Comme ça une fois notre bureau réduit en petites miettes j’avais plus d’endroit pour coucher… Alors on a décidé d’un commun accord, que je rentrerais à Montretout !… On est repassé par les « Émeutes »… Il pouvait pas prendre le « dur » avec sa redingote en bribes !… Le patron, par gentillesse, lui a prêté un vieux costard. On a discuté un peu avec deux énergumènes… Il avait des trous, Courtial, plein son pantalon… Il a fallu qu’on le recouse… Tout le monde avait vu les bagarres, entendu les cris, l’énorme barouf… tout le monde était passionné !… Même le Naguère, il prenait part… il voulait faire quelque chose, organiser une collecte… J’ai dit qu’on avait pas besoin !… Ça m’aurait fait mal d’accepter !… Que nous avions encore des sous ! Il s’était assez beurré à la santé de notre vieux fias !… Il pouvait se montrer généreux !… Du coup il a réglé les verres, encore une tournée et puis même une autre.

Il faisait plutôt déjà chaud… C’était au mois de juin, à la fin… Avec toute cette terrible poussière, on a fini en discutant, comme ça la gorge bien croustillante, par vider au moins dix, douze litres !… On est repartis en zigzag… Il était tout à fait tard !… Encore bien émus !… À la gare du Nord, on a eu le dernier train de justesse !…

À Montretout, fort heureusement, il faisait une nuit pleine d’étoiles !… et même un petit clair de lune ! On pouvait presque voir le chemin… Cependant, pour pas se foutre dedans, parmi les sentiers de Montretout, surtout à partir des hauteurs, il fallait faire joliment gaffe !… Il était pas encore question ni de réverbères ni de pancartes !… C’était à l’estime, au tact, à l’instinct qu’on se dirigeait… Qu’on se repérait dans les bicoques… Ça pouvait très mal terminer… Y avait toujours au moins comme ça, à la suite de bévues tragiques, presque quatre ou cinq meurtres par an !… Des égarés… des présomptueux, qui se trompaient dans les pavillons !… qui s’aventuraient dans les grilles !… qui sonnaient juste où fallait pas !… Ils se faisaient les pauvres insolites étendre raides d’un grand coup de salve… Au revolver d’ordonnance… à la carabine Lebel… et puis achever en moins de deux par la meute du lotissement… Un ramassis impitoyable des pires carnassiers fous féroces, recrutés rien qu’en clebs bâtards… horriblement agressifs, spécialement dressés dans ce but… Ils se ruaient à l’étripade… Il restait rien du malheureux… Faut dire aussi, pour s’expliquer, que c’était juste au moment des exploits de la bande à Bonnot, qu’ils terrorisaient depuis six mois la région Nord-Ouest, et qu’ils tenaient encore le large !…

Tout le monde était dans les transes ! La méfiance était absolue… On connaissait ni père ni mère, une fois la lourde refermée… Malheur au perdu !…

Le possédant économe, l’épargnant méticuleux, tapi derrière ses persiennes passait sa nuit aux aguets, ne roupillant que d’un œil, les mains crispées sur son arme !…

Le cambrioleur futé, le vagabond torve, aussitôt l’indice… pouvaient s’estimer branchus, occis, trucidés !… Il aurait fallu un miracle pour qu’ils remportent leurs roupignolles !… Une vigilance impeccable !… Une ombre entièrement meurtrière…

Courtial était pas tranquille là, sous la « marquise » de la gare !… Il se représentait le retour… le chemin… les embuscades variées… Il réfléchissait un petit peu !… « En avant ! »… Dès les premiers pas sur la route, il s’est mis à siffler très fort… une sorte de tyrolienne !… C’était l’air du ralliement… Ça devait nous faire reconnaître à travers les passes périlleuses !… Nous nous engagions dans la nuit…

La route devint extrêmement molle, défoncée ! fondante !… On discernait assez vaguement des masses dans les ombres… des autres contours de bicoques… Nous fûmes aboyés, hurlés, vociférés, au passage de chaque barricade… La meute se donnait à pleine rage… Nous marchions le plus vite possible, mais il s’est mis à pleuvoir ! Une immense mélasse ! Le chemin montait tout de travers.

« Nous allons… qu’il m’avertit… à la pointe même de Montretout ! C’est l’endroit le plus élevé… Tu vas voir comme on domine ! »

Leur maison, la « Gavotte », c’est le sommet de la région. Il me l’avait expliqué souvent, ça couronnait tout le paysage !… Il voyait tout Paris de sa chambre… Il commence à s’essouffler !… Pourtant c’est pas une boue épaisse ! Si c’était l’hiver alors ?… Enfin, plus loin, après le détour, je discerne des signes, la lumière qui bouge… qui s’agite… « C’est ma femme, qu’il s’écrie alors !… Tu vois qu’elle me parle en code : C…H…A…M… Une fois en bas ! Deux fois en haut ! »… Enfin y avait plus d’erreur !… On grimpait quand même toujours… On se dépêchait de plus en plus !… Vannés, soufflotants… Nous arrivons dans son enclos… Notre rombière avec sa lanterne, elle dégringole de son perron… elle se précipite sur le dabe… C’est elle qui va au pétard… elle me laisse pas placer un seul mot… Déjà depuis avant huit heures qu’elle faisait des signes à chaque train !… Elle est parfaitement outrée… Et puis en plus moi qu’étais là ? C’était pas prévu !… Qu’est-ce que je venais faire ?… Elle nous pose des questions pressantes… Elle s’aperçoit tout d’un coup qu’il a changé sa roupane !… On est bien trop fatigués pour se lancer dans les nuances !… Merde alors !… On rentre dans la crèche… On s’assoit dans la première pièce… On lui casse là net tout le morceau ! Elle se gourait bien, évidemment, avec ce retard… d’une tuile d’une certaine importance… Mais alors, comme complète foirade, elle pouvait pas tomber sur pire !… Vlac ! comme ça, en plein dans la gueule !… Elle en restait comme vingt ronds de mou… elle tremblochait de toute la face et même des bacchantes… Elle pouvait plus sortir un son !… Enfin c’est revenu par des pleurs…

