La seule fierté de notre boutique, c’était le guéridon du milieu, un Louis XV, le seul vraiment qu’on était sûr. On nous le marchandait fréquemment, on essayait pas trop de le vendre. On aurait pas pu le remplacer.

Les Brétonté, nos clients fameux du Faubourg, ils l’avaient remarqué depuis longtemps… Ils ont demandé qu’on le leur prête, pour meubler une scène de théâtre, une comédie qu’ils donnaient, avec des autres gens du monde, en leur hôtel particulier. En faisaient partie les Pinaise et puis les Courmanche, et les Dorange dont les filles louchaient si fort, et puis encore de nombreux autres, qu’étaient des clients plus ou moins. Les Girondet, les Camadour et les de Lambiste, les parents des ambassadeurs… Le dessus du panier !… Ça se passerait un dimanche tantôt. Mme Brétonté était sûre qu’ils remporteraient un vif succès avec leur théâtre.

Elle est revenue plus de dix fois nous relancer au magasin. On pouvait pas leur refuser, c’était pour une œuvre charitable.

Pour qu’il lui arrive rien à notre guéridon, on l’a transporté nous-mêmes, le matin, sous trois couvertures, dans un fiacre. On est revenu à l’heure juste pour occuper nos trois places, trois tabourets près de la sortie.

Le rideau était pas levé, mais déjà c’était ravissant, toutes les dames en grands atours faisaient mille chichis et flaflas. Elles sentaient bon à défaillir… Ma mère reconnaissait sur elles toutes les beautés de son magasin. Ses boléros, ses fins rabats, ses « Chantilly ». Elle se souvenait même des prix. Elle s’émerveillait des « façons »… Comme c’était seyant ces guipures !… Comme tout ça leur allait donc bien !… Elle était ravie.

Avant de quitter la boutique on m’avait prévenu que si j’émanais des odeurs, je serais viré séance tenante. À fond que je m’étais torché, j’en avais bouché les chiots. Même les pieds que j’avais propres en mes godillots « façon fine »…

Enfin les gens se sont installés. On a ordonné du silence. Le rideau s’est replié sur lui-même… Notre guéridon est apparu… en plein au milieu de la scène… tout à fait comme dans notre boutique… Ça nous a tous bien rassurés… Un petit coup de piano… et les répliques nous parviennent… Ah ! le joli ton !… Tous les personnages vont, viennent, et se pavanent en pleine lumière… Les voici merveilleux déjà… Ils se disputent… Ils se chamaillent… ils s’élèvent jusqu’à la colère… Mais de plus en plus séduisant… Je suis entièrement charmé… Je voudrais bien qu’ils recommencent. J’ai du mal à tout comprendre… Mais je suis conquis corps et âme… Tout ce qu’ils touchent… Leurs moindres gestes… les mots les plus usagés deviennent des vrais sortilèges… On a applaudi autour de nous, mes parents et moi n’osons pas…

Sur la scène, je reconnais bien Mme Pinaise, elle est divine absolument, je discerne encore ses cuisses, les palpitations des nichons… Elle trempe tout entière dans un peignoir vaporeux… sur un divan de soies profondes… Elle est à bout, elle sanglote… C’est Dorange, notre autre client, qui la fait gémir… Il l’engueule comme du poisson elle sait plus vers qui se tourner… Mais le cruel, il passe derrière, il profite qu’elle pleure sur le bord de notre guéridon, qu’elle a l’âme vraiment fendue, pour lui dérober un baiser… et puis encore mille cajoleries… C’est pas comme chez nous… Alors, elle s’avoue vaincue… elle se renverse gracieusement sur le canapé. Il lui remet ça en pleine bouche… Elle en défaille… Elle expire… C’est du travail !… Lui, remue du croupion…

Le drame je l’ai saisi vraiment… l’ardente politesse… la juteuse profonde mélodie… Tant de visions « à branler »…

Notre guéridon, c’est justice, il fait là joliment bien !… Tous ! Les mains, les coudes, les bides de l’intrigue… Ils sont venus raboter contre… La Pinaise l’empoignait si fort qu’il a craqué à distance, mais le plus dur, ce fut quand le beau Dorange lui-même, dans un instant très tragique, a voulu s’asseoir dessus. Maman son sang ne fit qu’un tour… Heureusement qu’il a rebondi… Presque aussitôt… À l’entracte, elle se tracassait si il allait pas recommencer… Mon père comprenait tout de la pièce… Mais il se sentait trop ému pour nous en parler déjà…

