Ré !… fa !… sol dièse !… mi !… Merde ! Il en finira jamais ! Ça doit être l’élève qui recommence… Quand la fièvre s’étale, la vie devient molle comme un bide de bistrot… On s’enfonce dans un remous de tripes. Ma mère je l’entends qui insiste… Elle raconte son existence à Mme Vitruve… Elle recommence pour qu’elle comprenne combien j’ai été difficile !… Dépensier !… Insoucieux !… Paresseux !… Que je tenais pas du tout de mon père… Lui si scrupuleux alors… si laborieux… si méritant… si déveinard… qu’est décédé l’autre hiver… Oui… Elle lui raconte pas les assiettes qu’il lui brisait sur le cocon… Non ! Ré, do, mi ! ré bémol !… C’est l’élève qui se remet en difficulté… Il escalade des doubles croches… Il passe dans les doigts du maître… Il dérape… Il en sort plus… Il a des dièses plein les ongles… « Au temps ! » que je gueule un fort coup.
Ma mère raconte pas non plus comment qu’il la trimbalait, Auguste, par les tifs, à travers l’arrière-boutique. Une toute petite pièce vraiment pour des discussions…
Sur tout ça elle l’ouvre pas… Nous sommes dans la poésie… Seulement qu’on vivait à l’étroit mais qu’on s’aimait énormément. Voilà ce qu’elle raconte. Il me chérissait si fort papa, il était si sensible en tout que ma conduite… les inquiétudes… mes périlleuses dispositions, mes avatars abominables ont précipité sa mort… Par le chagrin évidemment… Que ça s’est porté sur son cœur !… Vlan ! Ainsi que se racontent les histoires… Tout ça c’est un peu raisonnable, mais c’est rempli bien plus encore d’un tas d’immondes crasseux mensonges… Les garces elles s’animent tellement fort à se bourrer la caisse toutes les deux qu’elles couvrent les bruits du piano… Je peux dégueuler à mon aise.
Vitruve est pas en retard de bobards… elle énumère ses sacrifices… la Mireille c’est sa vie entière !… Je comprends pas tout… Faut que j’aille vomir aux cabinets… En plus sûrement c’est le paludisme… J’en ai rapporté du Congo… Je suis avancé par tous les bouts…
Quand je me recouche, ma mère est en plein dans ses fiançailles… à Colombes… Quand Auguste faisait du vélo… L’autre pas en reste… se fait reluire ignoblement… sur la façon qu’elle se dévoue pour sauver ma réputation… chez Linuty… Ah ! Ah ! Ah ! Je me soulève alors… Je n’en peux plus… Je ne bouge plus… Je me penche seulement pour vomir de l’autre côté du pageot… Tant qu’à battre la vache campagne j’aime mieux rouler dans des histoires qui sont à moi… Je vois Thibaud le Trouvère… Il a toujours besoin d’argent… Il va tuer le père à Joad… ça fera toujours un père de moins… Je vois des splendides tournois qui se déroulent au plafond… Je vois des lanciers qui s’emmanchent… Je vois le Roi Krogold lui-même… Il arrive du Nord… Il est invité à Bredonnes avec toute sa Cour… Je vois sa fille Wanda la blonde, l’éblouissante… Je me branlerais bien mais je suis trop moite… Joad est amoureux tendu… C’est la vie !… Il faut que j’y retourne… Je dégueule soudain toute une bile… Je rugis dans les efforts. Mes vieilles quand même ont entendu… Elles rappliquent, elles me rafistolent. Je les expulse à nouveau… Dans le couloir elles recommencent à divaguer. Après m’avoir traité si moche y a reflux dans les expressions… On me remet un peu à la sauce… On dépend de moi pour bien des choses… On reprend soudain les notions… On s’était laissé emporter… C’est moi qui fais rentrer l’oseille… Ma mère chez M. Bizonde, le bandagiste en renom, elle gagne pas beaucoup… ça ne suffirait pas… C’est dur à son âge de se défendre à la commission. Mme Vitruve et sa nièce c’est moi qui douille le ménage avec des condés ingénieux… Soudain elles se méfient elles serpentent…
« Il est brutal… hurluberlu !… Mais il a le cœur sur la main… » Ça il faut l’admettre. C’est bien entendu. Devant y a le terme et la pitance… Il faut pas trop déconner. On se dépêche de se rassurer. Ma mère, c’est pas une ouvrière… Elle se répète, c’est sa prière… C’est une petite commerçante… On a crevé dans notre famille pour l’honneur du petit commerce… On est pas nous des ouvriers ivrognes et pleins de dettes… Ah ! non. Pas du tout !… Il faut pas confondre !… Trois vies, la mienne, la sienne et puis surtout celle à mon père ont fondu dans les sacrifices… On ne sait même pas ce qu’elles sont devenues… Elles ont payé toutes les dettes…
À présent ma mère, elle se redonne un mal horrible pour retrouver nos existences… Elle est forcée d’imaginer… Elles sont disparues nos vies… nos passés aussi… Elle s’évertue dès qu’elle a un petit moment… elle remet un peu debout les choses… et puis ça retombe fatalement !…
Elle pique des colères terribles si seulement je me mets à tousser, parce que mon père c’était un costaud de la caisse, il avait les poumons solides… Je veux plus la voir, elle me crève ! Elle veut que je délire avec elle… Je suis pas bon ! Je ferai un malheur ! Je veux déconner de mon côté… Do ! mi ! la ! l’élève est parti… L’artiste se délasse… Il est en « berceuse »… Je voudrais qu’Émilie monte… Elle vient le soir faire mon ménage… Elle parle presque pas… Je la voyais plus ! Tiens, elle est là !… Elle voudrait que je prenne du rhum… À côté les ivrognes vocifèrent…
« Il a une grosse fièvre vous savez !… Je suis bien inquiète ! répète encore maman.
