À la saison des légumes on s’en foutait plein le lampion… Je les présentais en « jardinière » avec des lardons variés… Il en ramenait des salades ! des haricots à plein panier ! de Montretout !… De la carotte, du navet, des bottes et des bottes entières et même des petits pois…
Courtial il était porté sur les plats en « sauce ». Moi j’avais appris tout ça dans son manuel de cuisine… Je connaissais toutes les ragougnasses, toutes les manières de faire « revenir ». C’est un genre extrêmement commode… Ça peut être resservi longtemps. Nous possédions un fort réchaud à gaz lampant « Sulfridor », un peu explosif, dans l’arrière-boutique-gymnase… L’hiver, je mettais le pot-au-feu… C’est moi qui achetais la barbaque, la margarine et le frometon… Pour la question des bibines on en ramenait chacun son tour.
La Violette, sur les minuit, elle aimait bien casser la croûte… Elle aimait le veau froid sur du pain… Seulement tout ça coûte assez cher… En plus des autres folles dépenses !
J’ai eu beau me gendarmer… faire entrevoir les pires désastres… il a fallu qu’on y tâte à son « Concours du Perpétuel ». C’était un expédient rapide… Ça devait nous rapporter tout de suite. La foire était sur le pont !… Vingt-cinq francs, c’était le droit d’entrée pour faire partie des épreuves… Doté d’un prix de douze mille balles, première récompense décernée par le « grand Jury des plus hautes sommités mondiales » et puis un autre prix subalterne, accessit-consolation… quatre mille trois cent cinquante francs, ça faisait pas un concours radin !…
Tout de suite, y a eu des amateurs !… Un flux !… Un raz !… Une invasion !… Des épures !… Des libelles !… et de fort copieux mémoires !… Des dissertations imagées… On a bouffé de mieux en mieux ! Mais c'était pas dans l’insouciance ! Ah ! certainement non !… J’étais extrêmement persuadé qu’on la regretterait l’initiative !… Qu’on allait se faire emmouscailler dans tous les sens à la fois… et pas pour de rire !… Qu’on les expierait largement les fafiots qu’on allait tâter !… Les deux… les trois… les peut-être cinq mille… d’imaginations pittoresques !… Que certainement ça nous retomberait en putaines vengeances sur la gaufre… Et que ça tarderait plus bézef.
On en a eu pour tous les goûts, toutes les tendances, toutes les marottes des maquettes pour ce perpétuel !… En « pompes », en volants dynamiques, en tubulures cosmi-terrestres, en balanciers pour les induits… en pendules calorimétriques, en coulisses réfrigérantes, en réflecteurs d’ondes hertziennes !… Y avait qu’à taper dans la masse, on était servi à coup sûr… Au bout d’une quinzaine de jours les énergumènes souscripteurs ont commencé à radiner ! en personne ! eux-mêmes !… Ils voulaient connaître les nouvelles… Il vivaient plus depuis notre « Concours ». Ils ont assailli la cambuse… Ils se bigornaient devant notre porte… Courtial s’est montré sur le seuil, il leur a fait un long discours… Il les a reportés à un mois… Il leur a expliqué comme ça que l’un de nos commanditaires s’était cassé l’humérus en se promenant sur la côte d’Azur… mais qu’il serait bientôt réparé… et qu’il s’empresserait de venir apporter lui-même son flouze… C’était une affaire entendue… une petite anicroche seulement… C’était pas mauvais comme bobard… Ils sont repartis… mais hargneux… Ils ont dégagé la vitrine… Ils crachaient leur fiel partout… même quelques-uns des grumeaux solides… des genres de têtards… C’était vraiment une vilaine race de maniaques tout à fait dangereux que Courtial avait déclenchée… Il s’en rendait bien un peu compte… Mais il voulait pas en convenir… Au lieu de confesser son erreur, c’est à moi qu’il cherchait noise…
Après le déjeuner, comme ça, en attendant que je passe le jus dans le torchon, il se pressurait le bout du blaze, il se faisait suinter des petites gouttes de graisse, ça sortait comme des asticots, après ça, il se les écrasait entre les deux ongles… infiniment sales et pointus… Il tenait quelque chose comme tarin… le vrai petit chou-fleur… plissé… rissolé… véreux… En plus, il grossissait encore… Je lui faisais remarquer.
On attendait buvant notre jus qu’ils se ramènent en trombe les maniaques, les fébricitants de la goupille… qu’ils recommencent à nous agonir… menacer… piquer l’épilepsie… emboutir la porte… se faire rebondir dans le décor… C’était moi alors Courtial qu’il entreprenait… qu’il essayait d’humilier… Ça le soulageait qu’on aurait dit… Il me saisissait au dépourvu… « Un jour quand même Ferdinand, il faudra que je t’explique quelques trajectoires majeures… quelques ellipses essentielles… Tu ignores tout des grands Gémeaux !… et même de l’Ours ! la plus simple !… Je m’en suis aperçu ce matin, quand tu parlais avec ce morpion… C’était pitoyable ! atterrant !… Suppose un peu, qu’un jour ou l’autre un de nos collaborateurs en vienne au cours d’un entretien, à te pousser quelques colles, par exemple sur le « Zodiac » ?… ses caractères ?… le Sagittaire ?… Que trouveras-tu à répondre ? Rien ! ou à peu près ! Absolument rien vaudrait mieux… Nous serions discrédités Ferdinand ! Et sous le signe de Flammarion !… Oui ! C’est un bouquet ! C’est le comble de la dérision ! Ton ignorance ? Le ciel ? Un trou !… Un trou pour toi Ferdinand ! Un de plus ! Voilà ! Voilà ! Voilà le ciel pour Ferdinand ! » Il se saisissait alors la tête entre les deux poignes… Il se la balançait de droite à gauche, toujours dans l’emprise… comme si la révélation, comme si une telle aberrance lui devenait d’un coup là devant moi, douloureuse au maximum… qu’il pourrait plus la supporter !… Il poussait de tels soupirs, que j’y aurais écrasé la tronche.