Moi aussi ça me faisait de l’effet. J’ai pas touché aux sirops, ni même aux petits fours qu’étaient offerts alentour par les gens du monde… Ils ont l’habitude eux autres de mélanger la boustifaille avec les émotions magiques… Tout leur est bon les sagouins ! Pourvu qu’ils avalent… Ils peuvent jamais s’interrompre. Ils mangent tout dans la même séance, la rose et la merde qu’est au pied…

On est retourné au spectacle… Le second acte passa comme un rêve… Puis le miracle a fini… On est revenu parmi les gens et les choses bien ordinaires.

Sur nos tabourets, tous les trois, on attendait, on osait pas encore piper… On attendait bien patiemment que la foule s’écoule pour reprendre notre guéridon… Une dame est entrée alors, elle nous a demandé de rester là encore un petit instant… On a bien voulu… On a vu le rideau se relever. On a vu tous les acteurs ceux de tout à l’heure, qu’étaient maintenant tous assis autour de notre table. Ils jouaient aux cartes tous ensemble. Les Pinaise, les Couloumanche, les Brétonté, les Dorange et le vieux banquier Kroing… Ils se faisaient tous vis-à-vis…

Kroing, c’était un petit vieillard drôle, il venait souvent rue Montorgueil chez ma Grand-mère, toujours extrêmement aimable, parfaitement ratatiné, il se parfumait à la violette, il empestait toute la boutique. Il collectionnait qu’une chose, le seul intérêt pour lui, les cordons de sonnette Empire.

La partie du guéridon elle a débuté très aimablement. Ils se donnaient gentiment des cartes et puis ils se sont un peu aigris, ils se sont mis à parler plus sec, plus du tout comme dans le théâtre… C’était plus pour rire qu’ils se causaient. Ils se répliquaient par des chiffres. Les atouts claquaient comme des beignes. Derrière leur père, les filles Dorange louchaient atrocement. Les mères, les épouses, chacune alors bien pour soi, bien crispée, la chaise au mur osaient même plus respirer. Les joueurs changeaient de place au bref commandement. Sur le guéridon, le fric s'entassait. Il s’en accumulait des piles… Le vieux Kroing il labourait la tablette avec les deux mains… Devant les Pinaise, le tas grossissait encore, gonflait davantage… comme une bête… Ils en devenaient écarlates… Les Brétonté c’était le contraire… Ils perdaient leur flouze… Ils étaient tout pâles… Ils avaient plus un sou devant eux… Mon père il blêmissait aussi. Je me demandais ce qu’il allait faire ! Y avait déjà au moins deux heures qu’on attendait que ça finisse. Ils nous avaient oubliés…

C’est les Brétonté, qui se sont redressés tout d’un coup… Ils offraient un nouvel enjeu… leur Château en Normandie ! Ils l’ont proclamé… Sur trois tours de cartes !… Et c’est le petit Kroing qu’a gagné… Il avait pas l’air content… le Brétonté l’homme il s’est relevé à nouveau… Il a murmuré comme ça : « L’Hôtel je le joue !… L’Hôtel où nous sommes !… »

Ma mère fut comme foudroyée… Elle a sauté comme un ressort. Mon père a pas pu la retenir…

Toute clopinante elle a escaladé la scène… La voix encore bien émue elle a dit comme ça aux grands joueurs : « Messieurs, Mesdames, il faut qu’on s’en aille nous avec notre petit garçon… Il devrait déjà être couché… Nous allons reprendre notre table… » Personne n’a fait d’objection. Ils avaient perdu la boussole… Ils fixaient le vide devant eux… On a soulevé notre guéridon… On l’a emporté en coup de vent… On avait peur qu’on nous rappelle…

Arrivés pont Solferino, on s’est arrêtés un peu… On a respiré un moment…

Encore des années plus tard, mon père il racontait les choses… avec des mimiques impayables… Ma mère supportait mal ce récit… Ça lui rappelait trop d’émotions… Il montrait toujours l’emplacement au beau milieu du guéridon, la place bien exacte, d’où nous avions vu nous autres, en quelques minutes, des millions et des millions, et tout l’honneur d’une famille et tous les châteaux s’envoler.

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