— Il est gentil pour les malades !… » qu’elle gueule à son tour la Vitruve…
Moi alors j’avais si chaud que je me suis traîné à la fenêtre.
« Par le travers de l’Étoile mon beau navire il taille dans l’ombre… chargé de toile jusqu’au trémat… Il pique droit sur l’Hôtel-Dieu… La ville entière tient sur le Pont, tranquille… Tous les morts je les reconnais… Je sais même celui qui tient la barre… Le pilote je le tutoyé… Il a compris le professeur… il joue en bas l’air qu’il nous faut… Black Joe… Pour les croisières… Pour bien prendre le Temps… le Vent… les menteries… Si j’ouvre la fenêtre, il fera froid d’un coup… Demain j’irai le tuer M. Bizonde qui nous fait vivre… le bandagiste, dans sa boutique… Je veux qu’il voyage… Il ne sort jamais… Mon navire souffre et il malmène au-dessus du Parc Monceau… Il est plus lent que l’autre nuit… Il va buter dans les Statues… Voici deux fantômes qui descendent à la Comédie-Française… Trois vagues énormes emportent les arcades Rivoli. La sirène hurle dans mes carreaux… Je pousse ma lourde… Le vent s’engouffre… Ma mère radine exorbitée… Elle me semonce… Que je me tiens mal comme toujours !… La Vitruve se précipite !… Assaut des recommandations… Je me révolte… Je les agonise… Mon beau navire est à la traîne. Ces femelles gâchent tout infini… il bourre en cap, c’est une honte !… Il incline sur bâbord quand même… Y a pas plus gracieux que lui sous voiles… Mon cœur le suit… Elles devraient courir, les garces, après les rats qui vont saloper la manœuvre !… Jamais il ne pourra border tellement ses drisses sont souquées fort !… Il faudrait détendre… Prendre trois rouleaux avant la « Samaritaine » ! Je hurle tout ça sur tous les toits… Et puis ma piaule va couler !… Je l’ai payée à la fin ! Tout payé ! sou par sou ! De la garcerie de ma putaine existence !… Je chie dans mon pyjama ! La combinaison trempée… Ça va terriblement mal ! Je vais débloquer sur la Bastille. « Ah ! si ton père était là ! »… J’entends ces mots… Je m’embrase ! C’est encore elle ! Je me retourne. Je traite mon père comme du pourri !… Je m’époumone !… « Y avait pas un pire dégueulasse dans tout l’Univers ! de Dufayel au Capricorne !… » D’abord c’est une vraie stupeur ! Elle se fige ! Transie qu’elle demeure… Puis elle se ressaisit. Elle me traite plus bas qu’un trou. Je sais plus où je vais me poser. Elle pleure à chaudes larmes. Elle se roule dans le tapis de détresse. Elle se remet à genoux. Elle se redresse. Elle m’attaque au parapluie.
Elle me branle des grands coups de riflard en plein dans la tronche. Le manche lui en pète dans la main. Elle fond en sanglots. La Vitruve se jette entre nous. « Elle préfère me revoir jamais !… » Voilà comment qu’elle me juge ! Elle fait trembler toute la crèche… Sa mémoire c’est tout ce qu’il a laissé mon père et des tombereaux d’emmerdements. Ça la possède le Souvenir ! Plus qu’il est mort et plus qu’elle l’aime ! C’est comme une chienne qu’en finit pas… Mais moi je suis pas d’accord ! Même à crever, je me rebiffe ! Je lui répète qu’il était sournois, hypocrite, brutal et dégonflé de partout ! Elle retourne à la bataille. Elle se ferait tuer pour son Auguste. Je vais la dérouiller. Merde !… Je suis pas malarien pour de rire. Elle m’injurie, elle s’emporte, elle respecte pas mon état. Je me baisse alors, je lui retrousse sa jupe, dans la furie. J’y vois son mollet décharné comme un bâton, pas de viande autour, le bas qui godaille, c’est infect !… J’y ai vu depuis toujours… Je dégueule dessus un grand coup…
« T’es fou Ferdinand ! » qu’elle recule… Elle sursaute !… Elle se barre ! « T’es fou » qu’elle regueule dans l’escalier.
Je trébuche moi. Je m’étale. Je l’entends qui boite jusqu’en bas. La fenêtre est restée béante… Je pense à Auguste, il aimait aussi les bateaux… C’était un artiste au fond… Il a pas eu de chance. Il dessinait des tempêtes de temps en temps sur mon ardoise…
La bonne elle est restée au bord du lit… Je lui ai dit : « Couche-toi là tout habillée… On est en voyage… Mon bateau, il a perdu toutes les lumières sur la gare de Lyon… Je donnerai le reçu au Capitaine pour qu’il revienne quai Arago, quand on montera les guillotines… Le quai du Matin… »
Émilie, elle en rigole… Elle comprend pas les astuces… « Demain qu’elle a dit… Demain !… » Elle est repartie trouver son môme.
Alors là j’étais vraiment seul !…
Alors j’ai bien vu revenir les mille et mille petits canots au-dessus de la rive gauche… Ils avaient chacun dedans un petit mort ratatiné dessous sa voile… et son histoire… ses petits mensonges pour prendre le vent…