Lui, non plus, Courtial des Pereires, il arrêtait jamais de produire, d’imaginer, de concevoir, résoudre, prétendre… Son génie lui dilatait dur le cassis du matin au soir… Et puis même encore dans la nuit c’était pas la pause… Il fallait qu’il se cramponne ferme contre le torrent des idées… Qu’il se garde à carreau… C’était son tourment sans pareil… Au lieu de s’assoupir comme tout le monde, les chimères le poursuivant, il enfourchait d’autres lubies, des nouveaux dadas !… Vroutt !… L’idée de dormir s’enfuyait !… ça devenait vraiment impossible… Il aurait perdu tout sommeil s’il ne s’était pas révolté contre tout l’afflux des trouvailles, contre ses propres ardeurs… Ce dressage de son génie lui avait coûté plus de peine, de vrais surhumains efforts que tout le reste de son œuvre !… Il me l’a souvent répété !…

Quand il était quand même vaincu, après bien des résistances, qu’il se sentait comme débordé par ses propres enthousiasmes, qu’il commençait à y voir double, à y voir triple… à entendre des drôles de voix… il avait plus guère qu’un moyen pour réprimer ces virulences, pour retomber dans la cadence, pour reprendre toute sa bonne humeur, c’était un petit coup d’ascension ! Il se payait un tour dans les nuages ! S’il avait eu plus de loisirs, il serait monté bien plus souvent, presque tous les jours en somme, mais c’était pas compatible avec le roulement du canard… Il pouvait monter que le dimanche… Et déjà c’était compliqué… Le Génitron l’accaparait, sa permanence c’était là ! Y avait pas à plaisanter… Les inventeurs c’est pas des drôles… Toujours à la disposition ! Il s’y collait courageusement, rien ne rebutait son zèle, ne déconcertait sa malice… ni l’abracadabrant problème, ni le colossal, ni l’infime… Avec des grimaces, il digérait tout… Depuis le « fromage en poudre », l’« azur synthétique », la « valve à bascule », les « poumons d’azote », le « navire flexible », le « café-crème comprimé » jusqu’au « ressort kilométrique » pour remplacer les combustibles… Aucun des essentiels progrès, en des domaines si divers, n’entra dans la voie pratique, sans que Courtial eût l’occasion, à maintes reprises à vrai dire, d’en démontrer les mécanismes, d’en souligner les perfections, et d’en révéler aussi toujours impitoyablement les honteuses faiblesses et les tares, les aléas et les lacunes.

Tout ceci lui valut bien sûr de très terribles jalousies, des haines sans quartier, des rancunes coriaces… Mais on le trouvait insensible à ces contingences falotes.

Aucune révolution technique, tant qu’il tint la plume au journal, ne fut déclarée valable, ni même viable, avant qu’il l’ait reconnue telle, amplement avalisée dans les colonnes du Génitron. Ceci donne une petite idée de son autorité réelle. Il fallait en somme qu’il dote chaque invention capitale de son commentaire décisif… Il leur donnait pour mieux dire « l’Autorisation » ! C’était à prendre ou à laisser. Si Courtial déclarait comme ça dans sa première page que l’idée n’était pas recevable ! Holà ! Holà ! funambulesque ! hétéroclite ! qu’elle péchait salement par la base… la cause était entendue ! Ce fourbi ne s’en relevait pas !… Le projet tombait dans la flotte. S’il se déclarait au contraire absolument favorable… l’engouement ne tardait guère… Tous les souscripteurs radinaient…

Dans son magasin-bureau, sur la perspective des jardins, tout à l’abri des Arcades, Courtial des Pereires, ainsi, grâce à ses deux cent vingt manuels entièrement originaux, répandus à travers le monde, grâce au Génitron périodique, participait péremptoirement et d’une façon incomparable au mouvement des sciences appliquées. Il commandait, aiguillait, décuplait les innovations nationales, européennes, universelles, toute la grande fermentation des petits inventeurs « agrégés » !…

Bien sûr, ça ne marchait pas tout seul, il devait attaquer, se défendre, parer aux tours de cochon. Il magnifiait, écrasait, imprévisiblement d’ailleurs, par la parole, la plume, le manifeste, la confidence. Il avait un jour, entre autres, c’était à Toulon vers 1891, provoqué un début d’émeute par une série de causeries sur « l’orientation tellurique et la mémoire des hirondelles »… Il excellait, c’est un fait, dans le résumé, l’article, la conférence, en prose, en vers et quelquefois, pour intriguer, en calembours… « Tout pour l’instruction des familles et l’éducation des masses », telle était la grande devise de toutes ses activités.

