Après son terrible accident, Courtial avait fait le vœu, absolument solennel, de ne plus jamais, à aucun prix, reprendre le volant dans une course… C’était fini ! Terminé ! Il avait tenu sa promesse… Et même encore vingt ans plus tard il fallait presque qu’on le supplie pour qu’il se décide à conduire au cours d’inoffensives promenades… ou bien en certaines circonstances pour d’anodines démonstrations. Il était beaucoup plus tranquille dans son sphérique en plein vent…
Toute son œuvre sur la « mécanique » tenait dans les livres… Il publiait d’ailleurs toujours bon ou mal an deux traités (avec les figures) sur l’évolution des moteurs et deux manuels avec planches.
L’un de ces petits opuscules avait été à l’origine de très virulentes controverses et même de quelque scandale ! Nullement par sa faute au surplus ! Le fait, c’est notoire, de quelques aigrefins véreux ayant travesti sa pensée dans un but de lucre imbécile ! Pas du tout dans sa manière ! Voici le titre dans tous les cas :
« L’AUTOMOBILE SUR MESURE POUR 322 FRANCS 25. Guide de construction intégrale. Manufacture entière chez soi. Quatre places, deux strapontins, tonneau d’osier, 22 kilomètres à l’heure, 7 vitesses et 2 marches arrière. » Rien que des pièces détachées ! achetées n’importe où ! assemblées au goût du client ! selon sa personnalité ! selon la vogue et la saison ! Ce petit traité fit fureur… entre les années 1902–1905… Ce manuel, c’était un progrès, contenait non seulement les plans, mais encore toutes les épures au deux cent millième ! Photos, références, profils… tous impeccables et garantis.
Il s’agissait de lutter, sans perdre une seconde, contre le péril naissant des fabrications « en série ». Des Pereires malgré son culte du progrès certain exécrait, depuis toujours, toute la production standard… Il s’en montra dès le début l’adversaire irréductible… Il en présageait l’inéluctable amoindrissement des personnalités humaines par la mort de l’artisanat…
À l’époque de cette bataille pour l’automobile sur mesure, Courtial était déjà presque célèbre dans le milieu des novateurs pour ses recherches originales, extrêmement audacieuses sur le « Chalet Polyvalent », la demeure souple, extensible, adaptable à toutes les familles ! sous tous les climats !… « La maison pour soi » absolument démontable, basculable (transportable évidemment), rétrécissable, abrégeable instantanément d’une ou deux pièces à volonté, selon les besoins permanents, passagers, enfants, invités, vacances, modifiable à la minute même… selon toutes les exigences, les goûts de chacun… « Une maison vieille, c’est celle qui ne bouge plus !… Achetez jeune ! Faites souple ! Ne bâtissez pas ! Montez ! Bâtir c’est la mort ! On ne bâtit bien que des tombes ! Achetez vivant ! Demeurez vivants ! Le “ Chalet Polyvalent ” marche avec la vie !… »
Tel était le ton, l’allure du manifeste rédigé tout par lui-même, à la veille de l’Exposition : L’Avenir de l’Architecture au mois de juin 98 dans la Galerie des Machines. Son opuscule de la construction ménagère avait provoqué presque immédiatement un extraordinaire émoi chez les futurs retraités, les pères de famille à revenus minimes, chez les fiancés sans abri et les fonctionnaires coloniaux. On le harcelait de demandes, des quatre coins de la France, de l’Étranger, des Dominions… Son chalet, tel quel, entièrement debout, toit mobile, 2492 clous, 3 portes, 24 travées, 5 fenêtres, 42 charnières, cloisons en bois ou tarlatane, suivant la saison, fut primé « hors classe » imbattable… Il s’érigeait à la dimension désirée avec l’aide de deux compagnons et sur n’importe quel terrain en 17 minutes, 4 secondes !… L’usure était insignifiante… la durée donc illimitée !… « Seule, la résistance est ruineuse ! Il faut qu’une maison entière joue, ruse comme un véritable organisme ! flotte ! s’efface même dans les remous du vent ! dans la tempête et la bourrasque, dans les paroxysmes orageux ! Dès qu’on l’oppose, inqualifiable sottise ! aux déchaînements naturels c’est le désastre qui s’ensuit !… Qu’exiger de la structure ? la plus massive ? la plus galvanique ? la mieux cimentée ? Qu’elle défie les éléments ? Folie suprême ! Elle sera c’est bien fatal, un jour ou l’autre bouleversée, complètement anéantie ! Il n’est, pour s’en convaincre un peu, que de parcourir l’une de nos si belles et si fertiles campagnes ! Notre magnifique territoire ! n’est-il point jonché, du Nord au Midi, de ruines mélancoliques ! d’autrefois fières demeures ! Altiers manoirs ! parure de nos sillons, qu’êtes-vous devenus ? Poussières ! »
« Le “ Chalet Polyvalent ” souple lui ! tout au contraire s’accommode, se dilate, se ratatine suivant la nécessité, les lois, les forces vives de la nature ! »
« Il plie beaucoup, mais ne rompt pas… »