« Alors, c’est fini, Courtial ? C’est fini, dis-moi ?… » Elle s’est effondrée sur sa chaise… Je croyais qu’elle allait passer… On était là tous les deux… On s’apprêtait à l’étendre tout du long par terre !… Je me levais pour ouvrir la fenêtre… Mais elle se repique en frénésie !… Elle rejaillit de son siège… Elle vibre de toute la carcasse !… Elle se requinque… C’était passager la détresse ! La revoilà debout ! Elle vacille un peu sur ses bases… Elle se replante de force… Elle fout une grande claque sur la table… Sur la toile cirée…

« Bon sang ! C’est trop fort à la fin ! qu’elle gueule d’un grand coup comme ça…

— Trop fort ! Trop fort ! Tu l’as dit !… Il se monte aussi en colère. Elle le trouve tout cabré devant elle… Elle trouve tout de suite à qui causer… Il glousse comme un coq…

— Ah ! C’est trop fort !… Ah ! C’est trop fort ?… Moi, mon amie, je regrette rien !… Non ! Non !… Parfaitement !… Absolument rien du tout !…

— Ah ! Tu regrettes rien, sacré salopard ?… Ah ? T’es bien content, n’est-ce pas ?… Et le pavillon alors ? T’as pensé aux traites ? C’est samedi qu’ils reviennent, mon garçon !… C’est samedi, pas un jour de plus !… Tu les as, toi, les douze cents francs ?… Tu les as sur toi ?… Ils sont promis, ça tu le sais bien !… Ils sont déjà escomptés !… À midi ils reviennent ! Tu les as sur toi ?… Pas à une heure ! À midi !

— Merde ! Merde ! et contre-merde ! à la fin !… Je m’en fous de ton pavillon !… Tu peux en faire des cropinettes !… Les événements me libèrent… Me comprends-tu ?… Dis ma buse ?… Ni amertume ! Ni rancune ! Ni dettes ! Ni protêts !… Je m’en fous ! Tu m’entends bien ? Je chie sur le tout ! Oui !…

— Chie ! Chie ! Dettes ! Dettes ! Mais est-ce que t’as le pognon sur toi, dis, mon grand cave ?… Ferdinand, il a six cents points en tout et pour tout ! Je le sais bien quand même !… Vous les avez, Ferdinand ?… Vous les avez pas perdus ? Mais c’est mille deux cents francs qu’ils viendront chercher, c’est pas six !… Tu le sais pas encore ?…

— Pfoui ! Pfoui ! Jamais un pas en arrière !… La gangrène ! Tu viens défendre la gangrène ?… Amputation !… Me comprends-tu, mortadelle ? Amputation haute ! Tu as donc bu tout le vin blanc ? Je le sens d’ici ! Haute ! L’ail ! oui ! Sauver quoi ? Tiens tu pues de la gueule ! Le moignon pourri ! Les larves ? Les mouches ? Le bubon ! Jamais la viande pustulente ! Jamais une démarche ! Une seule ! Tu m’écoutes ?… Jamais poissarde ! moi vivant !… La défaite ! La palinodie ! La cautèle ! Ah ! non ! l’orteil ! Que je roule aussi la saucisse à ceux qui me poignardent ?… Moi ? Jamais !… Ferdinand ! tu m’entends bien ?… Profite de tout ce que tu vois ! Regarde ! Essaye de comprendre la grandeur, Ferdinand ! Tu n’en verras pas beaucoup !

— Mais, ma parole ! C’est toi qu’as bu !… Mais vous avez bu tous les deux !… Ils m’arrivent saouls, ces fumiers !… Ils m’engueulent encore !

