Mots

J’ai toujours considéré les mots comme des êtres vivants. C’étaient à mes yeux d’enfant de minuscules et foisonnantes créatures qui sortaient de partout : du poste de radio, du journal, des livres, des lettres, de la bouche de ma mère, de celle de l’instituteur, du curé, de mes camarades, enfin de la mienne. Leur disponibilité, leur docilité me procuraient une confiance, parfois un aplomb qui n’étaient pas dans ma nature. Je les ai utilisés pour confectionner de gros mensonges. C’était très rigolo d’assembler des mots qui disaient des choses qui n’existaient pas, mais qui pour les autres se mettaient à exister. Et elles existaient si bien que ce n’était plus pour moi un mensonge mais la vérité. De sorte que, lorsque mon bobard était découvert, les premiers mots qui jaillissaient de ma bouche constituaient une réelle protestation de bonne foi. Ensuite, les mots d’aveu et de repentir rencontraient bien des obstacles pour être distinctement prononcés.

J’ai découvert très tôt que, sur la langue ou sous la plume, les mots n’arrivent pas à la même vitesse. Certains bondissent comme des lutins, des diables, d’autres se traînent comme des clampins. Il y en a qui sont toujours volontaires pour sortir de la bouche, du stylo ou du dictionnaire, il en est d’autres qui se cachent à l’arrière du palais, dans la réserve d’encre ou entre deux substantifs courants ou familiers du dico.

Aujourd’hui encore il m’arrive de regretter de n’avoir pas su retenir un mot qui a joué des coudes pour être le premier, et de n’avoir pas été assez habile pour en utiliser un autre, modeste, tranquille comme Baptiste, planqué, qui était le mot juste.

Enfant, et même adolescent, je croyais à une hiérarchie des mots, les plus longs étant les plus importants. Plus ils comptaient de lettres, plus ils étaient riches. Si j’avais connu son existence, anticonstitutionnellement eût suscité ma vénération. Extraordinaire était pour moi un mot extraordinaire. Nabuchodonosor fut le plus grand des rois, le Kilimandjaro est la plus haute des montagnes. Exceptionnellement était un mot exceptionnel. Je truffais mes rédactions d’adverbes en — ment : affectueusement, généreusement, charitablement, perpétuellement, mathématiquement… On ne disait pas encore : « Ça en jette ! » À mes yeux, ça en jetait ! Cela impressionnait-il mes professeurs ? Non. Vraisemblablement.

J’étais quand même perturbé par la brièveté des mots vie, mort, riche, fort, vent, terre, jour, nuit, siècle, etc. Et, surtout, Dieu. Qu’est-ce qu’il lui a pris, à l’Éternel, de se nommer court, condensé, rabougri, modeste ? Pourquoi ne s’est-il pas attribué la plus longue des dénominations, le plus majestueux des patronymes ? Comment expliquer la contradiction entre l’immensité de son œuvre et la brièveté de son état civil ? Il y avait là une divine et secrète astuce à laquelle je n’entendais rien. Je ne comprenais pas davantage la transsubstantiation. Au moins le mot est long et compliqué ! Impossible de l’écrire sans faute. Il désigne un miracle et son écriture est accordée à son mystérieux contenu. Il m’en bouchait un coin.

Enfin, dans mes jeunes années, sous l’influence de La Fontaine, mon écrivain chouchou, je classais les mots selon des catégories animalières. Il y avait les mots-oiseaux : plumes, bec, ailes, arbre, branche, nid, ciel, cri, chant, voyage, migration, etc., et les mots-poissons : eaux, ruisseau, rivière, étang, Dombes, Saône, écailles, ouïes, banc, pêche, barque, ligne, bouchon, hameçon, ver de terre, asticot, filochon, friture, etc. Les truites avaient des mots qui n’appartenaient pas aux carpes, et inversement. Il y avait des mots-lapins qui étaient différents des mots-lièvres. En dehors du pré et de l’écurie, les mots-chevaux ne broutaient pas avec les mots-vaches.

Mais tous ces mots étaient bien ordinaires, et peu stimulants pour des rêves juvéniles, comparés aux mots nés et grandis dans la steppe et la jungle. Les rugissements des mots-lions, le pas lourd des mots-éléphants, la meute affamée des mots-loups, les grimaces et facéties des mots-singes, le brun et le blanc des mots-ours, les sauts à pieds joints des mots-kangourous, les dents féroces des mots-crocodiles…

Tous ces mots, je m’en souviens, avaient des odeurs de bêtes. Ils sentaient fort. Pourtant, je n’avais vu ces animaux qu’en images. Depuis, quoique je les aie tous plusieurs fois approchés, leurs mots ne sentent plus rien.

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