On s’est fait posséder chez les Pinaise. Avec ma mère, on s’élance présenter notre choix de guipures, un cadeau pour un mariage.

C’était un palais chez eux, en face du Pont Solferino. Je me souviens de ce qui me frappa d’abord… C’était les potiches, des si hautes, si grosses qu’on aurait pu se cacher dedans. Ils en avaient mis partout. Ils étaient très riches ces gens-là. On nous fait monter au salon. La belle Mme Pinaise et son mari étaient présents… ils nous attendaient. Ils nous reçoivent de façon aimable. Ma mère, tout de suite, étale son bazar, devant eux… sur le tapis. Elle se met à genoux, c’est plus commode. Elle s’égosille, elle en fout un vaillant coup. Ils traînent, ils se décideront pas, ils font des mines et des chichis.

En peignoir enrubanné, elle se prélasse Mme Pinaise, sur le divan. Lui il me fait passer par-derrière, il me donne des petites claques d’amitié, il me pelote un peu… Ma mère, par terre, elle s’évertue, elle brasse, elle brandit la camelote… Dans l’effort son chignon trisse, sa figure ruisselle. Elle est affreuse à regarder. Elle s’essouffle ! elle s’affole, elle rattrape ses bas, son chignon chahute… lui retombe dans les yeux.

Mme Pinaise se rapproche. Ils s’amusent à m’agacer, tous les deux. Ma mère parle toujours. Ses boniments servent à rien. Je vais jouir dans mon froc… Un éclair, j’ai vu la Pinaise. Elle a fauché un mouchoir. Il est pincé dans ses nichons. « Je vous fais mon compliment ! Vous avez vraiment Madame un bien gentil petit garçon !… » C’était pour la frime, ils avaient plus envie de rien. On a refait vite nos paquets. Elle suait à grosses gouttes maman, elle souriait quand même. Elle voulait pas froisser personne… « Ça sera pour une autre fois !… qu’elle s’excusait bien poliment. Je suis désolée de n’avoir pu vous séduire !… »

Dans la rue, devant le portique, elle m’a demandé chuchotante, si je l’avais pas vue moi le piquer le mouchoir dans le corset. J’ai répondu non.

« Ton père en fera une maladie ! C’est un mouchoir à condition ! Un “ ajouré Valenciennes ” ! Il est aux Gréguès ! Il est pas à nous ! Mais pense ! Si je le lui avais repris, nous la perdions comme cliente !… Et toutes ses amies avec !… C’était un scandale !… » « Clémence t’as des mèches. T’en as plein les yeux ! Tu es verte ma pauvre ! Et décomposée ! Tu vas crever avec tes courses !… »

C’est les premiers mots qu’il a dits comme on arrivait.

Pour pas perdre de vue sa montre il l’accrochait dans la cuisine au-dessus des nouilles. Il regardait encore ma mère. « Tu es livide, Clémence, positivement ! » La montre c’était pour qu’on en finisse, des œufs, du rata, des pâtes… de toute la fatigue et l’avenir. Il en voulait plus.

« Je vais faire la cuisine » qu’elle propose. Il voulait pas qu’elle touche à rien… Qu’elle manipule la bouteille ça le dégoûtait encore plus… « Tu as les mains sales ! Voyons ! Tu es éreintée ! » Elle alors mettait la table. Elle foutait une assiette en l’air. Il s’emportait, se ruait au secours. C’était si petit dans notre piaule qu’on butait partout. Y avait jamais de place pour un furieux dans son genre. La table elle carambolait, les chaises entraient dans la valse. C’était une pagaye affreuse. Ils trébuchaient l’un dans l’autre. Ils se relevaient pleins de ramponneaux. On retournait aux poireaux à l’huile. C’était le moment des aveux…

« En somme, tu n’as rien vendu ?… Tout ce mal c’était pour des prunes ?… Ma pauvre amie !… »

Il poussait des sacrés soupirs. Il la prenait en pitié. Il voyait l’avenir à la merde, qu’on en sortirait jamais…

Alors, elle lui lâche d’un coup tout le morceau entier… Qu’on s’est fait rafler un mouchoir… et les circonstances…

« Comment ? » Il comprenait plus ! « Tu n’as pas crié au voleur ! tu te laisses ainsi filouter ! Le produit de notre travail ! » Il s’en faisait péter les contours, tellement qu’il était en furie… Son veston craquait de partout… « C’est atroce ! » qu’il vociférait. Ma mère glapissait tout de même des espèces d’excuses… Il écoute plus. Il empoigne alors son couteau, il le plante en plein dans l’assiette, le fond pète, le jus des nouilles s’écoule partout. « Non ! non ! je n’y tiens plus ! » Il circule, il se démène encore, il ébranle le petit buffet, le Henri III. Il le secoue comme un prunier. C’est une avalanche de vaisselle.

Mme Méhon, la corsetière, de l’autre boutique en face de nous, elle s’approche des fenêtres pour mieux se marrer. C’est une ennemie infatigable, elle nous déteste depuis toujours. Les Pérouquière, qui revendent des livres, deux magasins plus loin que le nôtre, ils ouvrent franchement leur fenêtre. Ils ont pas besoin de se gêner. Ils s’accoudent à leur vitrine… Maman va dérouiller c’est sûr. De mon côté je préfère personne. Pour les gueulements et la connerie, je les trouve pareils… Elle cogne moins fort, mais plus souvent. Lequel que j’aimerais mieux qu’on tue ? Je crois que c’est encore mon papa.

On me laissera pas voir. « Monte dans ta chambre, petit saligaud !… Va te coucher ! Fais ta prière !… »

Il mugit, il fonce, il explose, il va bombarder la cuistance. Après les clous il reste plus rien… Toute la quincaillerie est en bombe… ça fuse… ça gicle… ça résonne… Ma mère à genoux implore le pardon du Ciel… La table il la catapulte d’un seul grand coup de pompe… Elle se renverse sur elle…

« Sauve-toi Ferdinand ! » qu’elle a encore le temps de me crier. Je bondis. Je passe à travers d’une cascade de verres et de débris… Il carambole le piano, le gage d’une cliente… Il se connaît plus. Il rentre dedans au talon, le clavier éclate… C’est le tour de ma mère, c’est elle qui prend à présent… De ma chambre je l’entends qui hurle…

« Auguste ! Auguste ! Laisse-moi !… » et puis des brefs étouffements…

Je redescends un peu pour voir… Il la traîne le long de la rampe. Elle se raccroche. Elle l’enserre au cou. C’est ça qui la sauve. C’est lui qui se dégage… Il la renverse. Elle culbute… Elle fait des bonds dans l’étage… Des bonds mous… Elle se relève en bas… Il se barre alors lui… Il se tire par le magasin… Il s’en va dehors. Elle arrive à se remettre debout… Elle remonte dans la cuisine. Elle a du sang dans les cheveux. Elle se lave sur l’évier… Elle pleure… Elle suffoque… Elle rebalaye toute la casse… Il rentre très tard dans ces cas-là… C’est redevenu tout tranquille…

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