On éteignait la boutique. Ma mère était pas cuisinière, elle faisait tout de même une ratatouille. Quand c’était pas « panade aux œufs » c’était sûrement « macaroni ». Aucune pitié. Après les nouilles on restait un moment tranquilles, à réfléchir pour l’estomac. Ma mère essayait de nous distraire, de diluer la gêne. Si je répondais pas aux questions elle insistait gentiment… « Tu sais elles sont passées au beurre ! » Là derrière la tapisserie c’était l’éclairage papillon. Il faisait obscur dans les assiettes. Ma mère elle reprenait des nouilles, stoïque, pour nous inciter… Il fallait une bonne gorgée de vin rouge pour s’empêcher de les vomir.

Le réduit des repas, il servait en plus, pour la lessive et pour garer les rogatons… Y en avait des monceaux, des piles… Ceux qu’étaient pas rafistolables, les invendables, les pas montrables, les pires horreurs. Du vasistas des toiles pendaient dans la soupe. Il restait je ne sais pas comment un grand « fourneau jardinière » avec une hotte énorme, ça tenait la moitié de l’espace. À la fin on retournait l'assiette pour goûter à la confiture.

Un décor de musée sale.

Depuis la retraite de Courbevoie, Grand-mère et papa se parlaient plus. Maman bavardait sans cesse pour qu’ils s’envoient pas des objets. La nouille maîtrisée, la confiture dégustée, on se mettait en route. On enveloppait le truc vendu dans une grande « toilette ». Presque toujours c’était un meuble de salon, un « haricot », parfois une poudreuse. Papa se l’arrimait sur la nuque et on allait vers la Concorde. À partir des Fontaines Gicleuses, j’avais un peu peur avec lui. En montant les Champs-Élysées, c’est une nuit énorme. Il trissait comme un voleur. J’avais peine à le suivre. On aurait dit qu’il tenait à me perdre.

J’aurais bien voulu qu’il me cause, il grognait seulement des insultes à des inconnus. En arrivant à l’Étoile il était en sueur. On faisait un temps d’arrêt. Devant l’immeuble du client fallait chercher l’ « entrée de service ».

Quand on livrait à Auteuil, mon père était plus aimable. Il sortait moins souvent sa montre. Je montais sur le parapet, il m’expliquait les remorqueurs… les feux verts… les sifflets des convois entre eux… « Il sera bientôt au « Point du jour ! » On l’admirait le rafiot poussif… On faisait des vœux pour sa manœuvre…

C’est les soirs qu’on se tapait les Ternes qu’il devenait affreux, surtout si c’était des gonzesses… Il les avait en horreur. Déjà au départ, il était à cran. Je me souviens des circonstances, on s’en allait rue Demours. Devant l’église, il me fout une baffe, un coup de pompe tout à fait rageur, pour que je traverse au galop. En arrivant chez la cliente, je pouvais plus m’empêcher de pleurer. « Petit salopard, qu’il m’engueulait, je te ferai chialer pour des raisons !… » Avec son guéridon perché, il escaladait derrière moi. On se trompe de porte. Toutes les bonniches s’intéressent… Je ramène comme un veau… Je le fais exprès. Je veux qu’il en bave ! C’est un scandale ! Enfin on la trouve, notre sonnette. La femme de chambre nous accueille. Elle compatit à mon chagrin. La patronne arrive en frous-frous : « Oh ! le petit méchant ! le vilain ! Il fait enrager son papa ! » Lui il savait plus où se fourrer. Il se serait planqué dans le tiroir. La cliente elle veut me consoler. Elle verse un cognac à mon père. Elle lui dit comme ça : « Mon ami, faites donc reluire la tablette ! Avec la pluie, je crains que ça tache… » La bonne lui donne un chiffon. Il se met au boulot. La dame me propose un bonbon. Je la suis dans la chambre. La bonne vient aussi. La cliente alors elle s’allonge parmi les dentelles. Elle retrousse son peignoir brusquement, elle me montre toutes ses cuisses, des grosses, son croupion et sa motte poilue, la sauvage ! Avec ses doigts elle fouille dedans…

« Tiens mon tout mignon !… Viens mon amour !… Viens me sucer là-dedans !… » Elle m’invite d’une voix bien douce… bien tendre… comme jamais on m’avait parlé. Elle se l’écarte, ça bave.

La bonniche, elle se tenait plus de rigolade. C’est ça qui m’a empêché. Je me suis sauvé dans la cuisine. Je pleurais plus. Mon père il a eu un pourliche. Il osait pas le mettre dans sa poche, il le regardait. La bonniche elle se marrait encore. « Alors t’en veux pas ? » qu’elle lui faisait. Il a bondi dans l’escalier. Il m’oubliait, je courais après lui dans la rue. Je l’appelais dans l’Avenue : « Papa ! Papa ! » Place des Ternes je l’ai rattrapé. On s’est assis. Il faisait froid. Il m’embrassait pas souvent. Il me serrait la main.

« Oui mon petit !… Oui mon petit !… » qu’il se répétait comme ça à lui-même… fixe devant lui… Il avait du cœur au fond. Moi aussi j’avais du cœur. La vie c’est pas une question de cœur. On est rentré rue de Babylone directement.

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