— La grandeur ! Le détachement, crétine ! Mon départ ! Tu sais ça ?… Tu ne sais rien !… Au loin ! Plus loin !… que je te dis !… Mépris des provocations, les pires ! Les plus écœurantes ! Que peut germer d’indicible dans ses outres immondes ? Hein ? Ces effroyables galeux ?… La mesure de mon essence ? C’est noblesse, Boudin !… Tu m’entends ? Toi qui pues l’acide aliacique ?… Tu vois ça ? dis échalote ? Noblesse ! Tu m’écoutes ? Pour ta “ Gavotte ” ? Merde ! merde ! merde !… Noblesse ! Lumière ! Inouïe sagesse !… Ah ! Ô ! Délirants lansquenets !… Faquins de tous les pillages !… Ô Marignan ! Ô ma déroute, petit Ferdinand du malheur !… Je n’en Crois plus ici ni mes yeux ! ni ma propre voix !… Je suis féerique ! Je suis comblé ! Retour des choses !… Moi hier encore au zénith ! Perclus de faveurs ! Moi qu’on adule ! Moi qu’on plagie ! Moi qu’on harcèle ! Qu’on fête alentour divinement ! Que dis-je ? Qu’on prie des quatre coins du monde ! Tu l’as vu ? Tu l’as lu !… Et puis aujourd’hui ?… Patatrac ! Broum !!!… Plus rien ! La foudre est tombée !… Rien !… L’atome, c’est moi !… Mais l’atome Ferdinand, c’est tout !… L’exil Ferdinand !… L’exil ? » Sa voix sombrait dans la tristesse… « Oui ! C’est cela ! Je me découvre ! Le destin m’ouvre les portes ! L’exil ? Soit ! À nous deux !… Depuis trop longtemps, je l’implore ! C’est fait !… Le coup m’atteint ! Transcendant ! Hosanna ! Irrévocable ! Toute la félonie se débusque !… Enfin !… Elle me le devait !… Depuis tant d’années qu’elle me traque ! me mine ! m’épuise !… Compensation !… Elle se montre ! Je la découvre ! Moi je la viole absolument ! Oui ! Forcée, bouillonnante… En pleine place publique !… Quelle vision, Ferdinand !… Quel spectacle ! Je suis comblé mon Irène !… Écumante ! sanglante ! hurleuse ! tu m’entends ?… Nous l’avons vue ce tantôt même assaillir notre fier journal ! Se ruer à l’assaut de l’esprit ! Ferdinand ici m’est témoin ! Blessé ! Meurtri, certes ! Mutilé… Je me contracte ! Je me rassemble ! Je m’arrache à ce cauchemar ! Ah ! l’abominable combat ! Mais la poche a bien crevé ! le fiel a giclé partout ! J’en ai pris, moi, plein les yeux ! Mais l’esprit n’a point souffert. Ô la fière, la pure récompense ! Oh ! Point de compromis surtout ! Vous m’entendez tous ! Que j’aille à présent cajoler mes bourreaux ?… Le fer ! Le fer ! Le feu plutôt !… Tout ! Mais pas ça ! Ah ! Pouah !… Les dieux se concertent ! Soit !… Ils me font l’honneur du plus amer des présents ! Le don ! La haine ! La haine des vautours !… L’exil ?… Le refuserais-je ? Moi ? Ce serait mal m’estimer !… Ils m’éprouvent ? Bien !… » Il en ricanait d’avance !… « Ils m’éprouvent ?… Flatté !… J’en rugirais d’orgueil !… Trop cruel ?… Hum ! Hum ! Nous verrons !… C’est une affaire de Dieux à hommes… Tu veux savoir, Ferdinand, comment je me débrouille ? À ton aise, mon ami ! À ton aise !… Tu ne vas pas t’embêter ! Tiens Ferdinand ! Toi qui bagottes, tu connais bien le Panthéon ?… Dis, pauvre confus ?… Tu n’as rien remarqué ? Tu l’as jamais vu le “ Penseur ” ? Il est sur son socle… Il est là… Que fait-il ? Hein, Ferdinand ? Il pense mon ami ! Oui ! Ça seulement ! Il pense ! Eh bien ! Ferdinand ! Il est seul !… Voilà ! Moi aussi je suis seul !… Il est nu ! Moi aussi je suis nu !… Que feriez-vous pour moi ? pauvres petits ?… » Il nous prenait en pitié ! tous les deux la grosse mignonne !… « Rien ! Toi encore !… pauvre gamin éberlué par les endocrines ! navré de croissance ! Invertébré pour tout dire ! Pauvre gastéropode que le moindre songe annihile… Quant à ma pauvre farfadette, que me donnerait-elle ? d’utile ? d’inutile ? Un attendrissant écho de nos années mortes… Preuves ! Épreuves défuntes ! Hivers décatis ! Horreurs !…

— Comment tu m’appelles ?… Répète-le un peu !… Dis vite que je t’entende !… » Les derniers mots avaient pas plu… Tu me mets en boîte ? dis, ordure ? »

Elle aimait pas les allusions… Elle le menaçait de la potiche, elle voulait des autres détails… pour ce qu’il venait de prétendre !…

« L’écoutez pas, Ferdinand ! L’écoutez pas !… C’est encore que des autres mensonges ! Il a jamais que ça dans la bouche !… Qu’est-ce que t’as fait dans la cuisine ?… Dis-le-moi là donc tout de suite !… Avec ma guimauve ?… Tu ne sais pas ?… Il m’a volé ça aussi !… Et sur ma toilette ? Le bicarbonate ? Tu ne sais pas non plus ?… T’en as fait aussi un lavement ?… Me dis pas le contraire ! Et l’eau de Vals ? Où c’est que tu l’as mise ?… Il respecte rien ! Je l’avais ramenée tout exprès pour la prendre dimanche !…

— Laisse-moi, voyons !… Laisse-moi un peu me recueillir !… Tu m’assailles. Tu m’exaspères ! Tu me harcèles !… Comme tu es obtuse, ma mignonne !… ma bonne… ma douce ! ma chérubine !… »

Elle s’arrache alors son galure, elle se renifle la morve un bon coup, elle tâte le dossier de la grosse chaise, une grosse mastoc, une massive…

« Réponds-moi donc ! qu’elle le somme !… Où que tu l’as mise ma guimauve ?… »

Il peut rien répondre… elle commence à soulever l’objet… elle agrippe les deux montants… Il a bien vu le geste… Il plonge vers la table à ouvrage… Il l’agrafe par-dessous la caisse… Ils ont ce qui faut tous les deux !… Ça va être une explication !… Je me planque dans l’angle de la cheminée… Il parlemente…

« Ma grande chouchoute ! Je t’en prie ! Je t’en supplie, mon cher trésor ! Écoute-moi ! Seulement un mot avant que tu t’emportes davantage !… Écoute-moi ! Ne casse rien !… J’ai tout vendu ! Mon Dieu ! Tout vendu !

— Vendu ? Vendu ?… Tout vendu quoi ?…

— Mais tout ! Oui ! tout ! Depuis ce matin même ! Je me tue à te dire ! Tout au Crédit Lémenthal !… à M. Rambon ! Tu le connais bien ? Au Contentieux ! Y avait plus autre chose à faire ! C’est fini ! Tout liquidé ! Soldé ! Lavé ! Voilà ! Tu me comprends ? T’as compris maintenant, ma langouste ? Ça coupe la chique hein ? Ça te calme pas ? Demain que je te dis !… Demain matin qu’ils viendront !…

— Demain ? Demain ? Demain matin ?… » Elle faisait l’écho… C’était dans un rêve encore !…

« Oui, demain ! J’ai fait le nécessaire ! T’as plus qu’à signer la créance !

