Homme

J’ai connu un homme qui tutoyait les coquelicots, les pivoines, les orchidées, les amaryllis, les tulipes, les iris, les hortensias, les rhododendrons et beaucoup d’autres fleurs, mais qui, intimidé, disait vous aux roses.

J’ai connu un homme qui avait ramassé la chapka de Blaise Cendrars, tombée du Transsibérien peu après Iekaterinbourg.

J’ai connu un homme pieux qui confiait sa correspondance à une boîte aux lettres du Vatican, le cachet de la poste faisant foi.

J’ai connu un peintre qui ne peignait que des soldats et des batailles, et qui mourut d’une balle perdue.

J’ai connu un homme qui récitait à la belle truite arc-en-ciel qu’il venait de pêcher dans un gave des Pyrénées le début de l’Oraison funèbre d’Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans, écrite et prononcée par Bossuet.

J’ai connu un homme qui murmurait à l’oreille des pur-sang des récits de courses gagnées d’un museau à Trébizonde et à Santiago del Estero.

J’ai connu un homme qui, à ses huit enfants réunis, un jour a dit : « Je sais que l’un de vous n’est pas de moi. J’attends qu’il se dénonce ! »

J’ai connu un homme qui écoutait sur un iPhone le bruit de l’océan qu’il avait entendu pendant toute son enfance, l’oreille collée à un gros coquillage.

J’ai connu un homme qui prétendait être la réincarnation de Moïse et qui s’est noyé dans la mer Rouge.

J’ai connu un homme qui considérait que, comme un cépage, il devait choisir le sol le mieux adapté à sa nature, et avait construit sa maison sur un terroir marno-calcaro-gréseux d’Alsace.

J’ai connu un homme qui, ceint d’une écharpe verte, lisait Proust dans une tribune du stade Geoffroy-Guichard, à la mi-temps du match légendaire Saint-Étienne-Kiev.

J’ai connu un homme, écrivain célèbre, qui, plus de vingt ans avant de mourir, avait choisi ce qui serait son dernier mot et qui, au moment fatal, dit : « Je ne m’en souviens plus. » Ses proches et ses lecteurs s’attendaient à mieux.

J’ai connu un homme qui, dès les premières nuits du mois d’août, perché tout en haut du massif de l’Aigoual, tapait dans ses mains pour donner le signal de départ aux étoiles filantes (en hommage à Alphonse Allais).

J’ai connu un homme qui disait d’une femme qu’il avait aimée : « Elle m’a manqué », allusion à la balle de revolver qui l’avait raté.

J’ai connu un homme qui, donnant son sang chaque mois, fut récompensé de sa générosité et de son civisme par des médailles, mais qui, à la moindre égratignure, à la plus légère coupure, regardait, effaré, se perdre quelques gouttes d’un Trésor national.

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