Le jour même qu’on inaugurait son stand, après le passage du Président Félix Faure, la parlote et les compliments, la foule rompit tous les barrages ! service de garde balayé ! Elle s’engouffra si effrénée entre les parois du chalet, que la merveille fut à l’instant arrachée, épluchée, complètement déglutie ! La cohue devint si fiévreuse, si désireuse, qu’elle comburait la matière !… L’exemplaire unique ne fut point détruit à proprement dire, il fut aspiré, absorbé, digéré entièrement sur place… Le soir de la fermeture, il n’en restait plus une trace, plus une miette, plus un clou, plus une fibre de tarlatane… L’étonnant édifice s’était résorbé comme un faux furoncle ! Courtial en me racontant ces choses, il en restait déconcerté à quinze ans de distance…
« J’aurais pu certainement m’y remettre… C’était un domaine, je le crois, où je m’entendais à merveille, sans me flatter. Je ne craignais personne pour l’établissement “ au carat ” d’un devis de montage sur terrain… Mais d’autres projets plus grandioses m’ont détourné, accaparé… Je n’ai jamais retrouvé le temps essentiel pour recommencer mes calculs sur les “ index de résistance ”… Et somme toute, malgré le final désastre ma démonstration était faite !… J’avais permis par mon audace, à certaines écoles, à certains jeunes enthousiastes de se découvrir !… de manifester bruyamment ! de trouver ainsi leur voie… C’était bien justement mon rôle ! Je n’avais point d’autres désirs ! L’Honneur était sauf ! Je n’ai rien demandé, Ferdinand ! Rien convoité ! Rien exigé des Pouvoirs ! Je suis retourné à mes études… Aucune intrigue ! Aucune cautèle ! Or écoute !… quelques mois passent… Et devine ce que je reçois ! Presque coup sur coup ? Le “ Nicham ” d’une part, et huit jours après, les “ Palmes Académiques ” !… Là vraiment j’étais insulté ! Pour qui me prenaient-ils soudain ? Pourquoi pas un bureau de tabac ? Je voulais renvoyer toutes ces frelateries au Ministre ! J’ai voulu prévenir Flammarion : “ N’en faites rien ! N’en faites rien ! Acceptez ! acceptez ! m’a-t-il répondu… Je les ai aussi ! ” Dans ce cas-là, j’étais couvert ! Mais quand même, ils m’avaient tous salement flouzé !… Ah ! les ordures indéniables ! Mes plans furent tous démarqués, copiés, plagiés, entends-tu ! de mille façons bien odieuses ! Et absolument maladroites… par tant d’architectes officiels, bouffis, culottés, sans vergogne, que j’ai écrit à Flammarion… Au jeu de me dédommager on me devait au moins la Cravate !… Au jeu des honneurs, je veux dire !… Tu me comprends, Ferdinand ! Il était bien de mon avis, mais il m’a plutôt conseillé de me tenir encore peinard, de ne pas déclencher d’autres scandales… que ça lui ferait lui-même du tort… De patienter encore un peu… que le moment n’était pas très mûr… En somme j’étais son disciple… je ne devais pas l’oublier… Ah ! je ne ressens nulle amertume, crois-moi bien ! Certes ! les détails m’attristent encore ! Mais c’est bien tout ! Absolument !… Une leçon mélancolique… Rien de plus… J’y repense de temps à autre… »
Je savais quand ça le reprenait ce cafard des architectures, c’était surtout à la campagne… Et au moment des ascensions… quand il allait passer la jambe pour escalader la nacelle… Il lui revenait un coup de souvenirs… C’était peut-être aussi en même temps un petit peu la frousse qui le faisait causer… Il regardait au loin, le paysage… Comme ça dans la grande banlieue, surtout devant les lotissements, les cabanes, les gourbis en planches ! Il s’attendrissait… Il lui passait une émotion… Les bicoques, les plus biscornues, les loucheuses, les fissurées, les bancales, tout ça qui crougnotte dans les fanges, qui carambouille dans la gadoue, au bord des cultures… après la route… « Tu vois bien tout ça, Ferdinand, qu’il me les désignait alors, tu vois bien toute cette infection ? » Il décrivait d’un geste énorme… Il embrassait l’horizon… Toute la moche cohue des guitounes, l’église et les cages à poules, le lavoir et les écoles… Toutes les cahutes déglinguées, les croulantes, les grises, les mauves, les réséda… Toutes les croquignoles du platras…
« Ça va hein ? C’est bien abject ?… Eh bien, j’y suis pour beaucoup ! C’est moi ! C’est moi le responsable ! Tu peux le dire, c’est à moi tout ça, Ferdinand ! Tu m’entends bien ? C’est à moi !…
— Ah ! que je faisais comme ébaubi. Je savais que c’était sa séance… Il enjambait par-dessus bord… Il sautait dans le carré d’osier… Si le vent soufflait quand même pas trop… il gardait son panama… Il préférait encore beaucoup… mais il se le nouait sous le menton avec un large ruban… C’est moi qui mettais sa casquette… « Lâchez tout » ! Ça débloquait au millimètre… d’abord extrêmement doucement… et puis un petit peu plus vite… Il fallait bien qu’il se dégrouille pour passer par-dessus les toits… Il lâchait jamais son sable… Il fallait pourtant qu’il monte… On gonflait jamais à bloc… Ça coûtait treize francs la bonbonne…