Tous les voisins du Passage, ils en furent tout éberlués de la taille que j’avais atteinte… Je devenais mastard. J’avais presque doublé de volume… Ça serait des nouvelles dépenses quand on irait pour me fringuer aux « Classes Méritantes » encore… J’ai essayé un peu pour voir les frusques à mon père. Je les faisais craquer aux épaules, même pour ses pantalons y avait plus moyen. Il me fallait du neuf entièrement. Il fallait donc que je patiente…

Mme Béruse, la gantière, en revenant de ses commissions, elle est entrée tout exprès chez nous pour se rendre compte de mes allures : « Sa maman peut en être bien fière ! » qu’elle a finalement conclu. « L’étranger lui a réussi ! » Elle a répété ça partout. Les autres aussi ont rappliqué pour se faire leur opinion. Le vieux gardien du Passage, Gaston, le bosco, qui ramassait tous les cancans, il m’a trouvé transformé, mais alors plutôt amaigri ! Personne n’était vraiment d’accord, chacun gardait son idée. Ils étaient curieux, en plus, des choses d’Angleterre. Ils venaient me demander des détails sur la manière qu’ils vivaient les Engliches là-bas… Je restais toujours au magasin en attendant qu’on me vêtisse. Visios, le gabier des pipes, Charonne le doreur, la mère Isard des teintures, ils voulaient savoir ce qu’on mangeait à Rochester dans ma pension ? Et surtout question des légumes, si vraiment ils les bouffaient crus ou bien cuits à peine ? Et pour la bibine et la flotte ? Si j’en avais bu du whisky ? Si les femmes avaient les dents longues ? un peu comme les chevaux ? et les pieds alors ? une vraie rigolade ! Et pour les nichons ? Elles en avaient-y ? Tout ça entre des allusions et mille manières offusquées.

Mais ce qu’ils auraient voulu surtout, c’est que je leur dise des phrases anglaises… Ça les tracassait au possible, ça faisait rien qu’ils ne comprennent pas… C’était seulement pour l’effet !… Pour m’entendre un petit peu causer… Ma mère insistait pas trop, mais cependant, malgré tout, ça l’aurait vivement flattée que j’exhibe un peu mes talents… Que je les confonde tous ces râleux…

Je savais en tout : River… Water… No trouble… No fear et encore deux ou trois machins… C’était vraiment pas méchant… Mais j’opposais l’inertie… Je me sentais pas du tout en verve… Ma mère, ça la chagrinait de me voir encore si buté. Je justifiais pas les sacrifices ! Les voisins eux-mêmes ils se vexaient, ils faisaient déjà des grimaces, ils me trouvaient une tête de cochon… « Il a pas changé d’un poil ! » que remarquait Gaston, le bosco. « Il changera jamais d’abord !… Il est toujours comme au temps qu’il pissait partout dans mes grilles ! J’ai jamais pu l’empêcher ! »

Il avait jamais pu me piffer… « Heureusement que son père n’est pas là ! » qu’elle se consolait maman. « Ah ! il s’en ferait encore une bile ! Il en serait tout retourné, le pauvre homme ! À te voir encore si peu avenant ! si peu gracieux ! si borné envers et contre tout ! si rébarbatif toujours ! si mal commode avec le monde ! Comment veux-tu arriver ? Surtout maintenant dans le commerce ? avec la si grande concurrence ! T’es pas seul à chercher une place ! Lui qui me disait hier encore : “ Pourvu, mon Dieu ! qu’il se débrouille ! Nous sommes au bord d’une catastrophe ! ”… »

Juste l’oncle Édouard est survenu, c’est lui qui m’a sauvé la mise… Il se trouvait d’excellente humeur… Il a dit bonjour à tout le monde, à la cantonade, comme ça… Il mettait pour la première fois son beau costume à carreaux, la mode de l’été, anglaise justement, avec le melon mauve comme c’était la vogue, retenu par un fin lacet à la boutonnière. Il m’a saisi les deux mains, il me les a secouées avec une force de brusquerie, un vrai shake-hands à tout rompre ! Lui il blairait bien l’Angleterre… C’était son envie d’aller voyager là-bas… Il remettait toujours à plus tard parce qu’il voulait apprendre d’abord le nom des objets de son négoce… pompe, etc. Il comptait sur moi pour l’initier dans la langue… Ma mère pleurnichait toujours à propos de mon attitude, mes façons rebutantes, hostiles… Loin de se ranger à son avis, il a pris tout de suite ma défense… Il a expliqué en deux mots à tous ces fumeux cancrelats qu’ils ne pigeaient absolument rien ! vraiment imbéciles quant aux influences étrangères… Que l’Angleterre tout spécialement, pour ceux qui en reviennent, ça les transforme du tout au tout ! Ça les rend plus laconiques, plus réservés, ça leur donne une certaine distance, de la distinction pour tout dire… Et c’est bien préférable !… Ah ! voilà ! Dans le beau commerce dorénavant, et surtout dans la commission, il va falloir se taire ! Ça c’est vraiment le fin du fin ! La suprême épreuve des commis !… oui !… Ah ! terminée ! abolie ! la vieille et la baveuse dégaine ! L’obséquieuse ! La volubile ! On n’en veut plus absolument ! C’est un genre pour les pougnassons, les cirques de province ! À Paris, c’est plus défendable ! au Sentier ça vous ferait vomir ! Ça faisait servile et miteux ! À temps nouveaux, façons nouvelles !… Il me donnait totalement raison… Voilà comment il a causé…

Ma mère elle respirait de l’entendre… ça la rassurait quand même… Elle en poussait des grands soupirs… un soulagement véritable… Mais les autres, les sales cafeteux, ils demeuraient hostiles… Ils restaient sur leurs réserves… Ils démarraient pas… Ils râlaient en contrebasse… Ils étaient absolument sûrs que je me débrouillerais jamais avec des façons semblables ! C’était absolument exclu !

L’oncle Édouard a eu beau faire, beau s’évertuer, s’époumoner… Ils démordaient pas de leur avis… Ils étaient butés pires que mules, ils répétaient que n’importe où, pour gagner honnêtement son os, il faut d’abord être bien aimable.

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