Les heures de classe étaient pas longues, on s’y collait que le matin…

En fait d’instruction, de religion, de sports variés, M. Merrywin avait la haute main, il se chargeait de tout, il était seul, il avait pas d’autres professeurs.

Dès le petit jour, c’est lui-même, en sandales et robe de chambre qui passait pour nous réveiller. Il fumait déjà sa pipe, une petite en terre. Il agitait autour des lits sa longue badine, il fustigeait par-ci, par-là, mais jamais très fort. Hello boys ! Hello boys ! avec sa voix de petite vieille.

On le suivait aux lavabos… Y avait une rangée de robinets, on s’en servait le moins possible. C’était trop froid pour savonner. Et la pluie n’arrêtait plus. À partir du mois de décembre ce fut vraiment du déluge. On voyait plus rien de la ville, ni du port, ni du fleuve au loin… Toujours le brouillard, un coton énorme… Les pluies le détrempaient aussi, on apercevait des lumières, elles disparaissaient encore… On entendait toutes les sirènes, tous les appels des bateaux, dès l’aube c’était la rumeur… Les treuils qui grincent, le petit train qui longe les quais… qui halète et piaule…

Il remontait en arrivant le gaz « papillon », Merrywin, pour qu’on puisse trouver nos chaussettes. Après le lavabo, on se trissait, encore tout humides, vers la mince bectance, au sous-sol. Un coup de prière et le breakfast ! C’est le seul endroit où on brûlait un peu de charbon, le si gras, le si coulant, qui fait volcan, qui détone, qui sent l’asphalte. C’est agréable comme odeur, mais c’est son relent de soufre qui pique quand même un petit peu fort !

À table, y avait les saucisses sur du pain grillé, mais par exemple trop minuscules ! C’est bon, certes ! une gourmandise, mais y en avait jamais assez. Je les aurais avalées toutes. À travers la fumée, les flammes jouaient en reflets sur le mur, sur Job et puis l’Arche… ça faisait des mirages fantastiques.

Ne causant pas la langue anglaise, j’avais tout le temps de m’amuser l’œil… Le vieux, il mastiquait lentement. Mme Merrywin, elle arrivait après tout le monde. Elle avait habillé Jonkind, elle l’installait sur sa chaise, elle écartait les ustensiles, surtout les couteaux, c’était vraiment admirable qu’il se soye pas déjà éborgné… Et le voyant si goulu, qu’il ait pas déjà bouffé une petite cafetière, qu’il en soye pas déjà crevé… Nora, la patronne, je la regardais furtivement, je l’entendais comme une chanson… Sa voix, c’était comme le reste, un sortilège de douceur… Ce qui m’occupait dans son anglais c’était la musique, comme ça venait danser autour, au milieu des flammes. Je vivais enveloppé aussi moi, un peu comme Jonkind en somme, dans l’ahurissement. Je vivais gâteux, je me laissais ensorceler. J’avais rien à faire. La punaise, elle devait bien se rendre compte ! C’est fumier les femmes. Elle était vicelarde comme les autres. « Mais dis donc ! que je me fais, Arthur ! T’as pas mangé du cerf-volant ? T’es pas malade ? Dis, des fois ? Tu la perds ! Tu t’envoles Bouboule ! Mon trognon chéri ! Raccroche mon Jésus ! Pince-toi l’œuf ! Il est quart moins deux ! »… Aussitôt c’était fatal, je me racornissais à l’instant… Je me ratatinais tout en boule. C’était fini ! c’était passé ! J’avais la trappe recousue !

Fallait que je reste sur mes gardes, l’imagination m’emportait, l’endroit était des plus songeurs avec ses rafales opaques et ses nuages partout. Il fallait se planquer, se reblinder sans cesse. Une question me revenait souvent, comment qu’elle l’avait épousé l’autre petit véreux ? le raton sur sa badine ? ça paraissait impossible ! Quel trumeau ! quel afur ! quelle bobinette ! en pipe il ferait peur ! il ferait pas vingt sous ! Enfin c’était son affaire !…