— Ah ! vache ! de saligaud de vache ! Ah ! Il m’étripe, le voyou ! Jamais j’aurais cru possible !… Et moi, empotée !… »

Elle laisse alors retomber la chaise, elle s’affale dessus, elle reste là bras ballants parfaitement sonnée… Elle renifle et c’est tout !… Elle est pas vraiment la plus forte… Il est parvenu à ses fins !… Elle le regarde à travers la table, de l’autre côté de la cambuse, son gniard atroce, comme on regarde la pieuvre dégueulasse, l’exorbitant monstre, à travers la vitre d’aquarium… L’énorme cauchemar d’un autre monde !… Elle pouvait pas en croire ses yeux… Vraiment elle y pouvait plus rien. C’était plus la peine d’essayer !… Elle renonçait, complètement battue !… Elle se laissait aller au chagrin… Elle sanglotait si violemment contre son buffet, elle cognait si fort de la tête… que la vaisselle se débinait, cascadant par terre… Lui, s’arrêtait pas pour si peu !… Il exploitait son avantage… Il renforçait sa position…

« Alors, Ferdinand ! Hein ? Tu vois ? tu conçois peut-être ?… T’arrives à te représenter l’intrépidité passionnelle ?… Tu saisis ? Ah ! ma décision vient de loin… et sagement, nom de Dieu, mûrie… Des exemples ? Des Émules ? Nous en avons, Madame, combien ? Mais des bottes ! Et des plus illustres ! Marc-Aurèle ? Parfaitement ! Que fait-il, lui, ce dabe ? En des conjonctures fort semblables ? Harassé ! honni ! traqué ! Succombant presque sous le fatras des complots… les plus abjects… Les perfidies… les pires assassines !… Que faisait-il dans ces cas-là ?… Il se retirait, Ferdinand !… Il abandonnait aux chacals les marches du Forum ! Oui ! C’est à la solitude ! à l’exil ! qu’il allait demander son baume ! La nouvelle vaillance !… Oui !… Il s’interrogeait lui seul !… Nul autre !… Il ne recherchait point les suffrages des chiens enragés !… Non ! Pffou !… Ah ! l’effarante palinodie !… Et le pur Vergniaud ? L’ineffable ? À l’heure du carnage, quand les vautours se rassemblent sur le charnier ? Que l’odeur en monte toute fadasse ?… Que fait-il, lui, le pur des purs ?… Le cerveau même de la sagesse ?… En ces minutes saccagées où tout mensonge vaut une vie ?… Va-t-il se reprendre en paroles ? Renier ? Mâcher l’immondice ?… Non ! Il gravit seul son calvaire !… Seul il domine !… Il se détache !… Il prélude seul au grand silence !… Il se tait ! Voilà Ferdinand ! Je me tais aussi, Nom de Dieu !… »

Des Pereires, qui n’était pas tellement grand, il se redressait dans la piaule pour mieux m’exhorter… Mais il était coincé quand même entre le poêle et le gros buffet… Il avait pas beaucoup de place… Il nous regarde là tous les deux… Il nous regarde encore… Une idée lui germe !…

« Vous voulez pas, qu’il dit… sortir ?… Faire un petit tour ?… Je veux rester seul !… Rien qu’une minute !… Je veux arranger quelque chose !… De grâce ! de grâce ! une seconde !… »

C’était salement saugrenu comme proposition, à l’heure qu’on était surtout ! La daronne ainsi sur le seuil, toute ratatinée dans son châle, elle faisait vilain !

« Tu nous fous dehors alors ?… Mais t’es devenu complètement bringue !

— Laissez-moi au moins dix minutes !… Je vous en demande pas davantage ! C’est indispensable ! Impérieux ! Irrémissible ! C’est un petit service !… Laissez-moi une seconde tranquille ! Une seconde vraiment tout seul !… Vous voulez pas ? C’est pas compliqué… Allez vous promener dans le jardin ! Il fait bien meilleur que dedans !… Allez ! Allez ! Je vous ferai signe ! Vous comprenez pas ?… »

Il insistait absolument. Il avait plus sa grande cave comme au Génitron pour réfléchir à sa guise !… Il avait que les trois petites pièces pour déambuler… Entêtés, butés, raisonneurs, je voyais qu’ils allaient se prendre aux tifs !… si je l’emmenais pas, la daronne… C’était elle la plus râleuse… Je l’entraîne donc vers le couloir…

« On reviendra dans cinq minutes !… que je lui fais comme ça… Laissez-moi faire !… Laissez-le tranquille… Il est emmerdant… Vous, d’abord, il faut que je vous cause… »

Elle a voulu reprendre sa lanterne… C’était pas un moment commode pour entreprendre des promenades !… Il faisait tout de même un peu frais ! Je peux dire qu’elle était en rage… Elle en avait gros sur la pomme… Elle arrêtait plus de glapir.

