Le « Meanwell College » on ne pouvait pas désirer mieux comme air, comme point de vue. C’était un site magnifique… Du bout des jardins, et même des fenêtres de l’étude, on dominait tout le paysage. Dans les moments d’éclaircies on pouvait voir toute l’étendue, le panorama du fleuve, les trois villes, le port, les docks qui se tassent juste au bord de l’eau… Les lignes de chemin de fer… tous les bateaux qui s’en vont… qui repassent encore un peu plus loin… derrière les collines après les prairies… vers la mer, après Chatham… C’était unique comme impression… Seulement il faisait extrêmement froid au moment où je suis arrivé, tellement c’était découvert en haut de la falaise… c’était impossible à tenir chaud. Le vent bourrait contre la tôle… Tous les embruns, toutes les rafales venaient rebondir sur la colline… Ça rugissait dans les piaules, les portes en branlaient jour et nuit. On vivait dans une vraie tornade. Dès que ça mugissait en tempête, ils gueulaient les mômes comme des sourds, ils s’entendaient plus… Y avait pas de Bon Dieu qui tienne ! Il fallait que ça pète ou que ça cède. Les arbres prenaient de la forte bande, ils restaient crochus, les pelouses étaient en lambeaux, arrachées par plaques. C’est tout dire…

Dans de tels climats si ravagés, si rigoureux, on prend des appétits farouches… Ça fait devenir les mômes costauds, des vrais mastards ! Avec une croûte suffisante ! Seulement au « Meanwell College » c’était pas fadé en bectance !… c’était tout juste comme ordinaire. Le prospectus il bluffait. À table, en me comptant moi-même, ça nous faisait quatorze ! En plus du patron, la patronne… C’était au moins huit de trop ! d’après mon avis, considérant la pâture ! On aurait tout fini à six ! Dans les jours de vent violent… Il était très chiche le ragoût !

Dans la bande, c’était encore moi, le plus grand et le plus affamé. Je finissais dare-dare ma croissance. Au bout d’un mois j’avais doublé. La violence des éléments ça me faisait une révolution dans les poumons, dans la stature. À force de taper, de racler tous les plats bien avant que les autres m’invitent je devenais comme un fléau à table. Les mômes ils reluquaient mon écuelle, ils me filaient des regards criminels, y avait la lutte c’est évident… Je m’en foutais je causais à personne… J’aurais remangé même quelques nouilles, si on m’avait provoqué, tellement que j’avais faim encore… Un collège où on boufferait en suffisance, il irait à la faillite… Il faut toujours réfléchir ! Je me rattrapais sur le « porridge », là j’étais impitoyable… J’abusais même de ma force, pire encore sur la « marmelade »… La petite soucoupe pour nous quatre mômes, je la lampais pour moi tout seul et à même… je la sifflais, on l’avait pas vue… Les autres, ils pouvaient râler, jamais je répondais, forcément… Le thé, c’était à discrétion, ça réchauffe, ça gonfle, c’est de l’eau parfumée agréable, mais ça creuse plutôt. Quand la tempête durait longtemps, que toute la colline rugissait pendant des jours et des jours, je fonçais dans le pot de sucre, à la louche et même à pleines poignes, ça me donnait du réconfort, le jaune, le candi.

Aux repas, M. Merrywin, il se posait juste devant le grand plat, il distribuait tout lui-même… il essayait de me faire causer. Il avait pas bon… La causerie, moi !… La seule tentative je voyais rouge !… J’étais pas docile… avait seulement que sa belle femme qui m’ensorcelait un petit peu, qui aurait peut-être pu m’adoucir… J’étais placé à côté d’elle… Vraiment elle était adorable. Ça oui, de figure ! de sourire ! des bras ! de tous les mouvements, de tout. Elle s’occupait à chaque seconde de faire manger le petit Jonkind, un enfant spécial, un « tardif ». Après chaque bouchée, ou presque, il fallait qu’elle intervienne, qu’elle l’aide, le bichonne, qu’elle essuye tout ce qu’il bavait. C’était du boulot.

Ses parents, à lui, au crétin, ils restaient là-bas aux Indes, ils venaient même pas le voir. C’était une grande sujétion, un petit forcené pareil, surtout au moment des repas, il avalait tout sur la table, les petites cuillers, les ronds de serviettes, le poivre, les burettes et même les couteaux… C’était sa passion d’engloutir… Il arrivait avec sa bouche toute dilatée, toute distendue, comme un vrai serpent, il aspirait les moindres objets, il les couvrait de bave entièrement, à même le lino. Il en ronflait, il écumait en fonctionnant. Elle l’empêchait, à chaque fois, l’éloignait, Mme Merrywin, toujours bien gracieuse, inlassable. Jamais une seule brusquerie…

À part le truc d’engloutir, le môme il était pas terrible. Il était même plutôt commode. Il était pas vilain non plus, seulement ses yeux qu’étaient fantasques. Il se cognait partout sans lunettes, il était ignoblement myope, il aurait renversé les taupes, il lui fallait des verres épais, des vrais cabochons comme calibre… Ça lui exorbitait les châsses, plus large que le reste de la figure. Il s’effrayait pour des riens, Mme Merrywin le rassurait en deux mots, toujours les mêmes : No trouble ! Jonkind ! No trouble !

Il répétait ça lui aussi pendant des journées entières à propos de n’importe quoi, comme un perroquet. Après plusieurs mois de Chatham c’est tout ce que j’avais retenu… No trouble, Jonkind !

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