La pagaye, la confusion des camelotes, c’est encore pire pour la soierie que pour n’importe quel autre tissu. Toutes les largeurs, les métrages, les échantillons, les entamés qui s’éparpillent, s’emberlificotent, se retortillent à l’infini… C’est pas regardable, le soir venu. Y en a des fouillis prodigieux, tout emmêlés comme des buissons.
Toute la journée, les « coursières », les petites râleuses de la couture, elles viennent glousser dans les comptoirs. Elles trifouillent, ramènent, éclaboussent. Tout un délire en chichis. Ça serpente sous les tabourets…
Après sept heures, pour rembobiner, c’est un monde ! Y en a trop qui foutent le bordel. On étouffe dans la fanfreluche. C’est une orgie « dépareillée ». Des mille et des mille couleurs… Moires, satins, tulles… Où qu’elles s’amènent les crécelles pour chipoter la camelote, c’est plus qu’un massacre. Y a plus un carton disponible. Tous les numéros sont en bombe. On se fait agonir… Redouble !…
Par tous les fumiers du rayon ! Les commis gras à cheveux lisses ou à toupet comme le Mayol.
C’est aux roupiots le repliage. Ils sont bons pour la « bobinette ». L’épinglage au « pieu » des rubans. Le retournement des « comètes ». Tous les taupins à l’entame, le macramé, le velours bergame… La danse des taffetas, les changeants… Tout le bouillon, l’avalanche flasque des « invendus » c’est pour leur gueule. À peine que c’était remis d’équerre d’autres carambouilleuses radinaient… revenaient encore tout déglinguer !… Refoutre en l’air tout notre boulot…
Leurs mines, leurs salades, leurs mutineries dégueulasses leurs « balandars » à la main, toujours à la pêche d’un autre coloris, celui qu’on n’a pas…
En plus, moi j’avais un train-train, une consigne assez épuisante… je devais me taper la navette dans les « Réserves ». Environ cinquante fois par jour. Elles étaient placées au septième. Je me colletinais tous les cartons. Des pleines charges de pièces en rebut, bardas en vrac, ou détritus. Tous les rendus c’était pour moi. Les « marquisettes », les grands métrages, toutes les modes d’une saison jolie je les ai transportées sept étages. Un condé vraiment salement tarte. Assez pour crever un baudet. Mon col à « papillon » dans l’exercice et l’effort, il me godaillait jusqu’aux oreilles. Pourtant on le faisait empeser à double amidon.
M. Lavelongue, il m’a traité fort durement et de mauvaise foi. Dès qu’il arrivait une cliente, il me faisait signe que je me barre. Je devais jamais rester autour. J’étais pas montrable… Forcément à cause des poussières si épaisses dans les réserves et de l’abondante transpiration, j’étais barbouillé jusqu’aux tiffes. Mais à peine que j’étais sorti qu’il recommençait à m’agonir, parce que j’avais disparu. Y avait pas moyen de l’obéir…
Les autres merdeux des rayons, ça les faisait marrer la manière que je bagottais, la vitesse que j’atteignais pour passer d’un étage à l’autre. Lavelongue, il voulait pas que je pause :
« C’est la jeunesse, c’est le sport !… » Voilà comment il m’arrangeait. À peine que j’étais descendu qu’on me refilait un autre paquesson !… Vas-y poupette ! Je te connais bien !
On portait pas de blouse à l’époque dans les magasins du Sentier, c’était pas convenable. Avec des boulots semblables, on lui a vite vu la trame à mon beau veston.
« Tu vas user plus que tu ne gagnes ! » que s’inquiétait déjà maman. C’était pas bien difficile puisque je touchais rien du tout. C’est vrai que dans certains métiers les roupiots payaient pour apprendre. En somme, j’étais favorisé… C’était pas le moment que je ramène. « L’écureuil » qu’ils m’intitulaient les collègues tellement que j’y mettais de l’ardeur à grimper dans les réserves. Seulement n’empêche que Lavelongue il m’avait toujours à la caille. Il pouvait pas me pardonner d’être entré par M. Berlope. Rien que de me voir ça lui faisait du mal. Il pouvait pas sentir ma tronche. Il voulait me décourager.
Il a encore trouvé à redire à propos de mes grolles, que je faisais avec trop de bruit dans les escaliers. Je talonnais un peu c’est exact, le bout me faisait un mal terrible surtout arrivé sur le soir, ils devenaient comme des vrais tisons.
« Ferdinand ! qu’il m’interpellait, vous êtes assommant ! vous faites ici, à vous tout seul, plus de raffut qu’une ligne d’omnibus ! »… Il exagérait.
Mon veston cédait de partout, j’étais un gouffre pour les complets. Il a fallu m’en faire un autre, dans un ancien à l’oncle Édouard. Mon père il décolérait plus, d’autant qu’il avait des ennuis et de plus en plus lancinants avec son bureau. Pendant ses vacances, les autres salopards, les rédacteurs, ils en avaient profité. Ils l’avaient calomnié beaucoup…
M. Lempreinte son supérieur, il croyait tout ça mot pour mot. Il avait lui des crises gastriques. Quand il avait vraiment très mal, il voyait des tigres au plafond… Ça arrangeait pas les affaires.