« Il m’a fait ça, le pourceau ! le satyre ! la finie canaille ! À moi, Ferdinand !… À moi !… »

Elle s’agitait le long de la barrière… Elle trébuchait un petit peu en avant avec son lampion… Elle marmonnait toutes les injures… On est passé devant des châssis… Là, elle a voulu qu’on s’arrête… Tout en chialant, reniflant, il a fallu qu’elle me montre… qu’elle soulève les grands palans… que je voye bien les pousses… les petits brins… la fine nature du terreau…

« Tout ça, Ferdinand ! Tout ça ! vous m’entendez ? C’est moi qui les ai plantés… Moi toute seule !… Ça, c’est pas lui ! Ah ! non ! bien sûr ! »… Il fallait que je regarde encore… Et les petits navets… Et les petites limaces !… La soucoupe pour le potiron… Elle soulevait tous les couvercles… tous les cadres… Et y en avait des chicorées !… On a fait le tour de chaque rectangle… À la fin, elle en pouvait plus… Elle me racontait, au fur et à mesure, combien elle avait du mal pendant les sécheresses ! C’est elle qui pompait aussi, qui portait les brocs… de là-bas… du robinet… au bout des allées… Son chagrin lui coupait la chique… Elle s’est assise, elle s’est relevée… Il a fallu que j’aille me rendre compte du grand tonneau pour l’eau des pluies… qu’il était pas suffisant…

« Ah ! C’est vrai !… qu’elle ressaute après ça… Vous connaissez pas son système !… Ah ! C’est pourtant bien coquet ! Sa belle invention ?… Vous connaissez donc pas du tout ?… Ça, pourtant, c’est une engeance ! Ah ! Il a jamais fait mieux ! Et je me suis pourtant opposée ! Ça vous pouvez croire ! Ah ! là ! là ! Ce que j’y ai pas dit ! Comment que je me suis gendarmée !… Rien à faire ! Absolument ! Buté comme trente-six mille mules ! Il m’a foutu sur la gueule ! Mais, moi, je l’ai pas caressé ! Ça vous pouvez croire ! Et pour arriver à quoi ? À ce qu’il me démolisse tout le bon côté de la palissade !… Et encore dix-huit rangs de carottes ! Simplement dix-huit !… Vingt-quatre artichauts !… Pour trafiquer quoi ? Un hangar !… Et faut voir dans quel état !… Un cochon retrouverait pas ses œufs !… Une vraie poubelle que je vous dis ! Une fosse vidangère ! Voilà ce qu’il m’a fait dans mon coin !… »

On est partis de ce côté-là, elle me guidait avec sa lumière…

C’était une petite cahute en réalité… Comme renfermée sous la terre… presque complètement enfouie… juste le toit qui émergeait… Dedans j’ai biglé sous les bâches… tout des détritus !… rien que des instruments déglingués… Tout ça en complète valdraque… et puis une grosse dynamo, complètement farcie, rouillée… un réservoir à l’envers… un volant tordu… et puis un moteur d’un cylindre… C’était ça l’invention de Courtial… J’étais un petit peu au courant… Le « Générateur des Ondes » !… Ça devait faire pousser les plantes… C’était une idée… Dans les séries du Génitron nous possédions à ce propos un entier numéro spécial sur « L’avenir de l’Agriculture par le Radiotellurisme »… Et puis encore trois manuels et toute une ribambelle d’articles (avec quatre-vingts figures)… pour la manière de s’en servir… Il avait au surplus donné deux conférences au Perreux, une à Juvisy pour convaincre les petits producteurs… Mais ça les avait pas secoués… Et pourtant, selon des Pereires, à l’aide du « polarimètre », c’était qu’un jeu de diriger sur les racines de tel légume ou de telle plante ces faisceaux d’induits Telluriques, hormis cela ridiculement éparpillés, dispersés, complètement perdus pour tout le monde !… « Je vous apporte, qu’il leur disait, mon arrosage sub-racinal, infiniment plus utile encore que n’importe quelle flotte ! L’averse électrique ! La Providence du haricot ! » Toujours d’après ses données, avec un peu d’appareillage, c’était plus qu’une rigolade de faire gonfler un salsifis au gabarit d’un gros navet… Toutes les gammes fécondes du magnétisme infra-terrestre, à la disposition parfaite !… Croissance de tous les légumes selon les besoins de chacun ! En saison ! Hors saison !… C’était beau quand même !…

