À la fin, il s’est lassé… Il a fini par dire oui… Ma mère a eu ce qu’elle voulait… Il pouvait plus rivaliser. Il disait que c’était bien égal. Il reparlait encore de suicide… Il est retourné à son bureau. Il pensait plus qu’à lui-même. Il abandonnait la partie. Il sortait pour pas me rencontrer. Il me laissait seul avec maman… C’est alors elle qu’a repris la sauce… les griefs… les litanies… Il lui venait du coup des idées… Il fallait qu’elle les expose, que ça sorte et que j’en profite, que je me gave avant mon départ… Puisque mon père se dégonflait c’était pas quand même une raison pour que je me croye tout permis !…
« Ecoute-moi un peu, Ferdinand !… Il est vraiment temps que je te cause : je veux pas t’embêter, te gronder, te menacer de ceci ou de cela, c’est pas mon rôle ! C’est pas mon genre ! Mais enfin il y a certaines choses qu’une mère aperçoit… J’ai l’air souvent dans la Lune, mais je me rends bien compte malgré tout !… Je ne dis rien, mais j’en pense pas moins !… C’est un gros risque que nous courons… Forcément ! Tu t’imagines !… T’envoyer en Angleterre !… Ton père n’a pas la berlue… C’est un homme qui réfléchit… Ah ! C’est loin d’être un imbécile !… Pour des petites gens de nos moyens, c’est une vraie folie !… T’envoyer à l’étranger ?… Mais nous avons déjà des dettes !… Et ce bijou à rembourser !… Et puis deux mille francs à ton oncle ! Ton père le répétait ce matin… C’est de la vraie aberration ! Et c’est bien exact !… J’ai pas voulu abonder ! mais ton père voit clair !… Il n’a pas les yeux dans sa poche ! Je me demande où nous allons dénicher, fabriquer une somme pareille ! Deux mille francs !… Nous aurons beau remuer ciel et terre !… Ça ne se trouve pas sous le pied d’un cheval !… Ton père, tu le vois bien par toi-même, est tout au bout de son rouleau !… Pour moi, je suis rendue, fourbue, je ne dis rien devant lui, mais je suis prête à m’effondrer… Tu vois ma jambe ?… Tous les soirs elle enfle à présent… C’est plus une vie que nous endurons !… Nous n’avons pas mérité ça !… Tu m’entends n’est-ce pas ? Mon petit ? Ce n’est pas des reproches que je t’adresse… Mais c’est pour que tu te rendes bien compte… Que tu te fasses pas d’illusions, que tu comprennes bien tout le mal que nous avons dans l’existence… Puisque tu vas t’en aller pendant plusieurs mois. Tu nous as compliqué les choses, tu sais, Ferdinand ! Je peux bien te le dire, te l’avouer !… Je suis pour toi pleine d’indulgence… Je suis ta mère après tout !… Ça m’est difficile de te juger… Mais les étrangers, les patrons, eux autres qui t’ont eu chez eux tous les jours… Ils ont pas les mêmes faiblesses… Tiens, Gorloge ! pas plus tard qu’hier ! je l’entends encore… J’ai rien répété à ton père !… En partant… Il était là depuis une heure… “ Madame, qu’il me fait, je vois à qui je cause… Votre garçon, pour moi, c’est bien simple… Vous êtes comme tant d’autres mères… Vous l’avez gâté ! Pourri ! Voilà tout ! On croit bien faire, on se décarcasse ! On fait le malheur de ses enfants ! ” Je te répète mot pour mot ses propres paroles… “ Absolument sans le vouloir, vous n’en ferez qu’un petit jouisseur ! un paresseux ! un égoïste !… ” J’en suis restée toute baba ! Ça je peux bien l’avouer ! J’ai pas fait “ ouf ! ” J’ai pas tiqué ! C’était pas vraiment dans mon rôle d’aller lui donner raison !… Mais, tu sais, j’en pensais pas moins !… Il avait vu clair aussi… Avec nous c’est pas pareil, Ferdinand… C’est pas la même chose. Avec moi surtout !… Si tu n’es pas plus affectueux, plus raisonnable, plus travailleur et surtout plus reconnaissant… Si tu ne te rends pas mieux compte… Si tu ne tentes pas de nous soulager davantage… Dans l’existence… Dans la vie si difficile… Y a une raison, Ferdinand, et moi je vais te la dire tout de suite, moi ta mère… Je la comprends moi comme une femme… C’est que vraiment tu n’as pas de cœur… C’est ça au fond de toutes les choses… Je me demande souvent de qui tu peux tenir. Je me demande maintenant d’où ça te vient ? Sûrement pas de ton père ni de moi-même… Il a du cœur lui ton père… Il en a plutôt trop, le pauvre homme !… Et moi, je crois que tu m’as bien vue comme j’étais avec ma mère ?… C’est jamais le cœur qui m’a manqué… Nous avons été faibles avec toi… Nous étions trop occupés, nous n’avons pas voulu voir clair… Nous avons cru que ça s’arrangerait… Tu as fini à la fin par manquer même de probité !… Quelle terrible abomination !… Nous en sommes un peu fautifs !… Ça c’est exact… Voilà où tout ça nous mène !… “ Il fera votre malheur !… ” Ah ! il me l’a pas envoyé dire ! Lavelongue m’avait déjà prévenue !… C’est pas le seul qui s’est aperçu tu vois, Ferdinand !… Tous ceux qui vivent avec toi, ils finissent par s’apercevoir… Eh bien ! je n’insiste pas, je ne veux pas te faire plus mauvais que tu n’es… Puisque tu vas te trouver là-bas dans un milieu tout différent… Tâche d’oublier le mauvais genre !… Les mauvaises fréquentations !… Ne cherche pas les petits voyous !… Ne les imite pas surtout !… Pense à nous !… Pense à tes parents !… Tâche là-bas de te corriger… Amuse-toi aux récréations… mais ne t’amuse pas au travail… Essaye d’apprendre vite cette langue et puis tu reviendras… Prends des bonnes manières… Essaye de te former le caractère… Fais des efforts… Les Anglais ont l’air toujours si convenables !… Si propres ! Si correctement habillés !… Je ne sais pas quoi te dire moi mon petit, pour que tu te conduises un peu mieux… C’est la dernière tentative… Ton père t’a tout expliqué… C’est grave à ton âge la vie… Tu veux faire un honnête homme !… Je peux pas t’en dire davantage… » Dans le genre c’était bien exact, j’avais entendu presque tout… Rien ne me concernait plus… Ce que je voulais c’était partir et le plus tôt possible et plus entendre personne causer. L’essentiel, c’est pas de savoir si on a tort ou raison. Ça n’a vraiment pas d’importance… Ce qu’il faut c’est décourager le monde qu’il s’occupe de vous… Le reste c’est du vice.