qui tienne, ni d’abcès, ni de souffrances atroces !… Ma mère se redressait d’un seul bond ! « Petit malheureux ! Tout de suite ! Petit dévoyé sans entrailles ! Veux-tu retirer ces injures… »
Je m’exécutais. Je discernais pas très bien les félicités de la jeunesse, mais eux ils semblaient connaître… Ils m’auraient franchement abattu si je m’étais pas rétracté… Si j’émettais le plus petit doute et que j’avais l’air de bêcher ils se raisonnaient plus du tout… Ils auraient préféré ma mort que de m’entendre encore profaner, mépriser les dons du Ciel. Ses yeux à ma mère révulsaient de rage et d’effroi quand je subissais l’entraînement ! Elle m’aurait viré dans la trompe tout ce qu’elle trouvait sous sa main… seulement pour que j’insiste plus… Moi, j’avais droit qu’à me réjouir ! et à chanter les louanges ! J’étais né sous la bonne étoile ! moi calamité ! J’avais des parents qu’étaient voués, eux, et ça suffisait tout à fait, absolument exclusifs oui ! à toutes les angoisses et les fatalités tragiques… Moi j’étais que la brute et c’est tout ! Silence ! L’incroyable fardeau des familles !… Moi j’avais qu’à m’exécuter… et des rétablissements pépères ! Faire oublier toutes mes fautes et mes dispositions infectes !… C’était pour eux tous les chagrins ! c’était pour eux toutes les complaintes ! C’est eux qui comprenaient la vie ! c’est eux, qu’avaient toute l’âme sensible ! Et qui souffrait horriblement ? dans les plus atroces circonstances ? les abominations du sort ?… C’étaient eux ! C’était eux toujours absolument, entièrement seuls ! Ils voulaient pas moi que je m’en mêle, que je fasse même mine de les aider… que j’en tâte un peu… C’était leur réserve absolue ! Je trouvais ça extrêmement injuste. On pouvait plus du tout s’entendre.