Mon père, il se méfiait des jeux de l’imagination. Il se parlait tout seul dans les coins. Il voulait pas se faire entraîner… À l’intérieur ça devait bouillir…

Au Havre, qu’il était né. Il savait tout sur les navires. Un nom lui revenait souvent, celui du Capitaine Dirouane, qui commandait la Ville-de-Troie. Il l’avait vu son bateau s’en aller, décoller du bassin de la Barre. Il était jamais revenu. Il s’était perdu corps et biens au large de Floride. « Un magnifique trois-mâts barque ! »

Un autre le Gondriolan un norvégien surchargé, qu’avait défoncé l’écluse… Il racontait la fausse manœuvre. Il en restait horrifié, à vingt ans de distance… Il s’en indignait encore… Et puis il rebarrait dans le coin. Il se refoutait à ruminer.

Son frère, Antoine, c’était autre chose. Il avait vaincu brutalement tous les élans de la vadrouille, d’une façon vraiment héroïque. Il était né lui aussi tout près du grand Sémaphore… Quand leur père à eux était mort, un professeur de Rhétorique, il s’était précipité dans les « Poids et Mesures » une place vraiment stable. Pour être tout à fait certain il avait même épousé une demoiselle des « Statistiques ». Mais ça revenait le tracasser des envies lointaines… Il gardait du vent dans la peau, il se sentait pas assez enfoui, il arrêtait pas de s’étriquer.

Avec sa femme, il venait nous voir au Jour de l’An. Tellement ils faisaient d’économies, ils mangeaient si mal, ils parlaient à personne, que le jour où ils sont crounis, on se souvenait plus d’eux dans le quartier. Ce fut la surprise. Ils ont fini francs-maçons, lui d’un cancer, elle d’abstinence. On l’a retrouvée sa femme, la Blanche, aux Buttes-Chaumont.

C’est là qu’ils avaient l’habitude de passer toujours leurs vacances. Ils ont mis quand même quarante ans toujours ensemble, à se suicider.

La sœur à mon père, tante Hélène, c’est pas la même chose. Elle a pris tout le vent dans les voiles. Elle a bourlingué en Russie. À Saint-Pétersbourg, elle est devenue grue. À un moment, elle a eu tout, carrosse, trois traîneaux, un village rien que pour elle, avec son nom dessus. Elle est venue nous voir au Passage, deux fois de suite, frusquée, superbe, comme une princesse et heureuse et tout. Elle a terminé très tragiquement sous les balles d’un officier. Y avait pas de résistance chez elle. C’était tout viande, désir, musique. Il rendait papa, rien que d’y penser. Ma mère a conclu en apprenant son décès : « Voilà une fin bien horrible ! Mais c’est la fin d’une égoïste ! »

On avait encore l’oncle Arthur, c’était pas non plus un modèle ! La chair aussi l’a débordé. Mon père se sentait pour lui une sorte de penchant, une certaine faiblesse. Il a vécu en vrai bohème, en marge de la société, dans une soupente, en cheville avec une bonniche. Elle travaillait au restaurant devant l’École Militaire. Grâce à ça, il faut en convenir, il arrivait à bien bouffer. Arthur c’était un luron, avec barbiche, velours grimpant, tatanes en pointe, pipe effilée. Il s’en faisait pas. Il donnait fort dans la « conquête ». Il tombait malade souvent et fort gravement à l’époque du terme. Alors il restait des huit jours couché avec ses compagnes. Quand on allait le voir le dimanche, il ne se tenait pas toujours très bien, surtout avec ma mère. Il la lutinait un peu. Ça foutait mon vieux hors de lui. En sortant il jurait cent vingt mille diables qu’on y retournerait plus jamais.

« Vraiment, cet Arthur ! Il a des manières ignobles !… » On revenait quand même.

Il dessinait des bateaux sur sa grande planche, sous la lucarne, des yachts en pleine écume, c’était lui son genre avec des mouettes tout autour… De temps à autre il ponçait pour un catalogue, mais il avait tellement de dettes que ça lui ôtait tout courage. Il était gai quand il faisait rien.

