On s’y faisait pas à son absence. Même mon père ça l’a bouleversé… Il avait plus que moi pour les scènes… Et malgré la convalescence, je me trouvais encore tellement faible que j’étais plus intéressant. Il me voyait tellement décati, qu’il hésitait à m’agonir…
Je me traînais d’une chaise sur une autre… J’ai maigri de six livres en deux mois. Je végétais dans la maladie. Je rendais toute l’Huile de Foie de Morue…
Ma mère pensait qu’à son chagrin. La boutique sombrait sans recours… Des bibelots on en vendait plus, même pas à des prix dérisoires… Fallait expier les folles dépenses causées par cette Exposition… Les clients, ils étaient tous raides… Ils faisaient réparer le moins possible. Ils réfléchissaient pour cent sous…
Maman, elle, demeurait des heures, sans bouger, accroupie sur sa mauvaise jambe, en fausse position, abasourdie… En se relevant, ça lui faisait tellement mal, qu’elle s’en allait boiter partout… Mon père arpentait alors les étages en sens inverse. Rien que de l’entendre boquillonner, il en serait devenu dingo…
Je faisais semblant d’avoir besoin. Je partais m’amuser dans les chiots… Je me tirais un peu sur la glande. Je pouvais plus bander…
À part les deux pavillons, qu’étaient revenus à Édouard, il restait encore trois mille francs de la Grand-mère, en héritage… Mais c’était de l’argent sacré… Maman l’a dit immédiatement… On devait jamais s’en défaire… On a fourgué les boucles d’oreilles, elles ont fondu dans les emprunts, l’une à Clichy, l’autre à Asnières…
Pourtant comme camelote, notre stock en boutique, il était devenu tartouze, et mince et navrant… C’était presque plus montrable…
Grand-mère, encore elle se débrouillait, elle nous amenait des « conditions »… Des rossignols des autres marchands qu’ils consentaient à lui prêter… Mais à nous c’était pas pareil… Ils se méfiaient… Ils nous trouvaient pas débrouillards… On se déplumait jour après jour…
Mon père en revenant du bureau, il ressassait les solutions… Des biens sinistres… Il faisait lui-même notre panade. Maman elle était plus capable… Il épluchait les haricots… Il parlait déjà qu’on se suicide avec un fourneau grand ouvert. Ma mère réagissait même plus… Il remettait ça aux « Francs-maçons »… Contre Dreyfus !… Et tous les autres criminels qui s’acharnaient sur notre Destin !
Ma mère, elle avait perdu le Nord… Ses gestes même ils faisaient bizarre… Déjà elle, qu’était maladroite, elle foutait maintenant tout par terre. Elle cassait trois assiettes par jour… Elle sortait pas de sa berlue… Elle se tenait comme une somnambule… Dans le magasin, elle prenait peur… Elle voulait plus se déranger, elle restait tout le temps au deuxième…
Un soir, comme elle allait se coucher et comme on attendait plus personne… Mme Héronde est revenue. À la porte de la boutique, elle se met à cogner, elle appelle… On n’y pensait plus à elle. Je vais lui ouvrir. Ma mère voulait plus rien entendre, elle refusait même de lui causer… Elle tournait clopin-clopant, tout autour de sa cuisine. Mon père lui fait comme ça alors :
« Eh bien Clémence, tu te décides ?… Moi tu sais je vais la renvoyer !… » Elle a réfléchi un instant et puis elle est descendue. Elle a essayé de compter les guipures que l’autre rapportait… Elle y arrivait pas… Son chagrin lui brouillait tout… Les idées, les chiffres… Papa et moi, on l’a aidée…
Après, elle est remontée se coucher… Et puis elle s’est relevée exprès, elle est redescendue encore… Toute la nuit, elle a rangé avec rage, obstination, toute la camelote du magasin.
Le matin tout était dans un ordre impeccable… C’était devenu une autre personne… Jamais on l’aurait reconnue… Elle avait pris honte d’un seul coup…
De se trouver devant Mme Héronde dans un état si piteux et que l’autre l’avait vue si pompée ça devenait une honte horrible !
« Quand je pense à ma pauvre Caroline !… À l’énergie qu’elle a montrée jusqu’à la dernière minute ! Ah si elle me trouvait comme ça !… »
Elle s’est raidie d’un seul coup. Elle avait même fait mille projets pendant toute la nuit… « Puisque les clientes ne viennent plus, eh bien, mon petit Ferdinand, on ira nous les chercher !… Et jusque chez elles encore !… Ça sera bientôt la belle saison, on plaquera un peu la boutique… On ira faire tous les marchés, les environs… Chatou !… Vésinet !… Bougival !… où y a des belles villas qui se montent… tous les gens chic… Ça sera plus drôle que de nous morfondre !… Que de les attendre ici pour rien !… Et puis comme ça tu prendras de l’air ! »