Tracassé, malheureusement, par tant de soucis journaliers, les anicroches continuelles, tous les pépins du Génitron, il avait pas pu bien finir la mise au point du système… Surtout ses condensateurs… Ils marchaient pas synchroniques… c’était une question de surveillance… Il pouvait guère les faire tourner que deux ou trois heures le dimanche. Comme ondes c’était insuffisant… Mais, pendant les jours de la semaine, il avait d’autres chats à fouetter ! Il avait assez du cancan et des différents concours !… Elle y croyait pas du tout, Mme des Pereires, à ce bastringue tellurique… « Je lui ai répété bien des fois… mais, que je serine, que je chante, que je flûte ! n’est-ce pas, c’est pareil au même ?… “ Il marchera jamais ton bazar ! C’est pas Dieu possible ! Ça va être encore une sottise !… Tu vas défoncer la maison avec tes tranchées ! C’est tout ce qu’on aura comme légumes ! Les courants d’électricité ? puisque c’est ça que tu veux avoir !… Ils restent pas dans la terre ! Ils vont en l’air petit idiot !… C’est bien connu ! À preuve les orages ! Y a qu’à regarder sur les routes !… Ils dépenseraient pas tant d’argent pour mettre leurs fils téléphoniques ! Et alors les paratonnerres ? L’État est pas fou quand même ! Si ils pouvaient s’épargner, eh bien ! ils feraient pas tant de travaux !… ” J’aurais dit n’importe quoi pour qu’il me défonce pas le potager !… “ Tu déconnes ! Tu déconnes ! ” Il me répond jamais que des injures aussitôt qu’il voit que j’ai raison !… Il s’obstine !… qu’il s’en ferait plutôt éclater !… Ah ! je le connais moi le bonhomme !… Prétentieux ? Orgueilleux ? Lui ? Un paon mais c’est rien !… Écoutant jamais que les bêtises !… Ah ! c’est un joli cadeau ! depuis vingt-huit ans que je l’endure ! Ah ! Je suis servie !… Toute la bile que je peux y mettre… et quand même ça sert de rien !… Il va nous vendre !… Il nous solde ! Positivement !… Il vendrait sa chemise ! Il vendrait la vôtre, Ferdinand ! Il vend tout !… Quand la folie le prend de changer !… c’est plus un homme, c’est un vrai tambour de sottises ! c’est les foires qui l’ont perdu ! Plus il vieillit, plus il se dérange ! Plus il se fêle !… Moi je m’en aperçois ! Je suis pas dupe ! C’est un Infernal ! Ferdinand !… C’est pas une maladie son cas ! C’est une catastrophe ! Mais moi je peux plus le suivre !… Plus du tout !… Je lui ai dit dans les débuts quand il a parlé de son système… “ Tu t’occupes toujours de choses, Courtial ! qui te regardent pas !… L’agriculture t’y connais rien !… Pas plus que sur les ascenseurs ou les fabriques de pianos !… ” Mais il veut toujours tout savoir ! C’est son vice à lui, ça d’abord… Tout connaître ! Foutre son nez dans toutes les fentes ! C’est le “ touche-à-tout ” véritable ! Sa perte, c’est la prétention !… Un jour, il revient, c’est la chimie !… Le lendemain, c’est les machines à coudre !… Après-demain, ce sera la betterave ! Toujours quelque chose de plus neuf !… Bien sûr qu’il arrive à rien !… Son genre à lui, c’est les ballons ! Moi je n’en ai jamais démordu ! J’ai jamais arrêté de lui dire : “ Courtial ! ton sphérique ! Courtial ! ton sphérique ! C’est la seule chose que tu saches faire ! Ailleurs tu prendras que des gadins ! C’est pas la peiné que tu insistes ! Ton blot, c’est les ascensions ! Y a que ça qui pourra nous sortir ! Si tu t’acharnes dans les autres trucs, tu te casseras la gueule ! Nous finirons à Melun ! On fera des fleurs en papier ! ” Je lui ai mille fois dit, prédit, ressassé ! Mais va te faire coller, vieille tartine ! Le Ballon ? Il voulait même plus que j’en cause tellement qu’il est enfoiré quand il a sa tête de cochon ! On peut pas me dire le contraire ! C’est moi qui supporte ! Monsieur était “ écrivain ”… Je comprenais rien aux choses ! Il est “ savant ”, il est “ apôtre ” ! Il est je sais quoi ! Un vrai “ jean-foutre ” en personne !… Un vrai pillard ! Polichinelle ! Sale raclure !… Sauteur !… Un clochard, moi je vous le dis ! Sans conscience ni maille ! Une vraie cloche pleine de morbaques, voilà ce qu’il mérite ! Et puis il l’aura ! Voilà la vraie fin pour tout ça ! Oui ! Voilà comment qu’il est devenu !… Il foire partout ! Il sait plus même où mettre la tête !… Il croit que je m’en rends pas compte !… Il a beau baver des heures ! Moi, je m’étourdis pas ! Je sais quand même à quoi m’en tenir !… Mais ça va pas se passer tout seul !… Ah ! mais non ! Faudrait pas qu’il se goure ! Ah ! minute ! minute ! Ah ! mais je suis pas bonne !… »

Elle revenait à son idée fixe !… Elle a reparlé du Zélé… Des premiers temps de son mariage… Des sorties avec le sphérique… Déjà il était pas facile à gonfler à bloc… Ils avaient jamais assez de gaz… C’était une enveloppe fragile et pas très imperméable… Enfin quand même ils étaient jeunes et c’était la belle époque… Elle faisait les ascensions le dimanche avec des Pereires… Dans la semaine, elle était sage-femme… Elle posait aussi des ventouses, des scarifiées… les petits soins… Elle avait bien connu Pinard qu’avait accouché la Tzarine… À en parler elle s’excitait… c’était un accoucheur mondial… Moi je trouvais qu’il faisait frisquet entre les carrés potagers… C’était déjà tout bleuâtre le ciel et les alentours… Je grelottais en piétinant, en battant la semelle… On remontait la petite allée pour la centième fois !… On la redescendait encore… Elle me reparlait des hypothèques !… C’était de la meulière leur guitoune… Ça devait encore coûter pas mal !… Si je croyais que c’était exact qu’il avait vraiment tout soldé ?… Moi je pouvais pas tout connaître… Il était secret et sournois ! Moi je le connaissais même pas ce M. Rambon !… Je l’avais jamais vu… Et le Crédit Lémenthal ? Je savais pas non plus !… En somme je savais rien du tout !…

Comme ça, en regardant au loin, on commençait à deviner la forme des autres boîtes… Et puis après le grand terrain vague… les hautes cheminées… la fabrique d’Arcueil… celle qui sentait fort la cannelle par-dessus la vigne et l’étang. On voyait maintenant les villas tout alentour… et tous les calibres !… Les coloris peu à peu… comme une vraie bagarre… qu’elles s’attaqueraient dans les champs, en fantasia, toutes les mochetées !… Les rocailleuses, les raplaties, les arrogantes, les bancroches… Elles carambolent les mal finies !… les pâles ! les minces ! les fondantes… Celles qui vacillent après la charpente !… C’est un massacre en jaune, en brique, en mi-pisseux… Y en a pas une qui tient en l’air !… C’est tout du joujou dans la merde !…

Dans l’enclos, juste à côté, y avait un vrai petit monument, une église en réduction, en bois découpé, une espèce de Notre-Dame, une fantaisie d’ébéniste !… Dedans, il élevait des lapins…

Elle causait, jactait encore, elle m’expliquait tout, la daronne !… À la fin, elle l’avait sec… elle trouvait plus le fil de rien… elle en a eu marre… Ça faisait au moins deux bonnes heures complètes qu’on était dehors dans la bise !…