D’à côté du quartier de la cavalerie, on entendait toutes les trompettes. Il savait par cœur, Arthur, tous les rigodons. Il reprenait à chaque refrain. Il en inventait des salés. Ma mère, la bonne, faisaient des « Oh ! Oh !… ». Papa il était outré à cause de mon âge innocent.

Mais le plus cloche de la famille, c’était sûrement l’oncle Rodolphe, il était tout à fait sonné. Il se marrait doucement quand on lui parlait. Il se répondait à lui-même. Ça durait des heures. Il voulait vivre seulement qu’à l’air. Il a jamais voulu tâter d’un seul magasin, ni des bureaux, même comme gardien et même de nuit. Pour croûter, il préférait rester dehors, sur un banc. Il se méfiait des intérieurs. Quand vraiment il avait trop faim, alors, il venait à la maison. Il passait le soir. C’est qu’il avait eu trop d’échecs.

La « bagotte », son casuel des gares, c’était un métier d’entraînement. Il l’a fait pendant plus de vingt ans. Il tenait la ficelle des « Urbaines », il a couru comme un lapin après les fiacres et les bagages, aussi longtemps qu’il a pu. Son coup de feu c’était le retour des vacances. Ça lui donnait faim son truc, soif toujours. Il plaisait bien aux cochers. À table, il se tenait drôlement. Il se levait le verre en main, il trinquait à la santé, il entonnait une chanson… Il s’arrêtait au milieu… Il se pouffait sans rime ni raison, il en bavait plein sa serviette…

On le raccompagnait chez lui. Il se marrait encore. Il logeait rue Lepic, au « Rendez-vous du Puy-de-Dôme », une cambuse sur la cour. Il avait son fourbi par terre, pas une seule chaise, pas une table. Au moment de l’Exposition, il était devenu « Troubadour ». Il faisait la retape au « Vieux Paris », sur le quai, devant les tavernes en carton. Son cotillon, c’était des loques de toutes les couleurs. « Entrez voir le “ Moyen Age ! ”… Il se réchauffait en gueulant, il battait la semelle. Le soir, quand il venait dîner, attifé en carnaval, ma mère lui faisait un « moine » exprès. Il avait toujours froid aux pieds. Il a compliqué les choses il s’est mis avec une « Ribaude », une qui faisait la postiche, la Rosine, à l’autre porte, dans une caverne en papier peint. Une pauvre malheureuse, elle crachait déjà ses poumons. Ça a pas duré trois mois. Elle est morte dans sa chambre même au « Rendez-vous ». Il voulait pas qu’on l’emmène. Il avait bouclé sa lourde. Il revenait chaque soir coucher à côté. C’est à l’infection qu’on s’est aperçu. Il est devenu alors furieux. Il comprenait pas que les choses périssent. C’est de force qu’on l’a enterrée. Il voulait la porter lui-même, sur « un crochet », jusqu’à Pantin.

Enfin, il a repris sa faction en face l’Esplanade, ma mère était indignée. « Habillé comme un chienlit ! avec un froid comme il y en a ! c’est vraiment un crime ! » Ce qui la tracassait surtout, c’est qu’il mette pas son pardessus. Il en avait un à papa. On m’envoyait pour me rendre compte, moi qu’avais pas l’âge je pouvais passer le tourniquet franco sans payer.

Il était là, derrière la grille, en troubadour. Il était redevenu tout souriant Rodolphe. « Bonjour ! qu’il me faisait. Bonjour, mon petit fi !… Tu la vois hein ma Rosine ?… » Il me désignait plus loin que la Seine, toute la plaine… un point dans la brume… « Tu la vois ? » Je lui disait « Oui ». Je le contrariais pas. Mes parents je les rassurais. Tout esprit Rodolphe !

À la fin de 1913, il est parti dans un cirque. On a jamais pu savoir ce qu’il était devenu. On l’a jamais revu.

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