Mon père, son revolver à lui, c’était un modèle d’ordonnance, il le cachait dans sa table de nuit. Il était énorme comme calibre. Il l’avait ramené du service.
Mon père, le drame des Cortilène, ça aurait pu lui fournir des occasions pour des transes et des motifs de pires gueulements. Au contraire ça l’a renfermé. Il ne nous parlait presque plus.
C’est pas les étrons qui manquaient sur notre dallage et devant la porte. Avec tout le monde qui passait y avait tant de glaviots répandus que ça en devenait gluant. Il nettoyait tout. Il pipait même plus. Ça faisait une telle transformation dans ses habitudes que maman s’est mise à le guetter quand il s’enfermait dans la chambre. Il restait là pendant des heures. Il négligeait les livraisons. Il dessinait plus du tout. Elle le regardait par la serrure. Il prenait son pétard en main, il faisait tourner le barillet, on entendait les « cluc ! cluc ! »… Il s’entraînait qu’on aurait dit.
Un jour qu’il est sorti tout seul, il est revenu avec des balles, une boîte entière, il l’a ouverte devant nous, pour qu’on la voye bien. Il a pas dit un seul mot, il l’a posée sur la table à côté des nouilles. Ma mère alors épouvantée horriblement s’est traînée à ses genoux, elle l’a supplié qu’il jette ça aux ordures. Rien n’y faisait. Il était buté. Il lui répondait même pas. Il s’est dégagé brutalement. Il a bu tout seul, un litre entier, de rouge. Il a pas voulu bouffer. Ma mère, comme elle le harcelait, il l’a bousculée dans le placard. Il s’est sauvé dans la cave. Il a refermé la trappe sur lui.
On l’a entendu qui tirait : Peng ! Peng ! Peng !… Il prenait son temps, ça claquait, ça faisait un énorme écho. Il devait taper dans les fûts vides. Ma mère criait après lui, elle s’égosillait dans les fentes…
« Auguste ! Auguste ! Je t’en prie ! Pense au petit. Pense à moi ! Appelle ton père, Ferdinand !…
— Papa ! Papa ! que je hurlais à mon tour… »
Je me demandais qui il allait tuer ? La Méhon ? Grand-mère Caroline ? Les deux comme chez Cortilène ? Il faudrait qu’il les trouve ensemble ?
Peng ! Peng ! Peng !… Il arrêtait pas de tirer… Les voisins sont accourus. Ils croyaient à une hécatombe…
À force, il a plus eu de balles. Il est remonté finalement… Quand il a soulevé la trappe, il était livide comme un mort. On l’a entouré, on l’a soutenu, installé dans le fauteuil Louis XIV, au milieu du magasin. On lui parlait tout doucement. Son revolver fumait encore pendu au poignet.
Mme Méhon en entendant cette mitraille, elle a foiré dans ses jupes… Elle a traversé pour se rendre compte. Alors là au milieu des gens, ma mère lui a crié ce qu’elle pensait. Elle pourtant qu’était pas osée.
« Entrez ! Venez voir ! Regardez Madame ! Dans quel état vous l’avez mis ! Un honnête homme ! Un père de famille ! Vous n’avez donc pas honte ! Ah ! Vous êtes une vilaine femme !… »
La Méhon, elle en menait plus large. Elle est rentrée vite chez elle. Les voisins la regardaient durement. Ils ont réconforté papa. « J’ai ma conscience pour moi ! » qu’il ruminait tout doucement. M. Visios, le marchand de pipes qu’avait servi dans la marine pendant sept ans, il l’a raisonné.
Ma mère a enveloppé l’arme dans des épaisseurs de journaux et puis dans un châle des Indes.
Mon père est monté se coucher. Elle lui a posé des ventouses. Les tremblements l’ont saisi pendant encore au moins deux heures…
« Viens mon petit !… Viens ! » qu’elle m’a dit une fois tout seuls.
Il était tard, on a couru par la rue des Pyramides jusqu’au pont Royal… On a regardé à droite, à gauche si il venait personne. On a jeté le paquet dans la flotte.
On est rentrés encore plus vite. On a raconté à mon père qu’on avait reconduit Caroline.
Le lendemain matin il avait eu des courbatures extrêmement violentes… un mal atroce à se redresser. Encore au moins pendant huit jours, c’est maman qu’a lavé le carrelage.