« Ça suffit ! Il se fout de notre fiole… Il nous fait quand même assez chier avec ses grimaces !… Je vais le sortir aussi, moi, tiens… Je vais l’assaisonner ce sale voyou !… Venez par ici, Ferdinand ! Par la porte de la cuisine ! Il abuse ce sale pantin… Quand j’aurai une pleurésie !… » Elle grimpe dare-dare jusqu’au perron… Au moment qu’elle ouvre la porte, le voilà juste le des Pereires, il débouche… il surgit de l’ombre… Il venait justement nous chercher… Il était drôlement attifé… Il s’était entièrement revêtu avec le grand tapis de table !… Il se l’était passé en pèlerine avec un trou pour la tête et refermé avec des « nourrices » et puis une grosse corde en ceinture… Il descend comme ça les cinq marches, il me saisit le bras au passage… Il a l’air absorbé à fond… tout possédé par quelque chose… Il m’entraîne au bout du jardin, là-bas sur le dernier carré de châssis… Il se baisse, il arrache un radis, il me le montre, il me le met sous le pif…

« Tu vois ?… qu’il me fait… Regarde-le bien !… Tu le vois ?… Tu vois sa grosseur ?… Et ce poireau ? Tu le vois aussi ? Et puis encore, dis, cet autre ?… »

Un drôle de légume d’ailleurs que je reconnais pas…

« Le vois-tu ?…

— Oui ! Oui ! que je réponds.

— Viens alors par ici ! Vite ! Vite ! » Il me traîne vers l’autre bout du jardin… Il s’incline, il se met à genoux, il rampe, il passe le bras tout entier à travers la palissade… Il souffle… Il trifouille chez le mec à côté… Il arrache encore un radis… Il me le ramène… Il me le présente… Il veut que je compare… Il triomphe !… Celui-là de chez le voisin, il est vraiment tout petit… absolument minuscule… Il existe à peine… Et pâle ! Il me les met tous les deux sous le nez… le sien et le rabougri…

« Compare, Ferdinand ! Compare !… Compare ! Je ne t’influence pas ! Conclus par toi-même !… Je ne sais pas ce qu’elle a pu te dire Mme des Pereires ! mais regarde un peu !… Examine ! Soupèse !… Ne te laisse en rien troubler !… Le gros : Le mien !… Avec tellurie ! Regarde ! Le sien ! Sans tellurie ! Infime ! Compare ! Voilà ! Je n’ajoute rien ! Pourquoi te brouiller… Conclusions seulement !… Conclusions !… Ce qu’on peut faire !… Ce qu’on doit faire !… “ Avec ” !… Et moi je ne possède ici, notons-le très précisément, dans ce champ extrêmement hostile par sa contexture, qu’un simple auxiliaire tellurique !… Auxiliaire ! Je te le répète !… Pas le grand modèle “ Tourbillon ” !… Ajoutons bien entendu… Conditions très essentielles ! Toutes les racines doivent être portantes ! Ah ! oui ! portantes ! Et sur terrain « ferro-calcique !… » et si possible magnésie… Sans ça rien à faire !… Juge donc par toi-même… Tu me comprends ? Non ?… Tu ne comprends pas ? Tu es comme elle !… Tu ne comprends rien !… Mais oui ! Mais oui ! exactement ! Des aveugles ! Et le gros radis cependant ! Tu le vois tout de même ? Là dans ta paume ? Et le petit, tu le vois bien aussi ? Le chétif ! l’infime !… Cet avorton de radis ?… C’est pourtant bien simple un radis ?… Non, c’est pas simple ? Tiens, tu me désarmes !… Et un radis très gros, Ferdinand ?… Suppose un énorme radis !… Tiens, gros comme ta tête !… Suppose que je le gonfle ainsi, à coups de bouffées telluriques, moi ! ce tout petit radicule !… Alors ? Hein ? Comme un vrai ballon !… Ah ? et que j’en fasse comme ça cent mille !… des radis ! Toujours des radis ! De plus en plus volumineux… Chaque année à volonté !… Cinq cent mille !… D’énormes radis ! des poires !… Des vrais potirons de radis !… Ah ! comme ils en auraient jamais vu !… Mais je supprime d’un seul coup tous les petits radis ! J’épure le marché ! Je truste ! J’accapare ! Finie ! Impossible ! Toute cette broutille végétale ! Ces brimborions ! Ce sale fretin potager. Terminées les bottes minuscules ! Ces expéditions mineures !… Les conservations par miracle !… Gaspillages ! mon ami ! Désuétudes !… Coulages !… Honteux !… Je veux des radis immenses ! Voilà la formule ! L’avenir appartient au radis ! Le mien !… Et qui m’empêchera ?… La vente ? Le monde entier !… Est-il nutritif mon radis ! Phénoménal !… De la farine de radis cinquante pour cent plus riche que l’autre… “ le pain radineux ” pour la troupe !… Bien supérieur à tous les froments d’Australie !… J’ai les analyses !… Alors tu y penses ? Ça s’éclaire ? Ça ne te dit rien ? À elle non plus !… Mais moi !… Si je m’adonne au radis… pour prendre le radis comme exemple ! J’aurais pu choisir le navet !… Mais prenons le radis !… La surprise sera plus vive ! Ah ! Alors ! Je m’en occupe !… À fond désormais !… À fond ! tu m’entends… Tu vois d’ici ?… »