« Mais d’abord au plus urgent ! qu’il me faisait alors, brutal… Passe-moi donc, tiens, une vingtaine de ces dossiers ! Au hasard. Pique ! Je veux les parcourir de suite… Demain matin, je mettrai les notes ! Il faut commencer sacrebleu ! Qu’on ne me dérange plus surtout ! Mets un écriteau sur la porte ! « Réunion préliminaire du Comité de la Récompense »… Je suis au premier tu m’entends ?… Toi, il fait beau… va faire un tour chez Taponard !… Demande-lui où il en est de notre supplément ?… Passe d’abord par les « Émeutes ». Mais n’entre pas ! Ne te fais pas repérer ! Regarde seulement dans la petite salle si tu vois Naguère ?… S’il est déjà parti, alors demande au garçon, mais pour absolument toi-même ! Tu m’entends ? Pas pour moi du tout !… Combien « Sibérie » elle a fait dimanche dans la « quatrième » des Drags ? Passe pas par-devant pour rentrer ! Glisse-toi par la rue Dalayrac !… Et qu’on ne me dérange plus surtout ! Je n’y suis pas pour un million ! Je veux travailler dans le silence, le calme absolu !… » Il montait en haut se calfeutrer dans le bureau tunisien. Comme il avait trop bouffé j’étais tranquille qu’il roupillerait… Moi, j’avais encore des « adresses » pour les comités… toujours les babilles à finir… Je quittais aussi la boutique, j’allais m’installer sous les arbres en face… Je me planquais bien derrière le kiosque. Ça ne me disait rien l’imprimeur… Je savais d’avance ce qu’il me répondrait… J’avais des choses plus urgentes. J’avais les deux mille étiquettes et toutes les bandes à coller… pour le prochain numéro… si l’imprimeur le gardait pas !… C’était pas du tout garanti !… Depuis la quinzaine précédente, il était rentré du pognon avec les mandats du « concours »… Mais nous devions bien davantage ! Trois quittances au proprio !… et puis le gaz depuis deux mois… et puis surtout les Messageries…
Pendant que j’étais là en planque, je voyais arriver de très loin le cortège des concurrents… Ils s’élançaient vers la boutique… Ils gigotaient devant la vitrine… Ils secouaient la lourde avec rage !… J’avais emporté le bec-de-cane… Ils auraient tout déglingué… Ils se rencardaient les uns les autres !… Ils échangeaient leurs fureurs… Ils stationnaient encore longtemps… Ils bourdonnaient devant la porte… À quatre, cinq cents mètres de distance, j’entendais le ronchonnement… je pipais pas !… Je me montrais pas… Ils seraient tous radinés en trombes !… Ils m’auraient écartelé !… Jusqu’au soir sept heures encore, il en surgissait des nouveaux… L’autre hideux là-haut, dans son souk, il devait roupiller toujours… À moins qu’il se soye tiré déjà… entendant la meute… par la fine porte de la rue…
Enfin ! Y avait pas d’urgence… Je pouvais un peu réfléchir… Ça faisait déjà des années que j’avais quitté les Berlope… et le petit André… Il devait avoir plutôt grandi, ce gniard dégueulasse !… Il devait bagotter ailleurs maintenant… pour des autres darons… Peut-être même plus dans les rubans… On était venus assez souvent par là ensemble tous les deux… Là précisément auprès du bassin, sur le banc à gauche… attendre le canon de midi… C’était loin déjà ce temps-là qu’on était arpètes ensemble… Merde ! Ce que ça vieillit vite un môme ! J’ai regardé par-ci, par-là, si je le revoyais pas par hasard le petit André… Y a un placier qui m’avait dit qu’il était plus chez les Berlope… Qu’il travaillait dans le Sentier… Qu’il était placé comme « jeune homme »… Quelquefois, il m’a semblé le reconnaître sous les arcades… et puis non !… C’était pas lui !… Peut-être qu’il était plus tondu ?… Je veux dire que la couenne comme en ce temps-là… Peut-être qu’il l’avait plus sa tante !… Il devait sûrement être quelque part en train de courir après sa croûte !… sa réjouissance… Peut-être que je le reverrais plus jamais… qu’il était parti tout entier… qu’il était entré corps et âme dans les histoires qu’on raconte… Ah ! c’est bien terrible quand même… on a beau être jeune quand on s’aperçoit pour le premier coup… comme on perd des gens sur la route… des potes qu’on reverra plus… plus jamais… qu’ils ont disparu comme des songes… que c’est terminé… évanoui… qu’on s’en ira soi-même se perdre aussi… un jour très loin encore… mais forcément… dans tout l’atroce torrent des choses, des gens… des jours… des formes qui passent… qui s’arrêtent jamais… Tous les connards, les pilons, tous les curieux, toute la frimande qui déambule sous les arcades, avec leurs lorgnons, leurs riflards et les petits clebs à la corde… Tout ça, on les reverra plus… Ils passent déjà… Ils sont en rêve avec des autres… ils sont en cheville… ils vont finir… C’est triste vraiment… C’est infâme !… les innocents qui défilent le long des vitrines… Il me montait une envie farouche… j’en tremblais moi de panique d’aller sauter dessus finalement… de me mettre là devant… qu’ils restent pile… Que je les accroche au costard… une idée de con… qu’ils s’arrêtent… qu’ils bougent plus du tout !… Là, qu’ils se fixent !… une bonne fois pour toutes !… Qu’on les voye plus s’en aller.