Génitron, Polémiques, Inventions, Sphérique, c’était la gamme de ses mobiles, d’ailleurs chez lui inscrits partout sur tous les murs de ses bureaux… au frontispice, à la devanture… on ne pouvait pas s’égarer ! Les plus récentes, les plus complexes emberlificotées controverses, les plus ardues, les plus subtilement astucieuses théories, physiques, chimiques, électrothermiques ou d’hygiène agricole, se rendaient, se ratatinaient comme des chenilles au commandement de Courtial sans plus tortiller davantage… Il les sonnait, les dégonflait en moins de deux… On leur voyait immédiatement le squelette, la trame… C’était un esprit Rayons X… Il ne lui fallait qu’une heure d’efforts et de furieuse application pour retaper une fois pour toutes les plus pires enculaillages, les plus prétentieuses quadratures à l’alignement du Génitron, à la comprenette si hostile des plus calamiteux connards, du plus confus des abonnés. C’était un boulot magique qu’il enlevait superbement, la synthèse explicative, péremptoire, irrécusable, des pires hypothèses saugrenues, les plus ergoteuses alambiquées, insubstantielles… Il aurait fait par conviction passer toute la foudre entière dans le petit trou d’une aiguille, l’aurait fait jouer sur un briquet, le tonnerre dans un mirliton. Telle était sa destinée, son entraînement, sa cadence, de mettre l’univers en bouteille, de l’enfermer par un bouchon et puis tout raconter aux foules… Pourquoi ! et comment !… Moi-même j’étais effrayé plus tard, vivant avec lui, de ce que j’arrivais à saisir dans une journée de vingt-quatre heures… rien que par bribes et allusions… Pour Courtial rien n’était obscur, d’un côté y avait la matière toujours fainéante et barbaresque et de l’autre y avait l’esprit pour comprendre entre les lignes… Le Génitron invention, trouvaille, fécondité, lumière !… C’était le sous-titre du journal. On travaillait chez Courtial sous le titre du grand Flammarion, son portrait dédicacé tenait le milieu de la vitrine, on l’invoquait comme le Bon Dieu, dès la moindre contestation, pour un oui, pour un non ! C’était le suprême recours, la providence, le haricot, on ne jurait que par le Maître et un peu aussi par Raspail. Courtial avait consacré douze manuels rien qu’aux synthèses explicites des découvertes d’Astronomie et quatre manuels seulement au génial Raspail, aux guérisons « naturalistes ».

Ce fut une fameuse bonne idée, qu’eut en somme un jour l’oncle Édouard, de se rendre lui-même au Génitron pour tâter un peu le terrain au sujet d’un petit emploi. Il avait un autre motif, il venait aussi le consulter à propos de sa pompe à vélo… Il connaissait des Pereires depuis fort longtemps, depuis la publication de son soixante-douzième manuel, celui parmi tous les autres, qu’était encore le plus lu, le plus répandu dans le monde, celui qui avait le plus valu pour sa gloire, sa belle célébrité : L’équipement d’une bicyclette, ses accessoires, ses nickels, sous tous les climats de la terre, pour la somme globale de dix-sept francs quatre-vingt-quinze. L’opuscule « manufacteur » au moment dont je parle en était chez Berdouillon et Mallarmé, les éditeurs spécialistes, quai des Augustins, à sa trois centième édition !… La faveur, l’engouement universels suscités dès la parution par cet infime, trivial ouvrage peuvent à présent de nos jours difficilement s’imaginer… Toutefois « L’Équipement des Vélos » par Courtial Marin des Pereires représenta vers 1900, pour le cycliste néophyte, une sorte de catéchisme, un « chevet », la « Somme »… Courtial savait faire d’ailleurs et d’une manière fort pertinente toute sa critique personnelle. Il ne se grisait pas pour si peu ! Sa célébrité croissante lui valut, évidemment, un courrier toujours plus massif, d’autres visites, d’autres importuns plus tenaces, des corvées nouvelles, des polémiques plus acides… Bien peu de joies !… On venait de consulter de Greenwich et de Valparaiso, de Colombo, de Blankenberghe, sur les variables problèmes de la selle « incidente » ou « souple » ? sur le surmenage des billes ?… sur la graisse dans les parties portantes ?… le meilleur dosage hydrique pour inoxyder les guidons… Gloire pour gloire, il ne pouvait pas beaucoup renifler celle qui lui venait de la bicyclette. Il avait depuis trente ans, ainsi répandant par le monde la semence de ses opuscules, rédigé bien d’autres manuels et des vraiment plus flatteurs et des synthèses explicatives de haute valeur et d’envergure… Il avait en somme en cours de carrière expliqué à peu près tout… Les plus hautaines, les plus complexes théories, les pires imaginations de la physique, chimie, des « radios-polarites » naissantes… La photographie sidérale… Tout y avait passé peu ou prou à force d’en écrire. Il éprouvait pour cela même une très grande désillusion, une véritable mélancolie, une surprise bien déprimante, à se voir comme ça préféré, encensé, glorieux, pour des propos de chambre à air et des astuces de « pignons doubles » !… Personnellement, pour commencer, il avait horreur du vélo… Jamais il avait appris, jamais il était monté dessus… Et question de mécanique c’était encore pire… Jamais il aurait pu démonter seulement une roue, même la chaîne !… Il ne savait rien foutre de ses mains à part la barre fixe et le trapèze… Il était des plus malhabiles, comme trente-six cochons réellement… Pour enfoncer un clou de travers il se déglinguait au moins deux ongles, il se flanquait tout le pouce en bouillie, ça devenait tout de suite un carnage dès qu’il touchait un marteau. Je parle pas des tenailles, bien sûr, il aurait arraché le pan de mur… le plafond… la crèche entière… Il restait plus rien autour… Il avait pas un sou de patience, son esprit allait bien trop vite, trop loin, trop intense et profond… Dès que la matière lui résistait, il se payait une épilepsie… Ça se terminait en marmelade… C’est seulement par la théorie qu’il arrangeait bien les problèmes… Question de la pratique, par lui-même, il savait juste faire les haltères et seulement dans l’arrière-boutique… et puis en plus le dimanche escalader la nacelle et commander son « Lâchez tout »… et se recevoir plus tard en « boule »… Si il se mêlait de bricoler comme ça de ses propres doigts, ça finissait comme un désastre. Dès qu’il bougeait un objet, il le foutait tout de suite par terre, en bas, à l’envers, ou bien il se le projetait dans l’œil… On peut pas être excellent dans n’importe quoi ! Il faut bien se faire une raison… Mais dans l’immense choix de ses œuvres, il en avait une toute spéciale, dont il tirait une grande fierté… C’était sa vraie corde sensible… Il suffisait qu’on l’effleure pour qu’il frémisse immédiatement… Il fallait y revenir souvent pour qu’il vous traite en copain. Question des « synthèses », c’était, on peut le dire sans bobard, un inégalable joyau… une pharamineuse réussite… « L’œuvre complète d’Auguste Comte, ramenée au strict format d’une “ prière positive ”, en vingt-deux versets acrostiches » !…

