C’était le mariage de la carpe et du lapin, disait la rumeur parisienne. Qui était la carpe ? Qui le lapin ? Jean-Louis Servan-Schreiber ? Ou moi ? Le Monde ayant annoncé en trois lignes mon départ du Figaro, il me téléphona, dès le lendemain, pour me rencontrer et me proposer la création d’une revue mensuelle sur les livres et la lecture. J’animais Ouvrez les guillemets. C’était donc avant que je ne lance Apostrophes. La presse écrite exige de la réflexion, beaucoup de temps. Tenir le premier exemplaire de Lire entre mes mains fut l’une des fiertés de ma vie professionnelle. Nous étions en octobre 1975 et Apostrophes existait déjà depuis dix mois. Cela n’a évidemment pas nui au lancement de la revue, même si je me suis toujours refusé à me servir de mon émission pour, de quelque manière que ce fût, faire la promotion de Lire.
Jean-Louis et moi étions si différents que soit nous ne parviendrions pas à nous supporter et nous courrions au désastre, soit nous étions à ce point complémentaires que l’efficacité et la réussite en seraient le résultat. Les optimistes ont eu raison.
Jean-Louis était précis, réfléchi, méthodique, très organisé, économe de son temps, sûr de lui, parfois pète-sec, et d’un calme si maîtrisé qu’il pouvait faire perdre le sien à son interlocuteur. Comme les bons joueurs d’échecs, il avait toujours deux ou trois coups d’avance — ce qui ne signifie pas que tous ses coups étaient gagnants. Le directeur de L’Expansion était un athlète complet de la presse : rédaction, publicité, imprimerie, fabrication, promotion, marketing, vente, gestion. Quant à moi, mon savoir-faire se limitait à la rédaction. Il aurait pu inventer et lancer Lire avec un autre journaliste spécialisé dans les livres. Sans lui, j’aurais été incapable de mener à bien un projet aussi aventureux.
C’était justement le risque, financier pour JLSS, pour moi d’image, qui m’attirait. Comment refuser de se colleter aux périls du lancement d’un nouveau titre de la presse écrite ? À la plupart des journalistes cette occasion n’est jamais offerte. Me dérober eût été une preuve de frilosité.
L’autre raison qui me poussait à accepter la proposition de Jean-Louis Servan-Schreiber était sa personnalité, pour moi étrange. À trente-neuf ans, je n’avais encore jamais rencontré un vrai manager, de deux ans mon cadet. Avec son ambition, son strict mode de vie, sa rigueur, ses certitudes, ses principes, ses codes, sa volonté permanente tournée vers la réussite. Le frère de Jean-Jacques ! Un membre éminent de la famille Servan-Schreiber ! Moi, avec ma bonne humeur, mon épicurisme, mon désordre pas toujours domestiqué, mes doutes, mes fantaisies, mes rêveries, je devais apparaître à ses yeux comme un personnage aussi singulier qu’il l’était aux miens. Mais il appréciait mon sérieux et mon application au travail. L’un et l’autre étions efficaces. Et ce qui emporta mon adhésion à sa personne, c’était que, contrairement à sa réputation, il savait rire et faire rire. On ne se tapait pas sur le ventre, oh ! là, non, mais l’on pouvait avoir ensemble, de temps en temps, des moments de gaieté. De ce point de vue, il ne ressemblait pas à JJSS qui, lorsque j’arrivai, un samedi matin, chez lui, pour l’interviewer, me dit : « Évitez de me poser des questions qui demandent de l’humour. Je n’en ai aucun. »
J’ai dirigé pendant dix-huit ans la rédaction de Lire, Pierre Boncenne en ayant été, sauf au tout début et à la fin de mon règne, l’incomparable rédacteur en chef. Puis Pierre Assouline m’a succédé. C’est ensuite François Busnel qui a pris le relais. Ils ont l’un et l’autre fait évoluer la formule de Lire et marqué la revue de leur personnalité. La revue existe avec succès depuis trente-cinq ans. Elle a été vendue par Jean-Louis Servan-Schreiber au groupe Express en 1983.
J’éprouve une indéfectible admiration et amitié pour Gaëtan Burrus, François Dufour et Jérôme Saltet qui ont eu l’audace de lancer — avec succès — trois journaux pour les enfants et les adolescents : Le petit quotidien, Mon quotidien, L’actu.