L’oncle Édouard, il est repassé deux jours après au Passage avec des tuyaux de première bourre. Il avait trouvé un collège ! Qu’on ne pouvait guère désirer mieux. À tous points de vue et tous rapports… exprès pour mon genre, ma nature, mes dispositions intraitables… Sur une colline… Avec de l’air, un jardin, une rivière en bas… Une excellente nourriture… Des prix fort modestes… Pas de suppléments ni de surprises !… Enfin et par-dessus tout une discipline extrêmement stricte… Une surveillance garantie… C’était pas très loin de la côte, exactement à Rochester… Donc à une heure de Folkestone…
En dépit de tant d’avantages, mon père renâclait encore… II se réservait… Il cherchait des poux au programme… Il gardait ses suspicions… Il l’a bien relue deux cents fois la petite notice… Il voulait pas en démordre qu’on partait pour la catastrophe !… Ça faisait pas un pli, un seul doute ! D’abord c’était des folies de contracter encore des dettes… Même avec mon oncle Édouard !… Que déjà rembourser Gorloge, ça serait un travail d’Hercule !… En plus du terme ! des contributions ! de l’ouvrière !… Ils en crèveraient certainement de si terribles économies ! Il fallait qu’il se pince pour y croire… qu’on désirait encore autre chose… Il restait abasourdi que maman se dévoye à son tour ?… C’était le comble des calembredaines… Quoi ? Alors ? Elle réfléchissait pas davantage ? Comment dis-tu ? Je résiste ?… Tu trouves ça donc extraordinaire ? Ma parole ! Mais mon rôle alors ? Je dois dire oui ? À tous les coups !… Comme ça ?… À la première baliverne ? Allez-y donc ! Mais je suis conscient moi ! Je suis responsable ! Est-ce moi le père ?… Oui ou merde ? Édouard il s’en fout bien sûr ! Plus tard, il sera loin ! Il se lavera les mains ! Et moi, je serai là toujours !… Avec un bandit sur les os ! Mais oui ! Mais oui ! J’exagère ? Ouah !… Dis-le tout de suite ! Dis-le, que je suis jaloux ! Mais oui ! Mais oui ! Ma parole ! Vas-y donc !…
— Mais non, mon chéri ! Mais voyons !…
— Tais-toi ! Ah ! tais-toi, imbécile ! Laisse-moi poursuivre ce que je te prouve ! Je ne peux plus rien dire ici ! Vous parlez tout le temps ! Comment ? Ce vaurien ! Ce petit forban ! Cette crapule n’a pas encore éprouvé son premier remords de ce répugnant forfait ! De cette sale infâme crapulerie ! Il est là ! Il se goberge !… Il nous défie tous les deux !… Mais c’est inique ma parole ! C’est à se taper le cul par terre !… Mais c’est effrayant !… Sur un simple mot d’Édouard ! Ce pantin absurde ! Vous ne parlez plus que voyages ! Libéralités ! Mais oui ! Et allez donc ! Dépenses nouvelles ! Pures billevesées !… Extravagances !… Les pires démences !… Mais songe un peu, ma pauvre amie, que nous n’avons pas encore versé le premier sou de sa rançon !… M’entends-tu ?… Sa rançon !… Mais c’est pas imaginable !… Mais c’est atroce !… Où allons-nous ? Je déraille ! C’est infect !… Nous pataugeons dans l’absurde ! Je n’y tiens plus ! J’en crèverai !…
L’oncle Édouard, il s’était tiré dès les débuts de la séance. Il avait vu venir l’orage… Il avait laissé ses papiers.
« Je repasserai demain après-midi !… Sans doute vous aurez décidé !… »
Il se démerdait le mieux possible, mais y avait pas grand-chose à faire… Mon père, il faisait éruption. Avec ce plan de m’en aller, on chahutait sa tragédie… Il se cramponnait aux conditions… Il en voyait complètement rouge… Il arpentait comme un fauve. Ma mère clopinait par-derrière… Elle rabâchait les avantages… Les prix les plus modérés… Une surveillance très sévère… Une alimentation parfaite… De l’air !… beaucoup d’air !…
« Tu sais bien qu’Édouard est le sérieux même !… Toi tu l’apprécies pas beaucoup… Mais enfin tu te rends tout de même compte que c’est pas un étourneau… C’est pas un garçon impulsif… Il ne s’engage pas à lure lure… Du moment qu’il a dit… C’est que c’est absolument exact… Tu le sais bien, voyons ! Quand même !… Auguste, voyons mon chéri !…
— Je ne veux rien devoir à personne !…
— Mais lui c’est pas n’importe qui !…
— Raison de plus ! Sacré Nom de Dieu !
— Alors on lui fera un papier… Comme si on le connaissait pas !…
— Je m’en fous bien des papiers ! Bordel de bon Dieu de Nom de Dieu de merde !
