Comme y avait juste dix ans qu’il faisait partie de la Coccinelle, mon père il a eu des vacances, quinze jours et payés…
Qu’on s’en aille comme ça tous les trois c’était pas très raisonnable… C’était des sommes folles… Mais il faisait un été terrible et dans le Passage on en crevait, moi surtout qu’étais le plus livide, qui souffrais de croissance. Je tenais plus en l’air d’anémie. On a été voir le médecin, il m’a trouvé inquiétant… « C’est pas quinze jours ! C’est trois mois qu’il lui faudrait, au grand air !… » Voilà comment il a parlé.
« Votre Passage, qu’il a dit en plus, c’est une véritable cloche infecte… On n’y ferait pas venir des radis ! C’est une pissotière sans issue… Allez-vous-en !… »
Il était si catégorique, que ma mère est rentrée en larmes… Il a fallu qu’on trouve un joint. On voulait pas taper trop fort dans les trois mille francs d’héritage… Ils ont donc alors résolu de tenter encore les marchés : Mers… Onival et surtout Dieppe… Il a fallu que je promette de me tenir tout à fait peinard… de plus bombarder les cadrans… de plus obéir aux voyous… de plus quitter ma mère d’un pouce… J’ai juré tout ce qu’on a voulu… d’être sage et même reconnaissant… qu’en revenant je ferais bien des efforts pour passer mon certificat…
Ainsi rassurés sur mon compte, ils ont dit qu’on pouvait partir. On a fermé le magasin. On irait d’abord à Dieppe, avec ma mère, se rendre compte un mois d’avance… Mme Divonne viendrait regarder de temps à autre s’il se passait rien d’insolite pendant notre absence… Papa il nous rejoindrait plus tard, il ferait la route en bicyclette… Il passerait deux semaines avec nous…
Aussitôt là-bas, nous deux, on s’est débrouillés très vite, on n’a vraiment pas eu trop de mal. On logeait au-dessus d’un café Aux Mésanges. Deux matelas par terre chez une employée des Postes. Le seul ennui c’était l’évier, il sentait pas bon.
Quand il s’est agi de déballer sur la Grand-Place les marchandises, ma mère a pris peur tout d’un coup. Nous avions pris un choix complet de fanfreluches, de broderies et de colifichets extrêmement volages. C’était bien risqué d’établir tout ça en plein air, dans une ville qu’on ne connaissait pas… Réflexion faite, on a préféré relancer nous-mêmes les clientes, c’était bien du mal certainement, mais on risquait moins d’être fauchés… D’un bout à l’autre de l’Esplanade, devant la mer, on s’est tapé le porte à porte… C’était un boulot. Il pesait lourd notre barda. On attendait devant les villas, sur le banc d’en face. Y avait des moments opportuns, c’est quand ils avaient bien bouffé… Fallait entendre leur piano… Les voici qu’ils passent au salon !…
Ma mère alors bondissait, sautillait sur la sonnette… Elle était reçue mal ou bien… Elle arrivait à vendre quand même…
De l’air j’en ai pris beaucoup et de tellement fort, en abondance, que j’en étais saoul. La nuit même ça me réveillait. Je voyais plus que des bites, des culs, des bateaux, des voiles… Le linge sur les cordes à flotter ça me foutait des crampées terribles… Ça gonfle… Ça provoque… tous les pantalons des voisines…
La mer on s’en méfiait d’abord… On passait autant que possible par les petites rues abritées. La tempête ça donne du délire. J’arrêtais plus de me l’agiter.
Dans la chambre à côté de la nôtre, y avait le fils d’un représentant. On faisait tous nos devoirs ensemble. Il me tâtait un peu la berloque, il se branlait encore plus que moi. Il venait là, lui, tous les ans, alors il connaissait bien tous les genres de tous les navires. Il m’a appris tous les détails et leurs gréements et leurs misaines… Les trois-mâts barques… Les carrés… Les trois-mâts goélettes… Je m’intéressais avec passion pendant que maman faisait les villas…
On la connaissait sur la plage autant que le marchand de coco… à force de la voir bourlinguer avec son paquetage… Dedans y avait ses broderies, des « patrons », des ouvrages de dames et même des fers à repasser… Elle aurait vendu des rognons, des peaux de lapins, des cropinettes pour qu’on « étale » les deux mois.
En faisant nos démarches, on se méfiait aussi du port, de passer trop près, à cause des bornes et des cordages, où l’on trébuche très facilement. Y a pas plus traître comme endroit. Si on carambole dans la vase, on est happé, on reste au fond, les crabes vous bouffent, on vous retrouve plus…
Les falaises aussi c’est dangereux. Chaque année des familles entières sont écrabouillées sous les roches. Une imprudence, un faux pas, une réflexion malheureuse… La montagne se renverse sur vous… On se risquait le moins possible, on sortait pas beaucoup des rues. Le soir, tout de suite après la soupe, nous repiquions encore aux sonnettes. On s’en retapait une grande tournée… par un bout et puis par l’autre… Toute l’Avenue du Casino.
J’attendais moi, devant les villas, sur un banc dehors… J’entendais ma mère dedans, qui s’égosillait… Elle se donnait un tabac terrible… Je connaissais tous les arguments… Je connaissais tous les chiens perdus… Ils arrivent, ils reniflent, ils détalent… Je connaissais tous les colporteurs, c’est l’heure où ils rentrent avec leurs carrioles… Ils tirent, ils poussent, ils s’exténuent… Personne les regarde. Alors ils se gênent plus pour râler… Ils en reniflent dans les brancards… Encore un coup jusqu’à l’autre coin… Le Phare écarquille la nuit… L’éclair passe sur le bonhomme… Le rouleau de la grève aspire les cailloux… s’écrase… roule encore… fracasse… revient… crève…