C’est toujours elle qui me relançait, qui voulait que je conversationne : « Good Morning Ferdinand ! Hello ! Good Morning ! »… J’étais dans la confusion. Elle faisait des mimiques si mignonnes… J’ai failli tomber bien des fois. Mais je me repiquais alors dare-dare… Je me faisais revenir subitement les choses que j’avais sur la pomme… Je revoyais la tête à Lavelongue, à Gorloge, mélimélo !… J’avais un choix pour dégueuler ! la mère Méhon !… Çâkya-Mouni !… J’avais qu’à me laisser renifler, j’avais le nez toujours dans la merde ! Je me répondais par l’intérieur… « Parle toujours, parle encore dis ma langouste ! C’est pas toi qui me feras tiquer… Tu peux te fendre toute la musette… Faire des sourires comme douze grenouilles ! Je passerai pas !… Je suis bien gercé, je garantis, j’ai la colonne qui déborde »… Je repensais à mon bon papa… à ses entourloupes, ses salades… à tous les bourres qui m’attendaient, aux turbins qu’étaient à la traîne, à tous les fientes des clients, tous les haricots, les nouilles, les livraisons… à tous les patrons ! aux dérouilles que j’avais poirées ! Au Passage !… Toutes les envies de la gaudriole me refoulaient pile jusqu’au trognon… Je m’en convulsais, moi, des souvenirs ! Je m’en écorchais le trou du cul !… Je m’en arrachais des peaux entières tellement j’avais la furie… J’avais la marge en compote. Elle m’affûterait pas la gironde ! Bonne et mirifique c’était possible… Qu’elle serait encore bien plus radieuse et splendide cent dix mille fois, j’y ferais pas le moindre gringue ! pas une saucisse ! pas un soupir ! Qu’elle se trancherait toute la conasse, qu’elle se la mettrait toute en lanières, pour me plaire, qu’elle se la roulerait autour du cou, comme des serpentins fragiles, qu’elle se couperait trois doigts de la main pour me les filer dans l’oignon, qu’elle s’achèterait une moule tout en or ! J’y causerais pas ! jamais quand même !… Pas la moindre bise… C’était du bourre ! c’était pareil ! Et voilà ! J’aimais encore mieux fixer son daron, le dévisager davantage… ça m’empêchait de divaguer !… Je faisais des comparaisons… Y avait du navet dans sa viande… Un petit sang vert et frelaté… Y avait de la carotte aussi à cause des poils tout en vrilles barrant des oreilles et en bas des joues… Qu’est-ce qu’il avait pu lui faire pour la tomber la jolie ?… C’était sûrement pas la richesse… C’était une erreur alors ?… Maintenant aussi faut se rendre compte, les femmes c’est toujours pressé. Ça pousse sur n’importe quoi… N’importe quelle ordure leur est bonne… C’est tout à fait comme les fleurs… Aux plus belles le plus puant fumier !… La saison dure pas si longtemps ! Gi ! Et puis comment ça ment toujours ! J’en avais des exemples terribles ! Ça n’arrête jamais ! C’est leur parfum ! C’est la vie !…

J’aurais dû parler ? Bigornos ! Elle m’aurait bourré la caisse ? C’était raide comme une balle… J’aurais encore moins compris. Ça me faisait au moins le caractère de boucler ma gueule.

M. Merrywin, en classe, il essayait de me convaincre, il se donnait du mal exprès, il mettait tous les élèves au boulot de me faire causer. Il inscrivait des phrases entières sur le tableau noir, en lettres capitales… Bien faciles à déchiffrer… et puis en dessous la traduction… Les mômes rabâchaient tous ensemble, des quantités de fois… en chœur… en mesure… J’ouvrais alors la gueule toute grande, je faisais semblant que ça venait… J’attendais que ça sorte… Rien sortait… Pas une syllabe… Je rebouclais tout… C’était fini la tentative… J’étais tranquille pour vingt-quatre heures… « Hello ! Hello ! Ferdinand ! » qu’il me relançait le sapajou à bout d’astuce, désolé… Il m’agaçait alors vraiment… J’y aurais fait, moi, ingurgiter toute sa longue baguette… Je l’aurais passé à la broche… Je l’aurais suspendu à la fenêtre par le troufignon… Ah ! il l’a pressenti à la fin… Il a plus insisté du tout. Il devinait mes instincts… Je fronçais les sourcils… Je grognais à l’appel de mon nom… Je quittais plus mon pardessus, même en classe et je couchais avec…

Il tenait à moi, Merrywin, elle était pas épaisse sa classe, il voulait pas que je me trisse, que je rentre avant mes six mois. Il se méfiait de mes impulsions. Il se gardait sur la défensive…

Au dortoir, on était chez nous, je parle entre les mômes, une fois la prière récitée… Ça s’accomplissait à genoux et en chemise de nuit sur le dur, au bout du plumard… Merrywin faisait une espèce de sermon, on restait en cercle autour… et puis il se barrait dans sa chambre… On le revoyait plus… Après les réponses en vitesse, on se pieutait dare-dare, on avait hâte de branlages. Ça remonte la température… L’idiot, lui, Nora Merrywin l’enfermait dans un lit spécial, qu’avait une grille comme couvercle. Il demandait qu’à s’échapper… quelquefois, il renversait le plumard tellement il était somnambule…

Moi j’avais fait la connaissance d’un petit môme bizarre, qui me suçait presque tous les soirs, il avalait toute la sauce, j’avais du jus, plus que les autres… Il était friand, il faisait marrer toute la chambre avec ses drôleries… il suçait encore deux petits mecs… Il faisait le chien… Wouf ! Wouf ! qu’il aboyait, il cavalait comme un clebs, on le sifflait, il arrivait, il aimait ça qu’on le commande… Les soirs de vraiment grande tempête, que ça s’engouffrait au plus fort, dans l’impasse, sous nos fenêtres, y avait des paris à propos du réverbère, si le vent l’éteindrait ? Celui qui grinçait si fort, le suspendu près de la poterne… C’est moi qui tenais les paris, le ginger, les chocolats, les images, les bouts de cigarettes… même des bouts de sucre… trois allumettes. J’avais la confiance… On me mettait tout ça sur mon lit… le « wouf-wouf chien » gagnait souvent… Il avait l’instinct des bourrasques… La veille de Noël, il est venu un tel cyclone, que la lanterne de l’impasse a complètement éclaté. Je me souviens toujours… C’est moi et le môme wouf-wouf qu’avons bouffé tous les paris.

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