Quand je rentrais de ma représentation, je me tapais encore quelques courses, des commissions pour l’atelier. Chez un façonnier, chez un autre. Au « Comptoir » chercher des écrins. Tout ça c’était dans la même rue.
Le petit Robert, l’apprenti, il était bien mieux occupé à rabattre des petits sertis, à profiler des « à jour » ou même à balayer la piaule. Ça marchait jamais très fort l’harmonie chez les Gorloge. Ils s’engueulaient à pleins tuyaux et encore plus fort que chez nous. Surtout entre Antoine et le patron ça flambait continuellement. Y avait plus du tout de respect, surtout vers le samedi soir, au moment qu’ils réglaient les comptes. Jamais Antoine était content… Que ça soye aux pièces, à l’heure, « en gros », à n’importe quel système, il râlait toujours. Pourtant, il était son maître, on n’avait pas d’autres ouvriers. « Votre sale turne, vous pouvez vous la foutre au cul ! Je vous l’ai déjà dit au moins mille fois… »
Voilà comment qu’ils se causaient. L’autre, il faisait une drôle de mine. Il se la grattait alors la barbe… Il grignotait les petites écailles, tellement qu’il était ému.
Y a des soirs, Antoine, il devenait quelquefois si furieux à propos des sous, qu’il menaçait de lui balancer son bocal à travers la gueule… Je croyais chaque fois qu’il s’en irait… Et puis pas du tout !… Ça devenait une vraie habitude, comme chez nous à la maison…
Mais Mme Gorloge, elle se frappait pas comme maman… ça l’arrêtait pas de tricoter les esclandres et les rugissements. Mais le petit Robert aussitôt que ça tournait au tragique, il se planquait vite sous l’établi… Perdant rien de la corrida. Sans se faire écorner du tout. Il se faisait une petite tartine…
Quand y avait plus un picotin pour régler Antoine le samedi, on retrouvait quand même au dernier moment au fond d’un tiroir un petit sou pour finir la somme… Un expédient ou un autre. Il restait même une Providence dans le grand placard de la cuisine… La cargaison des camées… Le stock abracadabrant !… C’était notre suprême ressource !… Le trésor des mythologies !… Y avait plus à hésiter.
Dans les semaines de grandes disettes j’allais les fourguer au kilo n’importe où… n’importe qui !… au Village Suisse… au Temple en face… À même le tas, porte Kremlin… Ça faisait toujours dans les cent sous…
Jamais depuis la fin de la ciselure, il était resté plus de trois jours un seul gramme d’or chez Gorloge. Les réparations qu’on glanait, on les rendait vite dans la semaine. Personne n’avait confiance de trop… Trois et quatre fois les samedis je m’appuyais les livraisons de la Place des Vosges, rue Royale, au pas de gymnastique encore ! La peine en ce temps-là on en parlait pas. C’est en somme que beaucoup plus tard qu’on a commencé à se rendre compte que c’était chiant d’être travailleurs. On avait seulement des indices. Vers sept heures du soir, en plein été, il faisait pas frais sur le « Poissonnière », quand je remontais de mes performances. Je me souviens qu’à la Wallace, qu’est sous les arbres à l’Ambigu, on s’en jetait deux ou trois timbales, on faisait même pour ça la queue… On se retapait un petit moment, assis sur les marches du théâtre. Y avait des traînards de partout, qui recherchaient encore leur souffle… C’était un perchoir parfait pour les mégotiers, les « sandwiches », les « barbotins » en faction, les bookmakers à la traîne, les petits placeurs, et les « pilons », les sans-emploi de toute la frime, des quantités, des douzaines… On parlait des difficultés, des petits « paris » qu’on pouvait prendre… des chevaux à « placer » et des nouvelles du vélodrome… On se repassait La Patrie pour les courses et les annonces…
Déjà l’air c’était la « Matchiche », le refrain à la mode… Tout le monde le sifflait en se dandinant autour du kiosque… En attendant pour pisser… Et puis on repiquait dans le carrefour. La poussière où qu’elle est le plus dense c’est après les travaux du Temple… Ils creusaient pour le métro… Ensuite c’était le square de verdure, les impasses, Greneta, Beaubourg… La rue Elzévir, c’est une paye… comme ça vers sept heures ! C’est tout de l’autre côté du quartier.