Il m’agrippe toujours, il m’entraîne vers la perspective… vers le côté Sud… De là, c’est exact… on aperçoit tout Paris !… C’est comme une bête immense la ville, c’est écrasé dans l’horizon… C’est noir, c’est gris… ça change… ça fume… ça fait un bruit triste, ça gronde tout doucement… ça fait comme une carapace… des crans, des trous, des épines qui raccrochent le ciel… Il s’en fout, des Pereires, il cause… Il interpelle le décor… Il se redresse contre la balustrade… Il fait la voix grave… Ça porte là-bas… ça s’amplifie au-dessus des carrières d’éboulements…

« Regarde, Ferdinand ! Regarde !… » Je m’écarquille encore un coup… Je fais un effort suprême… Je suis vraiment bien fatigué… Je voudrais pas qu’il remette tout ça…

« Plus loin, Ferdinand ! Plus loin !… La vois-tu à présent la ville ? Au bout ! Tu vois Paris ? La capitale ?…

— Oui ! Oui !… Oui !… C’est bien exact !…

— Ils mangent, n’est-ce pas ?…

— Oui, monsieur Courtial !…

— Tous les jours, n’est-ce pas ?…

— Oui ! Oui !… Oui !…

— Eh bien !… Écoute-moi encore !… »

Silence… Il brasse l’air magnifiquement… Il se déploie… Il débride un peu sa houppelande… Il a des gestes pas ordinaires… Il va relancer des défis ?… Il ricane d’avance… Il est sardonique… Il repousse… éloigne… une vision… un fantôme… Il se tapote le ciboulot… Ah ! là oui ! bon Dieu ! Par exemple ! Il s’était trompé ! Ah ! mégarde ! Et depuis longtemps ! Ah ! Erreur n’est pas compte !… Il m’interroge… Il m’interpelle !…

« Dis donc, ils mangent, Ferdinand !… Ils mangent ! Oui voilà ! Ils mangent !… Et moi, pauvre fou ! Où étais-je ?… Ô futile vaillance ! Je suis puni ! Touché !… Je saigne ! C’est bien fait ! Oublier ? Moi ?… Ah ! Ah ! Ah ! Je vais les prendre pour ce qu’ils sont !… Où ils sont ! Dans leur ventre, Ferdinand ! Pas dans leur tête ! Dans leur ventre ! Des clients pour leurs ventres ! Je m’adresse au ventre, Ferdinand !… »

Il s’adresse à la ville aussi… Tout entière ! Là-bas qui gronde dans la brume…

« Siffle ! Siffle, ma garce ! Râle ! et Rugis ! Grogne ! je t’entends !… Des goinfres !… Des gouffres !… Ça va changer, Ferdinand !… Des goinfres ! je te dis !… »

Il se rassure. C’est la confiance ! Il me sourit !… Il se sourit…

« Ah ! C’est bien fini ! Ça je te jure !… Ah ça ! tu peux me croire ! Tu peux servir de témoin ! Tu peux le dire à la patronne ! Ah ! La pauvre choute ! Ah ! C’est terminé nos misères ! Ah ! J’ai compris ! C’est entendu ! L’esprit souffre !… On le bafoue ! On me pourchasse ! On me glaviote ! En plein Paris ! Bien ! Bon ! Soit ! Qu’ils aillent tous se faire pustuler !… Que la lèpre les dissèque ! Qu’ils fricassent en cent mille cuves remplies de morves et cancrelats ! J’irai les touiller moi-même ! Qu’ils macèrent ! Qu’ils tourbillonnent sous les gangrènes ! C’est pain bénit pour ces purulents ! S’ils veulent m’avoir, je n’y suis plus !… Assez par l’esprit ! Funérailles !… Aux tripes, Ferdinand !… Aux ferments coliques ! Ouah ! À la bouse ! Oh ! patauger ! Pouh ! Mais c’est la noce ! Défi ? Me voici ! De quelles semences je me chauffe ? Courtial ! Lauréat du Prix Popincourt ! Nicham et tous autres ! mille sept cent vingt-deux ascensions !… De radis ! Par les radis ! Oui ! Je te montrerai ! Toi aussi tu me verras ! Ô Zénith ! Ô mon Irène ! Ô ma terrible jalouse !… Pas une heure à perdre !… Il examinait un peu.

« Dans ces graviers d’alluvions… Ce terreau sableux ? Jamais ! Ici ? Pouah ! Mes preuves sont faites ! Petite culture ! Ça suffit !… Pas de temps à perdre ! » Il repiquait en ricanements à la simple supposition !… C’était trop drôle !…

« Oh ! là là ! Otez-moi tout ça !… » Il balayait la pauvre cambuse…

« À la campagne ! Ah ! là ! Oui ! À la campagne ? Ah ! Là j’en suis ! L’espace ? La forêt ?… Présent !… Des élevages ?… Mamelles ! Foin ! Volailles ! Soit !… Et tu peux me croire, du radis !… Regarde-moi bien !… Et alors avec toutes les ondes !… Toutes tu m’entends !… Des vraies ondes !… Tu verras tout ça, Ferdinand ! Tout ! Toute la sauce !… des orgies d’ondes !… »

La daronne elle tenait plus debout sur ses pattes. Elle s’était arc-boutée contre la palissade… Elle ronflait un peu… Je l’ai secouée pour qu’elle rentre aussi…

« Je vais vous faire un peu de café !… Je crois qu’il en reste !… » Voilà ce qu’elle a dit… mais on a eu beau chercher… il avait tout bu la vache !… Et puis tout bouffé les restants… Y avait plus rien dans le placard… Pas une miette de pain ! Un camembert presque entier ! Et pendant qu’on crevait nous autres !… Même le fond des haricots, il l’avait fini !… Merde ! Là du coup je l’avais mauvaise !…

On a gueulé pour qu’il rentre… « Je vais au télégraphe ! qu’il répondait de loin… Je vais au télégraphe !… » Il était déjà sur la route… Il était pas fou.

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