Le lendemain, il devait être à peu près midi, on était tous les deux dans le jardin Jonkind et moi-même, on attendait le déjeuner… Il faisait un temps admirable… Voilà un type en bicyclette… Il s’arrête, il sonne à notre grille… C’était encore un télégramme… Je me précipite, c’était de mon père… « Rentre immédiatement, mère inquiète. Auguste. »
Je grimpe dare-dare au premier, je rencontre Nora dans l’étage, je lui passe le papier, elle lit, elle redescend à table, elle nous sert la soupe, on commençait à manger… Vouf ! La voilà qui fond en larmes… Elle chiale, elle se tient plus, elle se lève, elle se sauve, elle s’enfuit dans la cuisine. Je l’entends qui sanglote dans le couloir… ça me déconcerte son attitude ! C’était pas son genre du tout… ça lui arrivait jamais… Je bronche pas quand même… Je reste en place avec l’idiot, je finis de le faire bouffer… C’était le moment de la promenade… J’avais plus envie du tout… Ça m’avait coupé le sifflet, ce triste incident.
Et puis je repensais au Passage, ça me hantait tout d’un coup, toute mon arrivée là-bas… tous les voisins… la recherche du joli condé… C’était fini l’indépendance ! Merde le Silence… Chiotte la vadrouille ! Il faudrait reprendre toute l’enfance, refaire le navet du début ! L’empressé ! Ah ! la sale caille ! la glaireuse horreur !… l’abjecte condition ! Le garçon bien méritant ! Cent mille fois Bonze ! Et Rata-Bonze ! j’en pouvais plus d’évocations !… J’avais la gueule en colombins rien que de me représenter mes parents ! Là, ma mère, sa petite jambe d’échasse, mon père, ses bacchantes et son bacchanal, tous ses trifouillages de conneries…
Le môme Jonkind, il me tirait par la manche. Il comprenait pas ce qui se passait. Il voulait toujours qu’on parte. Je le regardais No trouble. On allait finalement se quitter… Je lui manquerais peut-être dans son monde, ce petit biscornu, tout avaleur, tout cinglé… Comment qu’il me voyait lui, au fond ? Comme un bœuf ? Comme une langouste ?… Il s’était bien habitué à ce que je le promène, avec ses gros yeux de loto, son contentement perpétuel… Il avait une sorte de veine… Il était plutôt affectueux si on se gafait de pas le contrarier… De me voir en train de réfléchir, ça lui plaisait qu’à demi… Je vais regarder un peu par la fenêtre… Le temps que je me retourne, il saute, le loustic, parmi les couverts… Il se calme, il urine ! Il éclabousse dans la soupe ! Il l’a déjà fait ! Je me précipite, je l’arrache, je le fais descendre… Juste au moment la porte s’entrouvre… Merrywin entre… Il avance tout machinal, il bronche pas, il a les traits comme figés… Il marche comme un automate… Il fait d’abord le tour de la table… deux fois, trois fois… Il recommence… Il avait remis sa belle roupane, la noire d’avocat… mais dessous, tout un habillage sportif, des culottes de golf, ses jumelles… un beau bidon tout nickelé, et puis une blouse verte à sa femme… Toujours pareil, en somnambule, il continue sa balade… il franchit le perron par saccades… Il se promène un peu dans le jardin… il tente même d’ouvrir la grille… il hésite… Il revire, il revient vers nous, vers la maison… toujours complètement songeur. Il repasse encore devant Jonkind… Il nous salue majestueux, d’un geste très large… Son bras s’élève et s’abaisse… Il s’incline un peu chaque fois… Il s’adresse à une foule au loin, très loin… Il a bien l’air de répondre à une énorme ovation… Et puis enfin il remonte chez lui… très lentement… dans une dignité parfaite… Je l’entends refermer sa porte…
Jonkind ça lui avait fait peur, ces étranges manières… ce bonhomme articulé… Il tenait plus du tout en place. Il voulait se sauver à toute force, il était pris par la panique. Je lui faisais des claquements de la langue et puis des ho ! ho ! comme ça… tout à fait comme pour un cheval, ça le raisonnait bien d’habitude… Enfin, il a fallu que je cède… On est repartis à travers champs…
Près des baraquements écossais, on a croisé la promenade des gniards du « Hopeful College ». Ils s’en allaient au cricket de l’autre côté de la vallée. Ils emportaient leurs battoirs et les wickets et les arceaux… On a reconnu tous nos « anciens »… Ils nous faisaient des signes d’amitié… Ils avaient grossi, grandi forcément… Ils étaient extrêmement guillerets… Ils avaient l’air content de nous revoir. En requimpettes orange et bleues qu’ils étaient à présent sapés… ça faisait bien vif sur l’horizon leur caravane.
On les a regardés s’éloigner… On est revenus nous, de très bonne heure… Jonkind, il tremblait toujours.