Ma mère pouvait plus se passer d’elle, malgré ses défauts, ses espiègleries. Elle l’emmenait partout. Le soir on l’accompagnait jusqu’à la Porte de Bicêtre. Elle rentrait chez elle à pied au Kremlin, à côté de l’Asile.
Le dimanche matin, c’est elle qui venait nous chercher pour qu’on parte ensemble au cimetière. Le nôtre c’était le Père-Lachaise, la 43e division. Mon père il y entrait jamais. Il avait horreur des tombeaux. Il dépassait pas le Rond-Point en face la Roquette. Il lisait là son journal, il attendait qu’on redescende.
Le caveau de Grand-mère il était très bien entretenu. Tantôt on vidait les lilas, l’autre fois c’était les jasmins. On ramenait toujours des roses. C’était le seul luxe de la famille. On changeait les vases, on astiquait les carreaux. Dedans, ça faisait comme un guignol avec les statues en couleur et les nappes en vraie dentelle. Ma mère en rajoutait toujours, c’était sa consolation. Elle fignolait l’intérieur.
Pendant qu’on faisait le nettoyage, elle arrêtait pas de sangloter… Caroline était pas loin là-dessous… Je pensais à Asnières toujours… À la façon qu’on s’était décarcassés là-bas pour les locataires. Je la revoyais pour ainsi dire. Ça avait beau être reluisant et relavé tous les dimanches, il montait quand même du fond une drôle de petite odeur… une petite poivrée, subtile, aigrelette, bien insinuante… quand on l’a sentie une fois… on la sent après partout… malgré les fleurs… dans le parfum même… après soi… Ça vous tourne… ça vient du trou… on croit qu’on l’a pas sentie. Et puis la revoilà !… C’est moi qu’allais au bout de l’allée pomper les brocs pour les vases… Une fois qu’on avait fini… je ne disais plus rien… Et puis il me revenait encore un peu sur le cœur le petit relent… On bouclait la lourde… On faisait la prière… On redescendait vers Paris…
Mme Divonne arrêtait plus de bavarder, tout en marchant… De s’être levée de si bonne heure, de s’être dépensée sur les fleurs, d’avoir pleurniché si longtemps, ça lui ouvrait l’appétit… Y avait aussi son diabète… Toujours est-il qu’elle avait faim… Dès qu’on était hors du cimetière, elle voulait qu’on casse la croûte. Elle arrêtait pas d’en causer, ça devenait une vraie obsession. « Tu sais moi Clémence, ce que j’aimerais ? Tiens ! sans être gourmande !… C’est un petit carré de galantine sur un petit pain pas trop rassis… Qu’est-ce que t’en dirais ? »
Ma mère elle répondait rien. Elle était embarrassée. Moi du coup l’idée me montait de tout dégueuler sur place… Je pensais plus à rien qu’à vomir… Je pensais à la galantine… À la tête qu’elle devait avoir là-dessous, maintenant Caroline… à tous les vers, les bien gras… des gros qu’ont des pattes… qui devaient ronger… grouiller dedans… Tout le pourri… des millions dans tout ce pus gonflé, le vent qui pue…
Papa était là… Il a juste eu le temps de me raccrocher après l’arbre… j’ai tout, tout dégueulé dans la grille… Mon père il a fait qu’un bond… Il a pas tout esquivé…
« Ah ! saligaud !… » qu’il a crié… Il avait en plein écopé sur son pantalon… Les gens nous regardaient. Il avait très honte. Il est reparti vite tout seul, de l’autre côté vers la Bastille. Il voulait plus nous connaître. Avec les dames, on est entrés dans un petit bistrot prendre un tilleul pour me remettre. C’était un tout petit café tout juste en face de la Prison.
Plus tard, je suis repassé souvent là. Et j’ai regardé toujours chaque fois. Jamais dedans j’ai vu personne.