Pour cette inouïe performance, il avait été fêté, presque immédiatement, à travers toute l’Amérique… la latine… comme un immense rénovateur. L’Académie Uruguayenne réunie en séance plénière quelques mois plus tard l’avait élu par acclamations Bolversatore Savantissima avec le titre additif de « Membre Adhérent pour la vie »… Montevideo, la ville, point en reste, l’avait promu le mois suivant Citadinis Etematis Amicissimus. Courtial avait espéré qu’avec un surnom pareil, et en raison de ce triomphe, il allait connaître d’autre gloire, d’un genre un peu plus relevé… qu’il allait pouvoir prendre du large… Prendre la direction d’un mouvement de haut parage philosophique… « Les Amis de la Raison Pure »… Et puis point du tout ! Balle Peau ! Pour la première fois de sa vie il s’était foutu le doigt dans l’œil ! Il s’était entièrement gouré… Le grand renom d’Auguste Comte exportait bien aux Antipodes, mais ne retraversait plus la mer ! Il collait sur la Plata, indélébile, indétachable. Il rentrait plus au bercail. Il restait « pour Américains » et cependant pendant des mois, et encore des mois de suite, il avait tenté l’impossible… Tout entrepris au Génitron, noirci colonnes après colonnes, pour donner à sa « prière » un petit goût entraînant bien français, il l’avait réduite en « rébus », retournée comme une camisole, parsemée de menues flatteries… rendue revancharde… cornélienne… agressive et puis péteuse… Peine perdue !

Le buste même d’Auguste Comte, longtemps hissé en très bonne place, il plaisait pas aux clients, à la gauche du grand Flammarion, il a fallu qu’on le supprime. Il faisait du tort. Les abonnés renâclaient. Ils aimaient pas Auguste Comte. Autant Flammarion leur semblait nettement populaire, autant Auguste les débectait. Il jetait la poisse dans la vitrine… C’était comme ça ! Rien à chiquer !

Courtial, certains soirs, beaucoup plus tard, quand le bourdon le travaillait un peu, il prononçait des drôles de mots…

« Un jour, Ferdinand, je partirai… Je partirai au diable, tu verras ! Je partirai très loin… Je m’en irai tout seul… Par mes propres moyens !… Tu verras !… »

Et puis il restait comme songeur… Je voulais pas l’interrompre. Ça le reprenait de temps en temps… Ça m’intriguait bien quand même…

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