Admiration

Je suis devenu un homme quand j’ai commencé d’admirer.

Aucun professeur n’avait suscité chez moi de l’admiration. Et moins encore de la passion, comme certains en font la confidence quand ils écrivent leurs Mémoires. Le prof dont on suit les cours avec enthousiasme et pour lequel on s’efforce d’accéder à l’excellence, puis d’y demeurer, je n’ai pas connu. Peut-être par un manque de générosité. Ou bien parce que je ne savais pas encore distinguer une parole qui aide à vivre des mots qui aident à passer dans la classe supérieure. Je n’étais pas assez mûr ou sensible pour me laisser envahir par une vibration, un appel d’air ou une lumière un peu fantasque.

Je ne m’admirais pas non plus. Il n’aurait plus manqué que ça ! J’avais des petits moments de fierté — un zéro faute à une dictée, une passe décisive au foot, un tango joliment dansé, un compliment surpris entre deux portes sur la beauté de ma mère —, mais rien qui pouvait me donner à croire que je n’appartenais pas au gros du troupeau de la jeunesse de l’après-guerre. Et pas en tête du troupeau, ni à la queue, non, dans la bousculade de la multitude.

Admirer n’est pas un don inné. Aimer ou détester, adorer ou abhorrer, chérir ou haïr, c’est spontanément naturel. Avec le temps on apprend pourquoi, même si « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». En se creusant un peu la cervelle on arrive quand même à savoir. L’admiration est un sentiment beaucoup plus subtil, à la fois esthétique, intellectuel et moral. Elle est fugace, la joie qu’un adolescent ressent devant une œuvre d’art, un livre ou à l’écoute d’une musique, tandis que l’admiration pour un adulte exige une ferveur durable, une constance de l’esprit et du cœur. Elle doit sans cesse s’alimenter de nouveaux motifs d’étonnement et d’émerveillement. Et grand est le retentissement de la personne admirée sur le comportement du jeune admirateur. Je n’ai rien éprouvé de tel.

Je me rasais depuis longtemps le menton quand j’eus mes premières admirations pour des professeurs. Ils enseignaient au Centre de formation des journalistes. L’un d’eux, Michel Chrestien, traducteur de profession, écrivain d’occasion, érudit de nature, de son vrai nom Silberfeld, avait choisi de s’appeler Chrestien parce que dans Les Secrets de la princesse de Cadignan, un républicain, qui se nommait ainsi, mourait sur une barricade. Peu probable, pensait-il, que deux Michel Chrestien finissent tragiquement. Lecteur impitoyable, il vous fichait 2 sur 20 pour une redondance ou un cliché, et 18 pour une seule phrase qu’il lisait plusieurs fois à haute voix en en savourant la trouvaille de style. Il aimait déconcerter, surprendre, amuser, provoquer, stimuler. La plupart de mes camarades s’agaçaient de ses humeurs, alors que son esprit caustique et paradoxal me ravissait.

Après Michel Chrestien j’ai admiré beaucoup de journalistes, d’écrivains, d’artistes. Il n’est pas exagéré de dire que, à Apostrophes et à Bouillon de culture, j’ai fonctionné à l’admiration, carburant que je pompais dans d’inépuisables gisements de livres. Mais jamais adulateur ou dévot. Je tiens de je ne sais quel aïeul une malice que mon regard ne sait pas cacher et qui indisposait parfois des enseignants et des camarades. Michel Chrestien y a ajouté une certaine bonhomie rieuse et persifleuse.

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