— Mais il nous a jamais trompés…
— Il me fait chier, ton frère, tu m’entends !… M’entends-tu, Bordel ! Il me fait chier même complètement ! Ça c’est assez clair ! Il est encore plus con que les autres !… Et vous me faites chier encore plus !… Vous m’entendez ? Tous ! »
Il devenait si congestionné en prononçant ces paroles qu’il gonflait de toute la tête, il soufflait des jets de vapeur, les mots explosaient à la fin. Elle s’agrippait alors à lui, elle le lâchait pas d’un pouce. Elle était butée… Elle le raccrochait dans les angles… Elle traînaillait tellement la jambe, qu’elle se prenait dans toutes les chaises. Elle se cramponnait dans les cloisons…
« Auguste ! Oh ! comme tu m’as fait mal ! Comme tu es brutal ! Oh ! ma cheville ! Ça y est ! Je me la suis retournée ! »
C’était des cris pendant une heure…
Il revenait alors à la charge. Il cassait les chaises à coups de pompe. Il passait en folie furieuse ! Elle le poursuivait tout de même, où qu’il allait… n’importe où… où qu’il montait dans l’escalier. Ça l’excédait de plus en plus… Ta ! ga ! dam ! Ta ! ga ! dam ! de l’entendre taper dans les marches… Il l’aurait virée dans la cage… Il se serait mis dans un trou de souris… Elle me faisait des signes en passant… qu’il commençait à fléchir… Il perdait sa deffe partout… Il se faisait rejoindre… Il tenait plus le train… Il la fuyait comme une odeur… « Laisse-moi ! Laisse-moi, voyons Clémence !… Je t’en prie ! Laisse-moi, bordel de vache ! Saloperie ! Charogne ! Vous en finirez donc jamais de me persécuter tous les deux ! J’en dégueule de tous vos ragots ! Bon sang de bon Dieu de merde ! Vous m’entendez à la fin !… »
Elle s’en foutait ma bonne mère, elle était complètement vannée… Elle voulait pas lâcher sa prise. Elle l’arrimait par le cou, elle l’embrassait dans les moustaches, elle lui fermait les paupières avec des baisers… Elle lui faisait une vraie convulsion. Elle lui crachait plein les oreilles encore des autres exhortations… Il étranglait à la fin. Il avait la bouille toute trempée par les rafales et les caresses… Il tenait plus debout. Il s’est écroulé sur les marches. Alors, elle s’est mise à parler rien que de sa santé à lui, de son état inquiétant… « Que tout le monde l’avait bien remarqué… comme il était pâle… » Ça alors il écoutait…
« Tu vas te rendre tout à fait malade, mon pauvre chéri, à te mettre dans des états pareils ! Quand tu seras tombé, à quoi ça nous avancera tous ! Qu’est-ce que nous deviendrons ?… C’est mieux je t’assure qu’il s’éloigne… Il te fait du mal à rester là !… Édouard s’en est bien aperçu… Il me l’a dit avant de sortir…
— Qu’est-ce qu’il t’a donc dit, Édouard ?
— “ Ton mari n’ira pas loin ! S’il continue à se bouleverser de cette façon-là… Il maigrit chaque jour un peu plus… Tout le monde le remarque dans le Passage… Tout le monde en cause… ”
— Il t’a dit ça exactement ?…
— Oui, mon chou. Oui, je t’assure !… Il voulait pas que je te répète… Tu vois comme il est délicat… Tu vois, je t’assure que tu ne peux plus… Alors ? Tu veux bien, dis ?…
— Quoi ?…
— Mais qu’il s’en aille cet enfant !… Qu’il nous laisse un peu souffler !… Qu’on reste tous les deux… Tu ne veux pas ?…
— Ah ! ça non ! Ah ! non ! Pas encore ! Nom de Dieu ! Non ! Pas encore !…
— Mais voyons, Auguste ! Réfléchis ! Si tu meurs de te faire du chagrin, à quoi ça nous avancera !…
— Mourir, moi ? Ah ! là ! là ! La mort ? Oh ! mais je ne demande que ça moi ! Mourir ! Vite ! Ah ! là ! là ! Alors tu parles comme je m’en fous ! Mais c’est ce que je désire moi la mort !… Ah ! Nom de Dieu !… »
Il se dépêtre, il se décroche du coup, il renverse ma mère Clémence. Le revoilà debout à rebrailler… Il avait pas pensé à ça… La mort ! Nom de Dieu… Sa mort !… Le voilà reparti en belle transe… Il se donne tout entier ! Il se requinque !… Il se relance vers l’évier… Il veut boire un coup. Ta ra ! Vlac !!!… Il dérape !… Il carambole !… Il va glisser des quatre fers… Il plonge dans le buffet… Il rebondit dans la crédence… Il braille à tous les échos… Il s’est bigorné la trompe… Il veut se rattraper… Tout le bazar nous flanche sur la gueule… Toute la vaisselle, les instruments, le lampadaire… C’est une cascade… une avalanche… On reste écrasés dessous… On se voit plus les uns les autres… Ma mère crie dans les décombres… « Papa ! Papa ! Où es-tu ?… Réponds-moi, papa !… » Il est étalé de tout son long, à la renverse… Je vois ses godasses qui dépassent sur les carreaux de la cuisine, les rouges « siccatifs » !…
« Papa ! Réponds-moi, dis ? Réponds ! dis, mon chéri !…
— Merde ! Je serai jamais tranquille !… Je vous demande rien bordel de Dieu !… »